ABONDANCE FRUGALE ET SOLIDAIRE*

 

 

Extrait dulivre Ç 3 cultures du dŽveloppement humain : rŽsistance, rŽgulation,utopie È de Jean-Baptiste de Foucauld, chapitre5, p.126 ˆ 141.

 

 

 

 

 

 

LĠabondance frugale, Žthique du dŽveloppementdurable

Les deux notions dĠabondance et de frugalitŽconvergent nŽcessairement lĠune vers lĠautre ; elles sĠappellent et secompltent. Cette coopŽration ne dŽbouche pas sur un modle, sur un systmetout fait. CĠest une coexistence qui doit tre dŽclinŽe ˆ tous les niveaux, avecdes objectifs diffŽrents, selon des modalitŽs variables : au niveaumondial, avec lĠobjectif dĠŽgaliser les niveaux de dŽveloppement tout enassurant la survie de la plante ; au niveau europŽen, puisque lĠEuropedoit inventer son mode de dŽveloppement durable, en protŽgeant sonenvironnement, son patrimoine, son sens de lĠesthŽtique et de lĠŽquilibre, sondŽsir dĠŽgalitŽ et de cohŽsion sociale ; au niveau de chaque pays ;au niveau des diffŽrentes collectivitŽs locales, et enfin au niveau des familleset des individus.

 

CĠest mme par cela quĠil faudrait commencer. Endistinguant, parmi les besoins, ce qui est vital, ce qui est nŽcessaire,ce qui est essentiel, et ce quiest superflu. Ce qui est vitalpour survivre (manger, se vtir, se loger, se soigner) est ˆ peu prs commun ˆchacun, et lĠon sait quĠil nĠest pas assurŽ ˆ tous, ˆ ceux notamment qui nĠontpas 1 dollar par jour pour vivre, ou chez nous ˆ ceux qui, pour cause dech™mage ou dĠinsuffisante rŽmunŽration, rognent sur leur nourriture ou leursantŽ pour joindre les deux bouts. Le nŽcessaire dŽpend davantage desconditions de temps et de lieux, du niveau de dŽveloppement atteint, du climat,des droits fondamentaux devant tre assurŽs ˆ chacun, du Ç panier Ède biens et services que chacun doit en principe pouvoir se procurer gr‰ce ausalaire minimum ; il fait lĠobjet dĠune sorte de description socialeobjective, plus ou moins explicite. Ce nŽcessaire ne recouvre que partiellementlĠessentiel : en effet, ce qui est jugŽ socialement nŽcessairenĠest pas essentiel pour chacun et, en revanche, la plupart dĠentre nous ontdes besoins essentiels, extrmement variŽs, et qui nĠentrent pas dans ladŽfinition usuelle du nŽcessaire ; ce quelque chose de plus qui donne selet sens ˆ la vie ; une habitude, un luxe, une esthŽtique, unenvironnement, tel ou tel bien ou objet, ou un simple besoin de compensationdue ˆ une tension. La vraie forme de lĠabondance serait que chacun puisseaccŽder ˆ ce qui, pour lui, est essentiel. Cela nĠa rien ˆ voir avec le superflu,et qui peut se dŽfinir, comme ce qui nĠest ni nŽcessaire, ni essentiel, voirecomme tout ce qui nĠest pas essentiel et auquel on assimile, trop souvent, et ˆtort, lĠabondance..

 

Par rapport ˆ cette classification, comment oprela sociŽtŽ moderne ? Elle sĠefforce dĠassurer un Žgal accs de chacun aunŽcessaire par la redistribution sociale. Et pour le reste, elle stimule lesuperflu, sans sĠintŽresser ˆ lĠessentiel, signifiant implicitement queÇ qui peut le plus peut le moins È et que, si lĠon accumule du superflu,lĠessentiel y trouvera son compte. Or, prŽcisŽment, rien nĠest moins sžr. Lacourse au superflu peut faire oublier lĠessentiel puis en priver, et rendremoins facile la distribution du nŽcessaire, voire mme du vital. Les conditionsde la croissance, les ressorts profonds sur lesquels elle repose affectentnŽcessairement son contenu.

 

Au niveau individuel, lĠŽthique de lĠabondancefrugale invitera donc chacun ˆ dŽfinir ce qui lui est vraiment essentiel, puisˆ sĠefforcer de lĠobtenir, tout en contr™lant et ma”trisant le superflu. LafrugalitŽ est ici la condition de la solidaritŽ : le superflu doit tremobilisable pour autrui ou pour lĠenvironnement et donc doit tre mis enrŽserve ou redistribuŽ, sous une forme ou sous une autre, sur une base volontaireou non. A chacun de trouver sa dŽfinition de lĠessentiel, qui peut tre plus oumoins exigeante, plus ou moins Žpicurienne. A chacun de mettre fin ˆ cettecourse indŽterminŽe et indiscriminŽe ˆ la consommation, ˆ la richesse et ˆlĠargent. A chacun de dŽterminer lĠŽquilibre entre abondance et frugalitŽ entreŽpanouissement personnel et solidaritŽ sociale, entre temps de travail et tempslibre, entre consommation et Žpargne, entre augmentation de patrimoine etredistribution volontaire, entre redistribution en temps ou en argent.LĠimportant est de sortir de lĠindiffŽrence, et de lĠautomaticitŽ, de la nonhiŽrarchisation des dŽsirs, tous placŽs sur le mme plan et devant tous tre ˆterme identiquement satisfaits. CĠest ˆ la conscience bien informŽe de chacundĠorienter sa production, sa consommation, son Žpargne et la redistribution.

 

CĠest lˆ, dira-t-on, une vision Žlitiste, unevision de riche : parler de ma”trise et de redistribution du superflu,alors que, dans les pays riches, beaucoup ne disposent pas du minimum vital,beaucoup vivent au-dessous du nŽcessaire, et plus encore de ce qui leur seraitessentiel, [1] cĠest avoirune vision fausse de la rŽalitŽ. Acceptons lĠargument, mais pour pousser plusloin le raisonnement. LĠŽthique de la lĠabondance frugale nĠest pas une Žthiquede la lŽgitimation de la privation, mais un appel ˆ une sagesse Žconomiqueainsi quĠˆ une nouvelle solidaritŽ, inter et intragŽnŽrationnelle. LĠargument adŽjˆ ŽtŽ utilisŽ, ˆ tort, contre le temps choisi, assimilŽ ˆ un Ç luxe de riche È :or, ce ne sont pas les cadres supŽrieurs qui le pratiquent (ce qui est dommage,car cela aurait des effets redistributifs), mais plut™t les cadres moyens dansles familles o il y a deux salaires ; dans le mme temps on a imposŽ letemps partiel aux personnes peu qualifiŽes (CES, caissires), et on a laissŽ enjachre une forte demande de temps partiel choisi qui ne peut ou nĠosesĠexprimer. Contrairement aux hollandais, et ˆ quelques exceptions prs (EDF,certaines banques), on a tout faux en France sur le sujet. Mais cĠest fautedĠavoir une conception juste de lĠabondance frugale.

 

En effet, dans ce couple, cĠest bien le motabondance qui est premier et qui a prŽsŽance.

 

Ce qui veut dire que lĠŽthique de lĠabondancefrugale incite en premier lieu ˆ lutter contre toutes les formes de privationqui handicapent la personne et lĠempchent dĠtre elle-mme, ˆ commencer par lapauvretŽ matŽrielle. Cela renvoie prioritairement ˆ lĠeffort individuel(initiative, formation, promotion) et ˆ lĠorganisation collective de lapromotion sociale ainsi quĠˆ la juste rŽpartition des fruits de la croissanceet ˆ la rŽduction des inŽgalitŽs. Est-ce ˆ dire pour autant que le principe defrugalitŽ ne sĠapplique pas aux personnes pauvres, puisquĠelles y seraient, parforce et malgrŽ elles, dŽjˆ soumises ? Ce nĠest pas si simple. On constatetout dĠabord que les personnes en difficultŽ Žprouvent de violents besoins decompensation qui se traduisent souvent par des actes ou des dŽpensesirrŽflŽchies. La question, ici, nĠest pas de les juger, mais de savoir sĠilssont nŽcessaires ou essentiels, ce que seuls les intŽressŽs peuvent Žvaluer. Onconstate ainsi, en France notamment, une explosion de la procŽdure desurendettement des mŽnages : si dans beaucoup de cas il sĠagit dĠunsurendettement de survie, il y en a aussi de nombreuses situations o unprincipe de modŽration prŽventif –tant dĠailleurs pour les prteurs partrop intŽressŽs, que pour les emprunteurs- ežt ŽvitŽ de sŽrieux ennuisultŽrieurs.

 

Il nĠy a donc pas de raison pour que lecontre-principe de frugalitŽ inclus dans lĠabondance ne sont pas gŽnŽral. Maispour que cette gŽnŽralisation soit lŽgitime, il faut que le devoir defrugalitŽ, la conscience du superflu, lĠoption pour lĠessentiel, croissent avecle niveau dĠabondance, quĠil lui soit proportionnel ou mme progressif. Fautede quoi, Žvidemment, on sombre dans lĠhypocrisie ou le paternalisme. Commentdoit donc se dŽcliner cette sobriŽtŽ pour les classes moyennes ou pour lesgroupes plus favorisŽs, pour les 10 % de mŽnages qui bŽnŽficient des plus hautsrevenus notamment ? SĠagit-il de gagner moins dĠargent, de travaillermoins, de consommer moins, dĠaccumuler moins, de redistribuer volontairementplus ? Lˆ encore, ˆ chacun de voir, de considŽrer ce qui lui est essentiel,ce quĠil doit ˆ autrui, ˆ son environnement, ce qui est possible, et ce qui nelĠest pas. LĠabondance frugale sĠidentifie ici ˆ lĠŽthique de laresponsabilitŽ. Elle nĠa pas de modle prŽdŽfini. Elle est compatible aveclĠŽconomie de marchŽ, elle la requiert mme ,mais celle-ci ne peut rien dire deson contenu. Elle co•ncide avec nombre de nos pratiques empiriques, tant il estvrai que nos comportements Žconomiques sont marquŽs par le choc incessant desdŽsirs et des contraintes, et que nous gŽrons tous, que nous le voulions ounon, que nous le sachions ou non, des Žquilibres dĠabondance frugale ou plut™tde frugale abondance. Mais souvent en bricolant, avec un niveau de conscienceinsuffisant, et en cherchant plus ˆ surmonter les contraintes quĠˆ validerŽthiquement nos dŽsirs, puisque ceux-ci font lĠobjet dĠune stimulation sanslimite.

 

CĠest quĠil ne nous est pas apparu clairement quelĠabondance frugale forme un tout. CĠest une double nŽcessitŽ croisŽe dont ilconvient de prendre conscience.

 

Abondance frugale : les deux termes sontcontradictoires, mais c'est leur conjonction qui est intŽressante. L'abondancefrugale est un oxymoron, cette figure de style qui provoque un effet poŽtiqueen organisant un choc de contrastes, choc qui fait lien parce qu'il reprŽsenteun aspect de la rŽalitŽ que notre esprit, qui divise pour possŽder, n'avait pasbien apprŽhendŽ, telle "l'obscure clartŽ qui tombe des Žtoiles".AppliquŽ au domaine qui nous occupe, lĠabondance frugale valide la notiond'abondance, qui est le but logique de l'Žconomie, puisque celle-ci vise ˆaffranchir l'homme de la raretŽ, mais tout en prŽcisant immŽdiatement qu'il nes'agit pas de n'importe quelle abondance, qu'elle n'est pas elle-mmeaffranchie de rgles ou de freins, qu'elle doit tre disciplinŽe, ma”trisŽe,humanisŽe, faute de quoi c'est une abondance fallacieuse qui se trahitelle-mme. Que dit le concept d'abondance frugale en effet ? Que lˆ orgne la misre, la pauvretŽ, sous toutes ses formes (matŽrielles,relationnelles, spirituelles, redisons-le), il faut mettre de l'abondance. Quelˆ ou rgne une apparente abondance, lˆ o il y a de la richesse, il y a unrisque permanent d'excs, de trop plein, de dŽviation, et qu'il faut compenserce risque par de la mesure, par de la sobriŽtŽ, par de l'autolimitation, par dela redistribution et du don, qu'il soit public et obligŽ, ou privŽ et libre.

 

 

Dans un tel contexte la problŽmatique de l'individucherchant ˆ se constituer en tant que sujet, et ˆ mener une vie bonne peut serŽsumer comme suit : prendre conscience des diffŽrentes pauvretŽs qui lehandicapent et l'empchent d'tre lui-mme, et s'organiser pour y remŽdier enprocŽdant aux efforts nŽcessaires, d'une part ; dŽtecter les richesses diversesqui crŽent une accoutumance, une dŽpendance et de ce fait l'emprisonnement, ets'efforcer ensuite de s'en libŽrer, dĠautre part. La richesse recherchŽemŽcaniquement selon la logique du toujours plus ne peut tre assimilŽe ˆl'abondance, car cette richesse crŽe des pauvretŽs inconscientes ou invisibles.La conversion de la richesse en abondance implique une certaine frugalitŽ.Inversement, la frugalitŽ ne doit pas tre imposŽe mŽcaniquement etindistinctement ˆ tout le monde, car chacun a droit ˆ sa forme particulire deluxe, voire d'excs, qui lui est essentielle ; la raison de la lutte contre lamisre est Žvidemment, et d'abord, qu'elle est inhumaine et doit tre refusŽecomme telle, ainsi que nous l'a enseignŽ, ˆ sa faon, Joseph Wrezinski ; maisla lutte contre la pauvretŽ a aussi pour but de donner ˆ chacun la possibilitŽd'accŽder ˆ sa part de rve, ne serait-ce que pour en tester la soliditŽ etmieux mesurer ensuite, ce qui est essentiel pour lui. La qute de l'essentielest fondamentale, car l'essentiel est par essence spirituel. C'est de lˆ qu'ilfaut partir, en Žconomie comme ailleurs. Le droit ˆ l'abondance n'est pas undroit ˆ toutes les abondances, ˆ tous les luxes. L'abondance totale pour tousest une dŽmagogie dans un monde o la raretŽ domine. Cette dŽmagogie lŽgitimele fait que les uns ont droit ˆ tous les plaisirs alors que les autres sontprivŽs de l'essentiel. Le concept mesurŽ d'abondance frugale est ce qui permetde rŽpartir Žgalement (pour tous) et Žquitablement (en respectant lesdiffŽrences de chacun) la relative abondance existante. Il importe donc derevenir aux besoins essentiels, matŽriels, relationnels et spirituels, etmettre de l'abondance lˆ o il y a pauvretŽ, et de la frugalitŽ lˆ o il y afallacieuse richesse. Lutter contre les pauvretŽs dues ˆ l'insuffisance detravail, au travail inintŽressant, au travail mal rŽmunŽrŽ, au travail tropaccaparant, au manque de temps pour soi ou les autres, ou encore ˆl'insuffisance de consommation, d'Žpargne ou de patrimoine. Lutterparalllement contre un excs d'investissement dans le travail qui coupe desautres et de soi, contre une motivation trop liŽe au pouvoir ou ˆ l'argent quidŽtourne le travail de ses finalitŽs, contre une crispation excessive surl'avoir aux dŽpens de l'tre, aussi bien que contre tous les vŽcus du tempstrop vides ou trop morts, sans relation ni profondeur. A chacun de faire lebilan, ˆ chacun de voir ce qu'il en est, ce qu'il doit faire.

 

Tout cela dira-t-on, relve de la morale privŽe,non de lĠŽthique collective. Grave et double erreur de perspective.

 

En effet, la sŽparation croissante entre moraleprivŽe et morale publique risque, ˆ terme, de miner en profondeur ladŽmocratie. Elle conduit ˆ fixer, par la dŽlibŽration, et ˆ bon compte, desnormes collectives exigeantes, sans que chacun se sente pour autant redevable,ˆ son niveau, de leur mise en pratique. A la collectivitŽ reprŽsentŽe parlĠEtat, la vertu ! A chacun de nous, la libertŽ ! La pensŽe borgnedevient ici schizophrne. Croit-t-on que lĠon peut lutter en profondeur contrelĠexclusion sans mobiliser toute la sociŽtŽ (comme lĠarticle 1er dela loi sur la prŽvention des exclusions le prescrit), en se reposant sur leseul Etat ? Peut-on, ˆ juste titre, promouvoir le dŽveloppement durablepar la simple Ždiction de normes venues dĠen haut, fussent-ellesdŽmocratiquement ŽlaborŽes ? Le fait est que lĠon a jamais vu autant debouteilles de bire jetŽes partout, nĠimporte comment, au grŽ des chemins etdes routes, dans le moment mme o le recyclage des dŽchets devientprogressivement obligatoire. Morales privŽes et morale collective ne sontcertes pas superposables. Mais elles ne peuvent pas non plus fonctionnerindŽpendamment lĠune de lĠautre. Elles doivent avoir un minimum de lien. Or, lapensŽe politique contemporaine sĠy intŽresse fort peu : le libŽralismeorganise structurellement cette sŽparation en assimilant la morale publique ˆla morale de lĠintŽrt. Il dŽteint sur le socialisme dŽmocratique, marquŽ plusquĠil ne veut le dire par lĠutilitarisme quĠil entend perfectionner plut™t quedŽpasser. PrivŽ par lĠeffondrement du marxisme de la rŽflexion sur les causesstructurelles de lĠaliŽnation, le socialisme dŽmocratique doit approfondir ourenouveler ses sources morales et se doter dĠune anthropologie plus explicite,alternative ˆ celle de lĠintŽrt. Quant aux Žcologistes, ils hŽsitentmanifestement ˆ mettre en avant les conditions morales, ˆ la fois individuelleset collectives, du dŽveloppement durable, hŽsitant souvent entre un discoursradical qui a peu de chances dĠtre entendu et un Žpicurisme babacoolsympathique mais minoritaire. CĠest un des objets de la politique aujourdĠhuide recrŽer du lien entre les vertus publiques et les vertus privŽes.

 

Le concept dĠabondance frugale peut contribuer ˆcette rŽconciliation. Il peut aider ˆ lĠincarner en termes de dŽveloppementhumain durable. Si lĠabondance frugale consiste ˆ Žtablir un filtre permettantde sŽparer lĠessentiel du superflu, avec lĠobjectif de ma”triser voire derŽsorber le superflu, cĠest bien parce que ce dernier constitue un prŽlvementinutile, ou irrationnel sur des biens qui seraient nŽcessaires ˆ autrui, ou surles ressources naturelles non aisŽment reproductibles.

 

En dĠautres termes, le superflu est un prŽlvementindu sur ces Ç besoins des gŽnŽrations actuelles et futures È que ladŽfinition canonique du dŽveloppement durable entend satisfaire. On ne sauraitmieux montrer en quoi lĠabondance frugale est de nature ˆ faciliterlĠintŽriorisation des normes de cohŽsion sociale, de rŽduction des inŽgalitŽsou de durabilitŽ Žcologique. Elle a pour but dĠassurer la participation dechacun ˆ la rŽalisation de ces trois objectifs. Cette intŽriorisation estessentielle. Les normes imposŽes de lĠextŽrieur risquent en permanence soit dene pas tre respectŽes, soit de se traduire par un ralentissement de lĠactivitŽet de lĠeffort. Si elles sont ressenties comme lŽgitimes, elles suscitent aucontraire la crŽativitŽ et lĠefficacitŽ. En ce sens, un projet partagŽdĠabondance frugale est une source de civisme et de reconstitution du capitalsocial. Il favorise une meilleure acceptation des prŽlvements obligatoires. Ilfavorise une rŽduction volontaire des inŽgalitŽs et prŽpare le terrain pour larŽduction collective de celles-ci. Il permet de se rapprocher de lĠŽquilibretant recherchŽ entre ŽgalitŽ et diversitŽ.

 

Une politique de lĠabondance frugale est-ellepossible ?

 

Peut-on traduire cette problŽmatique en politique eten actions publiques ? Autrement dit, comment concrŽtiser cetteaspiration ? Toutes les politiques dĠinspiration morale se heurtent ˆ cetype de difficultŽ, qui est consubstantielle ˆ leur nature, ce qui ne lesinvalide pas pour autant, mais conduit ˆ sortir des chemins battus des moyensdĠexŽcution habituels. Dans Ç Vers un nouveau prophŽtisme È (1947),Raymond Abellio indique par exemple que ce type de politique repose surÇ lĠenseignement, lĠinfluence et lĠexemple È.

 

Essayons de prŽciserlĠobjectif : La question est de savoir si la sociŽtŽ est axŽe sur unprojet Žconomique se justifiant par lui-mme, ou si elle vise ˆ permettre ˆchacun et ˆ tous le choix solidaire de son abondance frugale. La questionindividuelle rejoint ici la question sociale. A la sociŽtŽ  donc de permettre ˆ chacun de gŽrer laforme d'abondance frugale qui lui convient sans le conditionner dans un sens nidans un autre, sinon, prŽcisŽment ˆ chercher cet Žquilibre subtil et ˆrespecter celui que les autres veulent. Voilˆ ce que serait unesociale-dŽmocratie, un libŽralisme social qui aurait vraiment envie de rendreles gens libres et de les aider ˆ tre des personnes ; au lieu que le systmeactuel, quels que soient les contrepoids qu'on lui oppose, vise plus ˆ libŽrerles forces et les Žnergies Žconomiques que les personnes elles-mmes,conditionnŽes ˆ produire et ˆ consommer toujours plus.

 

Il sĠagit de modifierl'Žquilibre entre sto•cisme et Žpicurisme, tel quĠil est organisŽ, de manireŽtriquŽe, par la sociŽtŽ : la peine dans le travail pour le plaisir dansla consommation. L'abondance frugale essaiera au contraire de rŽduire le champde la peine au travail pour dŽvelopper le plaisir ailleurs que dans laconsommation. Elle mettra davantage l'accent sur le travail sur soi, sur letravail que peut constituer aussi la relation ˆ lĠautre, lˆ o prŽvaut de plusen plus le rgne, si mal nommŽ, du bon plaisir. Bref, en redistribuant lescartes entre le sto•cisme et l'Žpicurisme, en les dŽtachant du coupleproduction-consommation, elle permet ˆ l'individu de revenir aux sources del'un et de l'autre : le sto•cisme comme Žcole du bien vivre dans l'acceptationharmonieuse de ce qui est, l'Žpicurisme, non comme une recherche dŽbridŽe deplaisirs, mais comme une rgle de sagesse et de mesure, le plaisir Žtant tropimportant pour pouvoir tre dissipŽ.

 

LĠabondance frugale est un principemultidimensionnel : individuel et collectif, Žcole de sagesse etdĠŽquilibre, forme nouvelle de solidaritŽ. On pourrait aussi parler de principeesthŽtique : la beautŽ est presque toujours caractŽrisŽe par uneluxuriance ma”trisŽe, par la crŽativitŽ et lĠimagination encadrŽe par la puretŽet la simplicitŽ de la ligne et de la courbe. Ce qui est en cause, cĠest unnouveau principe de richesse, de richesse Žlargie, qui relativise le r™le delĠargent. LĠabondance frugale sĠintgre dans toutes les recherches qui visent ˆrenouveler les indicateurs monŽtaires habituels dont on conna”t les limites (lavaleur du produit intŽrieur brut est indiffŽrente ˆ la valeur objective desbiens, lĠessence dŽpensŽe dans les embouteillages ayant la mme valeur quecelle utilisŽe pour se rendre dĠun point ˆ lĠautre) [2].

 

On aurait besoin dĠune image, dĠune description plusprŽcise, dĠune reprŽsentation de lĠabondance frugale. Celle-ci nĠest ni lĠenfer–ce nĠest ni une souffrance, ni une punition-, ni le paradis o tous lesdŽsirs sont satisfaits ; elle prend en compte les limites de la conditionhumaine, quĠelle cherche ˆ dŽpasser (abondance) sans outrepasser (frugalitŽ).Elle pourrait tre la trace dĠune idŽe dĠharmonie, de Royaume, dŽposŽe en nous.Elle est ˆ la fois une rŽsistance, une rŽgulation et une utopie, triptyque surlequel on reviendra longuement (chapitre VI et suivants). CĠest un Žquilibreasymptotique, ˆ gŽomŽtrie variable. CĠest peut tre lĠimage du jardin quiconviendrait le mieux, car il rassemble la fertilitŽ et lĠimagination, mais aussilĠordre, la rigueur, un minimum dĠŽconomie de moyens pour laisser place ˆlĠespace, ˆ la rverie et ˆ lĠimagination. A chacun dĠimaginer ce que ces deuxtermes rŽunis Žvoquent pour lui, un refuge en montagne, une maison vraimenthabitŽe, une chambre dĠenfant endormi que ses parents ont rangŽ avec amour pourque lĠharmonie prŽside ˆ son sommeilÉ.

 

On peut imaginer successivement plusieurs stadesprogressifs dĠimprŽgnation de cette valeur dĠabondance frugale mise au servicedu dŽveloppement durable :

 

- la prise de conscience de la double nŽcessitŽ,complŽmentaire et contradictoire, de cet antagonisme fŽcond, qui renvoieelle-mme ˆ une certaine philosophie de la nature et de la vie [3] ;

 

- la diffusion de bonnes pratiques quĠil conviendraitdĠŽvaluer et de recenser, et lĠexemplaritŽ des comportements, Žtant admis quelĠexemple vient de haut, et quĠil semble bien quĠil y ait fort ˆ faire en lamatire ; mais que des engagements Žthiques concrets peuvent cependanttre pris et rŽalisŽs par des personnes ou par des groupes ;.

 

- lĠinfluence progressive sur les comportements, surles usages sociaux de tout ce qui prŽcde, qui se traduit en habitudes de vie,en civisme, en une hygine collective du dŽveloppement durable.

 

 

Quels Žquilibres collectifs opŽrer ?

 

LĠinsistance sur les comportements et sur ce qui lesfonde ne signifie nullement un dŽsintŽrt pour les formes plus classiques,dĠordre rŽglementaire ou financier, de lĠaction publique. Ces deux volets delĠaction doivent tre mis rigoureusement sur le mme plan.

 

AujourdĠhui, le fonctionnement Žconomique privilŽgietrop les besoins matŽriels au dŽtriment des besoins relationnels et spirituelsdes gŽnŽrations actuelles et au dŽtriment de lĠensemble des besoins desgŽnŽrations futures, et cĠest pour cette raison quĠil les satisfait mal.LĠexcs a toujours un cožt. Mais la machine est lancŽe, et lĠampleur desrŽŽquilibrages ˆ opŽrer nĠest pas mince. Ce sont autant de combats ˆ mener. IlnĠest pas inutile de les identifier :

 

- Donner plus de place ˆ lĠŽchange et au donanthropologique par rapport ˆ la logique dominante de la puissance et delĠargent : le marchŽ doit tre rŽgulŽ et ne pas laisser place ˆ uncapitalisme sauvage ; les institutions qui favorisent ces rŽgulationsdoivent tre selon les cas confortŽes, amŽliorŽes ou crŽŽes ˆ tous les niveaux(local, national, europŽen, mondial) ; les effets de la technologiedoivent tre plus systŽmatiquement ŽvaluŽs quant ˆ leurs impacts sur lacohŽsion sociale et sur lĠenvironnement ; des plages importantes de la viesociale ne doivent pas pouvoir faire lĠobjet de commerce ; lĠindividuenfin doit pouvoir se retirer du marchŽ et a droit ˆ ne pas tre (trop) englobŽpar lui (cĠest notamment le but du temps choisi et de la reconnaissance desactivitŽs dĠutilitŽ sociale).

 

- RŽŽquilibrer la place respective du travail etdu capital qui sĠest dŽformŽe ˆ lĠexcs au profit du second. Globalement,la part des salaires dans la valeur ajoutŽe ne doit plus se rŽduire et letravail doit tre moins taxŽ, ˆ lĠinverse du capital physique, financier ounaturel. Au niveau mondial, un principe de taxation minimum doit tre posŽ etles paradis fiscaux progressivement ; une retenue ˆ la source sur lesrevenus du capital doit tre instituŽe dans lĠUnion EuropŽenne ; lescotisation sociales pesant sur les salaires versŽs par les entreprises doiventtre allŽgŽes pour favoriser lĠembauche des personnes faiblement qualifiŽes etremplacŽes par une taxation sur les revenus globaux des mŽnages (revenusfinanciers compris), sur la valeur ajoutŽe comptable des entreprises (incluantles amortissements), ou sur le patrimoine naturel.

 

- Favoriser le dŽveloppement des temps dĠactivitŽconviviaux par rapport aux temps productifs stricto sensu, en Žlargissantla gamme des choix individuels collectivement organisŽs. CĠest, lˆ encore, undes enjeux des politiques du temps et du temps choisi. Il faut inclure le tempsdans la gamme des possibilitŽs du Ç dŽversement È rendu nŽcessaire par les gains de productivitŽ :au lieu que ceux-ci soient automatiquement transformŽs en production de biensou services supplŽmentaires, avec des difficultŽs croissantes, ils doiventpouvoir Žgalement, aux choix des individus, se transformer en temps libre, cetemps Žtant dĠautant plus porteur dĠinitiatives, de lien social et de sensquĠil est choisi.

 

- LĠensemble de ces rŽŽquilibrages doit favoriser unemoindre tension entre technique et nature, puisquĠils encouragent larecherche de modes de vie plus harmonieux, lˆ o la techniqueprivilŽgie, sans discernement, lĠŽlŽvation du niveau de vie. Mais cecidoit tre prolongŽ par la recherche dĠune rŽpartition lus Žquitable des chargesentre les gŽnŽrations : celle qui est arrivŽe ˆ lĠ‰ge adulte dans lesannŽes 1980 aura connu le ch™mage, les difficultŽs de la promotion sociale,puis supportera le cožt croissant des retraites dĠune gŽnŽration qui aurabŽnŽficiŽ, tout au contraire, du plein emploi et de lĠenrichissement gŽnŽral.Quant au patrimoine naturel, il mŽrite une attention croissante, bien au-delˆde ce qui a ŽtŽ fait jusquĠici. Enfin, on aurait tort dĠoublier que le but dĠundŽveloppement sensŽ est de produire des valeurs esthŽtiques et symboliques etque ce qui peut appara”tre comme gratuit nĠest pas moins essentiel que ce quirelve de lĠutilitŽ.

 

- Reconstituer la juste tension entre lĠindividu,les corps intermŽdiaires et la collectivitŽ. La sociŽtŽ standardisŽe demasse, animŽe par de grandes idŽologies, a laissŽ place ˆ une sociŽtŽindividualiste et hŽtŽrogne quĠun consensus dŽmocratique mou uni. LĠindividuest roi mais gouverne de moins en moins son destin : montŽe simultanŽe delĠexclusion et de lĠexploitation, opacitŽ sociale croissante, illisibilitŽ desrŽformes et des politiques, dŽveloppement de conflits localisŽs et anomiquesexprimant des rŽsistances plus que porteurs de projets, difficultŽ dessyndicats ˆ assumer la tertiarisation hors du secteur public, faiblereconnaissance du mouvement associatif, difficultŽ pour lĠEtat ˆ animerlĠensemble en trouvant le ton juste. Tous ces phŽnomnes traduisent unemauvaise articulation entre lĠEtat –qui doit ˆ la fois rŽaffirmer sonr™le dĠimpulsion et de cohŽsion et moderniser ses mŽthodes pour produire lesbiens collectifs dont il a la charge avec une meilleure productivitŽ-, lescorps intermŽdiaires –qui doivent tre ˆ la fois confortŽs (syndicats),valorisŽs (le mouvement associatif, porteur du lien social de demain) ourŽformŽs (nos collectivitŽs territoriales, trop nombreuses en nombre et enniveau)- et lĠindividu –qui nĠest pas seulement titulaire de droits maisaussi de devoirs, notamment dĠinitiative et de solidaritŽ-.

 

- Unir plus Žtroitement la force et le projet dansles combats sociaux. Parce quĠil sĠappuyait sur des idŽologies simples etrobustes, marxisme ou dŽmocratie industrielle, le syndicalisme a visŽprincipalement ˆ Žtablir des rapports de force pour faire avancer les idŽes etles intŽrts dont il Žtait porteur. AujourdĠhui, on ne peut plus raisonnerseulement de cette faon. Il y a besoin de projets cohŽrents pour lire lesrŽformes, les appuyer ou les contester selon les cas. Faute de quoi, la forcenĠest plus que rŽsistance et favorise sans le vouloir un immobilisme qui nĠestplus suffisamment porteur dĠavenir.

 

Ces six actions de rŽŽquilibrage nŽcessitent du tempset des moyens. Elles requirent la conjonction dĠune volontŽ politique claire,engagŽe, sans esprit de retour, et dĠune rŽelle ingŽniositŽ sociale dans lamise en Ïuvre.

 



* Copyright Editions Odile Jacob,Paris. Texte publiŽ sur le site du CIRET avec lĠaccord de lĠauteur.

[1] 7 % desmŽnages vivent avec des ressources infŽrieures au seuil de pauvretŽ en France.

[2] Sur tous cespoints, voir les rŽflexions sur les indicateurs de dŽveloppement humain dansles rapports annuels du PNUD, les livres de B. Perret (Les nouvelles frontiresde lĠargent, Seuil 1999) et de D. Meda (QuĠest-ce que la richesse, Flammarion)et le rapport de Patrick Viveret sur Ç les nouveaux facteurs derichesse È.

[3] Peuvent treici invoquŽs, notamment, mais sžrement pas exhaustivement, comme sources, laphilosophie du Tao et du Yi-King, Nicolas de Cues et la Ç Docteignorance È, (Allan, 1930), les travaux dĠAntoine Faivre sur Ç Laphilosophie de la nature È, (Albin Michel, 1996, les rŽflexions de RaymondAbellio sur Ç La structure absolue È (Gallimard 1964), les suites quele mouvement de la transdisciplinaritŽ entend leur donner (Basarab Nicolescu,La transdisciplinaritŽ (Editions du Rocher) 1996.