L'homme troué

Préface de Basarab Nicolescu pour

L'arbre de vie du vide
de Michel Camus


Michel Camus a une oeuvre derrière lui et, à ce titre, tout commentaire d'un nouvel ouvrage serait quelque peu superflu : l'oeuvre contient en elle-même l'éclairage de son prolongement dans le temps. Mais L'arbre de vie du vide occupe une place tout à fait spéciale à l'interface entre la poésie, la philosophie et la gnose. Je vois le livre présent comme le germe annonciateur d'un nouvel espace d'écriture et de vie.

Dès la première page, le lecteur est projeté dans un ailleurs à la fois familier et oublié : "S'ouvrir et attendre que s'écrive, / non pas un poème, /

mais ce qui traverse et dépasse / l'homme troué / qui n'est pas quelqu'un, /mais une goutte de lumière, / un grain de silence, / un noyau fermé sur soi / de transpoésie inconnue... ". La figure emblématique de l'homme troué traverse L'arbre de vie du vide comme une absence-présence agissant dans le sens d'une métamorphose de l'ætre. Quelle est cette mystérieuse transpoésie inconnue , expérience fondatrice de l'homme troué ?

"On ne naît pas troué, / on le devient à l'instant-même / où l'on meurt à soi-même" — nous dit Michel Camus. On comprend que l'homme troué est celui ou celle que suit le "Chemin sans chemin / où l'Éveil est sans fin ...". Voyageur ignorant le bout du chemin, il est guidé dans sa quête par la "Toute-Présence", à la fois insaisissable et incarnée. Il est troué car il doit d'abord mourir à soi-même pour faire place à la lumière de la Toute-Présence. La révélation de la Toute-Présence, au-delà du "linceul des mots" et des "pensées bruissantes", est un acte fondateur, celui d'être dans le monde et avec le monde. Dans cette quête, Michel Camus se retrouve dans sa famille spirituelle : Daumal, Adonis, Juarroz, Blaga et aussi Abellio, Husserl, Gurdjieff, Maître Eckhart et Carteret — ces maîtres du sortir dedans . Jean Carteret a d'ailleurs écrit : "Le poète est l'homme le plus troué du monde".

Le tiers secrètement inclus, au-delà de l'esprit et du corps, de la langue et du silence, de la vie et de la mort, est la véritable source d'information de l'homme troué. L'homme troué est in-formé , il prend forme ici et maintenant, par l'action du tiers secrètement inclus. Il traverse les différents niveaux de Réalité pour accéder au sens au-delà du sens dans un acte, de toute évidence, impossible. Et c'est cette impossibilité même qui révèle le sens de sa quête. Il n'est donc pas étonnant que le ternaire "le sage — le saint — l'homme troué" fasse son apparition soudaine dans les textes de Michel Camus par une subtile dialectique langue-silence : "Le sage passe de la langue au silence / par humilité ou détachement. / Le saint, du silence à la langue / par compassion ou par amour. / En son for intérieur, / l'homme troué échappe à la fois / à la langue et au silence...".

L'homme troué ne nie pas le monde. Tout au contraire, le monde est une condition nécessaire de l'auto-naissance de l'homme troué. Dans un texte de fulgurante beauté poétique, Michel Camus nous dit que "l'homme est né pour extraire / des yeux fermés de la matière un invisible regard... ". La transpoésie, c'est cela aussi : l'isomorphisme entre l'homme et l'univers, la co—naissance de l'homme et du monde. La Nature nous apparaît ainsi comme un véritable gardien du secret : "Le centre de l'homme et le centre du monde / ne font qu'Un". "La voie transnaturelle" de la transpoésie conduit à l' "incandescente reconnaissance" de l'homme et de l'univers.

Le silence joue un rôle capital dans l'alchimie opératoire de L'arbre de vie du vide , qui nous apparaît aussi comme un véritable traité du silence . Le silence est "la demeure" du sens du sens et la langue est son "véhicule". Si Michel Camus parle du "soufre ou la braise / du silence intérieur", c'est bien dans la perspective d'une alchimie opérative qui met de l'ordre dans le chaos existentiel. Le vrai sens du poétique réside précisément dans cette alchimie opérative : "Le silence est fermé sur soi / par les sept sceaux de l'Apocalypse : / L'homme troué ne peut les ouvrir qu'en s'offrant tout entier au silence ". Acte amoureux où les frontières entre la féminité et la masculinité du silence s'effacent complètement. L'énergie sexuelle est une énergie de transmutation. Le sexe est un moyen privilégié d'accéder au silence, de se laisser traverser par le silence : "Relié au germe du germe, / la conscience est axiale, / le sexe est central / et la tête aussi excentrée que la langue". Le silence est le "saut dans l'impossible" : Michel Camus ne nous dit-il pas que le silence "est le Sîmorgh, l'oiseau fabuleux" de la Vallée de l'Étonnement ?

Au fond, le silence de l'homme troué est un silence plein, comme le vide quantique est porteur de toutes les potentialités de l'univers physique. Ce silence "contient tous les mots, / tous les livres passés et à venir" comme le vide quantique du début du big-bang contient toutes les galaxies à venir et même cette fleur du silence, fleur du vide qui est l'être humain lui-même. L'information qui gît dans le silence est une information vivante . L'engendrement des formes passe par l'ordre et non pas par le chaos, par la néguentropie et non pas par l'entropie. De l'entropie des mots naît la néguentropie du poème vivant, car le silence est "l'orchidée de l'âme".

Il y a certainement une parenté entre le silence et la mort dont le mystère des noces est à jamais insondable. Michel Camus reprend la distinction faite par Jean Carteret entre le mourir et la mort en parlant, à son tour, du mourant et du mouru : "Le mourant perd l'usage de la parole. / Le mouru est gagné par la vie du silence ". Le silence est l'interface de la vie et de la mort : le grand secret du "mourir à soi-même"

étant de devenir vivant dans cette vie, siège du mourir. Il y a une coupure radicale entre la mort biologique et la mort transcendantale. Le seuil de la mort nous force à recapter "l'immémoriale mémoire du silence", dans un processus qui n'est pas la négation de la joie de l'être mais son accomplissement. Il y a une petite libération du poète qui se délivre de la langue et il y a aussi une grande libération de l'homme : "Le silence délivre l'homme de l'homme". La "lumineuse ignorance" est la seule attitude intérieure de préparation à l'accueil du silence, force vitale, énergétique, plénière. C'est à ce prix que nous pouvons nous libérer des "eaux usées / de rêveries au funeste destin".

L'arbre de vie du vide est-il vraiment un recueil de poèmes ? Je ne saurais le dire. À mon sens, nous assistons à la naissance, dans l'histoire de la littérature, de la première oeuvre transpoétique au sens à la fois de programme et d' esthétique . Il existe, certes, des germes de transpoésie dans de multiples autres oeuvres de poètes, de philosophes, de mystiques ou de gnostiques. Mais, à ma connaissance, c'est la première fois qu'ils sont structurés autour d'un concept tout à la fois vivant et informulable — celui de transpoésie. Laissons, à ce propos, le dernier mot à l'auteur :

"Seule porte ouverte pour sortir de soi :
le silence.

Seule porte ouverte pour sortir de la littérature :
la transpoésie.

Sortir de la poésie, certes, mais sortir dedans."

Basarab Nicolescu


Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires
http://perso.club-internet.fr/nicol/ciret/ - 21 février 1999

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