ABONDANCE FRUGALE ET SOLIDAIRE
Extrait dulivre Ç 3 cultures du dveloppement humain : rsistance, rgulation,utopie È de Jean-Baptiste de Foucauld, chapitre5, p.126 141.
LĠabondance frugale, thique du dveloppementdurable
Les deux notions dĠabondance et de frugalitconvergent ncessairement lĠune vers lĠautre ; elles sĠappellent et secompltent. Cette coopration ne dbouche pas sur un modle, sur un systmetout fait. CĠest une coexistence qui doit tre dcline tous les niveaux, avecdes objectifs diffrents, selon des modalits variables : au niveaumondial, avec lĠobjectif dĠgaliser les niveaux de dveloppement tout enassurant la survie de la plante ; au niveau europen, puisque lĠEuropedoit inventer son mode de dveloppement durable, en protgeant sonenvironnement, son patrimoine, son sens de lĠesthtique et de lĠquilibre, sondsir dĠgalit et de cohsion sociale ; au niveau de chaque pays ;au niveau des diffrentes collectivits locales, et enfin au niveau des familleset des individus.
CĠest mme par cela quĠil faudrait commencer. Endistinguant, parmi les besoins, ce qui est vital, ce qui est ncessaire,ce qui est essentiel, et ce quiest superflu. Ce qui est vitalpour survivre (manger, se vtir, se loger, se soigner) est peu prs commun chacun, et lĠon sait quĠil nĠest pas assur tous, ceux notamment qui nĠontpas 1 dollar par jour pour vivre, ou chez nous ceux qui, pour cause dechmage ou dĠinsuffisante rmunration, rognent sur leur nourriture ou leursant pour joindre les deux bouts. Le ncessaire dpend davantage desconditions de temps et de lieux, du niveau de dveloppement atteint, du climat,des droits fondamentaux devant tre assurs chacun, du Ç panier Ède biens et services que chacun doit en principe pouvoir se procurer grce ausalaire minimum ; il fait lĠobjet dĠune sorte de description socialeobjective, plus ou moins explicite. Ce ncessaire ne recouvre que partiellementlĠessentiel : en effet, ce qui est jug socialement ncessairenĠest pas essentiel pour chacun et, en revanche, la plupart dĠentre nous ontdes besoins essentiels, extrmement varis, et qui nĠentrent pas dans ladfinition usuelle du ncessaire ; ce quelque chose de plus qui donne selet sens la vie ; une habitude, un luxe, une esthtique, unenvironnement, tel ou tel bien ou objet, ou un simple besoin de compensationdue une tension. La vraie forme de lĠabondance serait que chacun puisseaccder ce qui, pour lui, est essentiel. Cela nĠa rien voir avec le superflu,et qui peut se dfinir, comme ce qui nĠest ni ncessaire, ni essentiel, voirecomme tout ce qui nĠest pas essentiel et auquel on assimile, trop souvent, et tort, lĠabondance..
Par rapport cette classification, comment oprela socit moderne ? Elle sĠefforce dĠassurer un gal accs de chacun auncessaire par la redistribution sociale. Et pour le reste, elle stimule lesuperflu, sans sĠintresser lĠessentiel, signifiant implicitement queÇ qui peut le plus peut le moins È et que, si lĠon accumule du superflu,lĠessentiel y trouvera son compte. Or, prcisment, rien nĠest moins sr. Lacourse au superflu peut faire oublier lĠessentiel puis en priver, et rendremoins facile la distribution du ncessaire, voire mme du vital. Les conditionsde la croissance, les ressorts profonds sur lesquels elle repose affectentncessairement son contenu.
Au niveau individuel, lĠthique de lĠabondancefrugale invitera donc chacun dfinir ce qui lui est vraiment essentiel, puis sĠefforcer de lĠobtenir, tout en contrlant et matrisant le superflu. Lafrugalit est ici la condition de la solidarit : le superflu doit tremobilisable pour autrui ou pour lĠenvironnement et donc doit tre mis enrserve ou redistribu, sous une forme ou sous une autre, sur une base volontaireou non. A chacun de trouver sa dfinition de lĠessentiel, qui peut tre plus oumoins exigeante, plus ou moins picurienne. A chacun de mettre fin cettecourse indtermine et indiscrimine la consommation, la richesse et lĠargent. A chacun de dterminer lĠquilibre entre abondance et frugalit entrepanouissement personnel et solidarit sociale, entre temps de travail et tempslibre, entre consommation et pargne, entre augmentation de patrimoine etredistribution volontaire, entre redistribution en temps ou en argent.LĠimportant est de sortir de lĠindiffrence, et de lĠautomaticit, de la nonhirarchisation des dsirs, tous placs sur le mme plan et devant tous tre terme identiquement satisfaits. CĠest la conscience bien informe de chacundĠorienter sa production, sa consommation, son pargne et la redistribution.
CĠest l, dira-t-on, une vision litiste, unevision de riche : parler de matrise et de redistribution du superflu,alors que, dans les pays riches, beaucoup ne disposent pas du minimum vital,beaucoup vivent au-dessous du ncessaire, et plus encore de ce qui leur seraitessentiel, [1] cĠest avoirune vision fausse de la ralit. Acceptons lĠargument, mais pour pousser plusloin le raisonnement. LĠthique de la lĠabondance frugale nĠest pas une thiquede la lgitimation de la privation, mais un appel une sagesse conomiqueainsi quĠ une nouvelle solidarit, inter et intragnrationnelle. LĠargument adj t utilis, tort, contre le temps choisi, assimil un Ç luxe de riche È :or, ce ne sont pas les cadres suprieurs qui le pratiquent (ce qui est dommage,car cela aurait des effets redistributifs), mais plutt les cadres moyens dansles familles o il y a deux salaires ; dans le mme temps on a impos letemps partiel aux personnes peu qualifies (CES, caissires), et on a laiss enjachre une forte demande de temps partiel choisi qui ne peut ou nĠosesĠexprimer. Contrairement aux hollandais, et quelques exceptions prs (EDF,certaines banques), on a tout faux en France sur le sujet. Mais cĠest fautedĠavoir une conception juste de lĠabondance frugale.
En effet, dans ce couple, cĠest bien le motabondance qui est premier et qui a prsance.
Ce qui veut dire que lĠthique de lĠabondancefrugale incite en premier lieu lutter contre toutes les formes de privationqui handicapent la personne et lĠempchent dĠtre elle-mme, commencer par lapauvret matrielle. Cela renvoie prioritairement lĠeffort individuel(initiative, formation, promotion) et lĠorganisation collective de lapromotion sociale ainsi quĠ la juste rpartition des fruits de la croissanceet la rduction des ingalits. Est-ce dire pour autant que le principe defrugalit ne sĠapplique pas aux personnes pauvres, puisquĠelles y seraient, parforce et malgr elles, dj soumises ? Ce nĠest pas si simple. On constatetout dĠabord que les personnes en difficult prouvent de violents besoins decompensation qui se traduisent souvent par des actes ou des dpensesirrflchies. La question, ici, nĠest pas de les juger, mais de savoir sĠilssont ncessaires ou essentiels, ce que seuls les intresss peuvent valuer. Onconstate ainsi, en France notamment, une explosion de la procdure desurendettement des mnages : si dans beaucoup de cas il sĠagit dĠunsurendettement de survie, il y en a aussi de nombreuses situations o unprincipe de modration prventif –tant dĠailleurs pour les prteurs partrop intresss, que pour les emprunteurs- et vit de srieux ennuisultrieurs.
Il nĠy a donc pas de raison pour que lecontre-principe de frugalit inclus dans lĠabondance ne sont pas gnral. Maispour que cette gnralisation soit lgitime, il faut que le devoir defrugalit, la conscience du superflu, lĠoption pour lĠessentiel, croissent avecle niveau dĠabondance, quĠil lui soit proportionnel ou mme progressif. Fautede quoi, videmment, on sombre dans lĠhypocrisie ou le paternalisme. Commentdoit donc se dcliner cette sobrit pour les classes moyennes ou pour lesgroupes plus favoriss, pour les 10 % de mnages qui bnficient des plus hautsrevenus notamment ? SĠagit-il de gagner moins dĠargent, de travaillermoins, de consommer moins, dĠaccumuler moins, de redistribuer volontairementplus ? L encore, chacun de voir, de considrer ce qui lui est essentiel,ce quĠil doit autrui, son environnement, ce qui est possible, et ce qui nelĠest pas. LĠabondance frugale sĠidentifie ici lĠthique de laresponsabilit. Elle nĠa pas de modle prdfini. Elle est compatible aveclĠconomie de march, elle la requiert mme ,mais celle-ci ne peut rien dire deson contenu. Elle concide avec nombre de nos pratiques empiriques, tant il estvrai que nos comportements conomiques sont marqus par le choc incessant desdsirs et des contraintes, et que nous grons tous, que nous le voulions ounon, que nous le sachions ou non, des quilibres dĠabondance frugale ou pluttde frugale abondance. Mais souvent en bricolant, avec un niveau de conscienceinsuffisant, et en cherchant plus surmonter les contraintes quĠ validerthiquement nos dsirs, puisque ceux-ci font lĠobjet dĠune stimulation sanslimite.
CĠest quĠil ne nous est pas apparu clairement quelĠabondance frugale forme un tout. CĠest une double ncessit croise dont ilconvient de prendre conscience.
Abondance frugale : les deux termes sontcontradictoires, mais c'est leur conjonction qui est intressante. L'abondancefrugale est un oxymoron, cette figure de style qui provoque un effet potiqueen organisant un choc de contrastes, choc qui fait lien parce qu'il reprsenteun aspect de la ralit que notre esprit, qui divise pour possder, n'avait pasbien apprhend, telle "l'obscure clart qui tombe des toiles".Appliqu au domaine qui nous occupe, lĠabondance frugale valide la notiond'abondance, qui est le but logique de l'conomie, puisque celle-ci vise affranchir l'homme de la raret, mais tout en prcisant immdiatement qu'il nes'agit pas de n'importe quelle abondance, qu'elle n'est pas elle-mmeaffranchie de rgles ou de freins, qu'elle doit tre discipline, matrise,humanise, faute de quoi c'est une abondance fallacieuse qui se trahitelle-mme. Que dit le concept d'abondance frugale en effet ? Que l orgne la misre, la pauvret, sous toutes ses formes (matrielles,relationnelles, spirituelles, redisons-le), il faut mettre de l'abondance. Quel ou rgne une apparente abondance, l o il y a de la richesse, il y a unrisque permanent d'excs, de trop plein, de dviation, et qu'il faut compenserce risque par de la mesure, par de la sobrit, par de l'autolimitation, par dela redistribution et du don, qu'il soit public et oblig, ou priv et libre.
Dans un tel contexte la problmatique de l'individucherchant se constituer en tant que sujet, et mener une vie bonne peut sersumer comme suit : prendre conscience des diffrentes pauvrets qui lehandicapent et l'empchent d'tre lui-mme, et s'organiser pour y remdier enprocdant aux efforts ncessaires, d'une part ; dtecter les richesses diversesqui crent une accoutumance, une dpendance et de ce fait l'emprisonnement, ets'efforcer ensuite de s'en librer, dĠautre part. La richesse recherchemcaniquement selon la logique du toujours plus ne peut tre assimile l'abondance, car cette richesse cre des pauvrets inconscientes ou invisibles.La conversion de la richesse en abondance implique une certaine frugalit.Inversement, la frugalit ne doit pas tre impose mcaniquement etindistinctement tout le monde, car chacun a droit sa forme particulire deluxe, voire d'excs, qui lui est essentielle ; la raison de la lutte contre lamisre est videmment, et d'abord, qu'elle est inhumaine et doit tre refusecomme telle, ainsi que nous l'a enseign, sa faon, Joseph Wrezinski ; maisla lutte contre la pauvret a aussi pour but de donner chacun la possibilitd'accder sa part de rve, ne serait-ce que pour en tester la solidit etmieux mesurer ensuite, ce qui est essentiel pour lui. La qute de l'essentielest fondamentale, car l'essentiel est par essence spirituel. C'est de l qu'ilfaut partir, en conomie comme ailleurs. Le droit l'abondance n'est pas undroit toutes les abondances, tous les luxes. L'abondance totale pour tousest une dmagogie dans un monde o la raret domine. Cette dmagogie lgitimele fait que les uns ont droit tous les plaisirs alors que les autres sontprivs de l'essentiel. Le concept mesur d'abondance frugale est ce qui permetde rpartir galement (pour tous) et quitablement (en respectant lesdiffrences de chacun) la relative abondance existante. Il importe donc derevenir aux besoins essentiels, matriels, relationnels et spirituels, etmettre de l'abondance l o il y a pauvret, et de la frugalit l o il y afallacieuse richesse. Lutter contre les pauvrets dues l'insuffisance detravail, au travail inintressant, au travail mal rmunr, au travail tropaccaparant, au manque de temps pour soi ou les autres, ou encore l'insuffisance de consommation, d'pargne ou de patrimoine. Lutterparalllement contre un excs d'investissement dans le travail qui coupe desautres et de soi, contre une motivation trop lie au pouvoir ou l'argent quidtourne le travail de ses finalits, contre une crispation excessive surl'avoir aux dpens de l'tre, aussi bien que contre tous les vcus du tempstrop vides ou trop morts, sans relation ni profondeur. A chacun de faire lebilan, chacun de voir ce qu'il en est, ce qu'il doit faire.
Tout cela dira-t-on, relve de la morale prive,non de lĠthique collective. Grave et double erreur de perspective.
En effet, la sparation croissante entre moraleprive et morale publique risque, terme, de miner en profondeur ladmocratie. Elle conduit fixer, par la dlibration, et bon compte, desnormes collectives exigeantes, sans que chacun se sente pour autant redevable, son niveau, de leur mise en pratique. A la collectivit reprsente parlĠEtat, la vertu ! A chacun de nous, la libert ! La pense borgnedevient ici schizophrne. Croit-t-on que lĠon peut lutter en profondeur contrelĠexclusion sans mobiliser toute la socit (comme lĠarticle 1er dela loi sur la prvention des exclusions le prescrit), en se reposant sur leseul Etat ? Peut-on, juste titre, promouvoir le dveloppement durablepar la simple diction de normes venues dĠen haut, fussent-ellesdmocratiquement labores ? Le fait est que lĠon a jamais vu autant debouteilles de bire jetes partout, nĠimporte comment, au gr des chemins etdes routes, dans le moment mme o le recyclage des dchets devientprogressivement obligatoire. Morales prives et morale collective ne sontcertes pas superposables. Mais elles ne peuvent pas non plus fonctionnerindpendamment lĠune de lĠautre. Elles doivent avoir un minimum de lien. Or, lapense politique contemporaine sĠy intresse fort peu : le libralismeorganise structurellement cette sparation en assimilant la morale publique la morale de lĠintrt. Il dteint sur le socialisme dmocratique, marqu plusquĠil ne veut le dire par lĠutilitarisme quĠil entend perfectionner plutt quedpasser. Priv par lĠeffondrement du marxisme de la rflexion sur les causesstructurelles de lĠalination, le socialisme dmocratique doit approfondir ourenouveler ses sources morales et se doter dĠune anthropologie plus explicite,alternative celle de lĠintrt. Quant aux cologistes, ils hsitentmanifestement mettre en avant les conditions morales, la fois individuelleset collectives, du dveloppement durable, hsitant souvent entre un discoursradical qui a peu de chances dĠtre entendu et un picurisme babacoolsympathique mais minoritaire. CĠest un des objets de la politique aujourdĠhuide recrer du lien entre les vertus publiques et les vertus prives.
Le concept dĠabondance frugale peut contribuer cette rconciliation. Il peut aider lĠincarner en termes de dveloppementhumain durable. Si lĠabondance frugale consiste tablir un filtre permettantde sparer lĠessentiel du superflu, avec lĠobjectif de matriser voire dersorber le superflu, cĠest bien parce que ce dernier constitue un prlvementinutile, ou irrationnel sur des biens qui seraient ncessaires autrui, ou surles ressources naturelles non aisment reproductibles.
En dĠautres termes, le superflu est un prlvementindu sur ces Ç besoins des gnrations actuelles et futures È que ladfinition canonique du dveloppement durable entend satisfaire. On ne sauraitmieux montrer en quoi lĠabondance frugale est de nature faciliterlĠintriorisation des normes de cohsion sociale, de rduction des ingalitsou de durabilit cologique. Elle a pour but dĠassurer la participation dechacun la ralisation de ces trois objectifs. Cette intriorisation estessentielle. Les normes imposes de lĠextrieur risquent en permanence soit dene pas tre respectes, soit de se traduire par un ralentissement de lĠactivitet de lĠeffort. Si elles sont ressenties comme lgitimes, elles suscitent aucontraire la crativit et lĠefficacit. En ce sens, un projet partagdĠabondance frugale est une source de civisme et de reconstitution du capitalsocial. Il favorise une meilleure acceptation des prlvements obligatoires. Ilfavorise une rduction volontaire des ingalits et prpare le terrain pour larduction collective de celles-ci. Il permet de se rapprocher de lĠquilibretant recherch entre galit et diversit.
Une politique de lĠabondance frugale est-ellepossible ?
Peut-on traduire cette problmatique en politique eten actions publiques ? Autrement dit, comment concrtiser cetteaspiration ? Toutes les politiques dĠinspiration morale se heurtent cetype de difficult, qui est consubstantielle leur nature, ce qui ne lesinvalide pas pour autant, mais conduit sortir des chemins battus des moyensdĠexcution habituels. Dans Ç Vers un nouveau prophtisme È (1947),Raymond Abellio indique par exemple que ce type de politique repose surÇ lĠenseignement, lĠinfluence et lĠexemple È.
Essayons de prciserlĠobjectif : La question est de savoir si la socit est axe sur unprojet conomique se justifiant par lui-mme, ou si elle vise permettre chacun et tous le choix solidaire de son abondance frugale. La questionindividuelle rejoint ici la question sociale. A la socit
Il sĠagit de modifierl'quilibre entre stocisme et picurisme, tel quĠil est organis, de maniretrique, par la socit : la peine dans le travail pour le plaisir dansla consommation. L'abondance frugale essaiera au contraire de rduire le champde la peine au travail pour dvelopper le plaisir ailleurs que dans laconsommation. Elle mettra davantage l'accent sur le travail sur soi, sur letravail que peut constituer aussi la relation lĠautre, l o prvaut de plusen plus le rgne, si mal nomm, du bon plaisir. Bref, en redistribuant lescartes entre le stocisme et l'picurisme, en les dtachant du coupleproduction-consommation, elle permet l'individu de revenir aux sources del'un et de l'autre : le stocisme comme cole du bien vivre dans l'acceptationharmonieuse de ce qui est, l'picurisme, non comme une recherche dbride deplaisirs, mais comme une rgle de sagesse et de mesure, le plaisir tant tropimportant pour pouvoir tre dissip.
LĠabondance frugale est un principemultidimensionnel : individuel et collectif, cole de sagesse etdĠquilibre, forme nouvelle de solidarit. On pourrait aussi parler de principeesthtique : la beaut est presque toujours caractrise par uneluxuriance matrise, par la crativit et lĠimagination encadre par la puretet la simplicit de la ligne et de la courbe. Ce qui est en cause, cĠest unnouveau principe de richesse, de richesse largie, qui relativise le rle delĠargent. LĠabondance frugale sĠintgre dans toutes les recherches qui visent renouveler les indicateurs montaires habituels dont on connat les limites (lavaleur du produit intrieur brut est indiffrente la valeur objective desbiens, lĠessence dpense dans les embouteillages ayant la mme valeur quecelle utilise pour se rendre dĠun point lĠautre)
On aurait besoin dĠune image, dĠune description plusprcise, dĠune reprsentation de lĠabondance frugale. Celle-ci nĠest ni lĠenfer–ce nĠest ni une souffrance, ni une punition-, ni le paradis o tous lesdsirs sont satisfaits ; elle prend en compte les limites de la conditionhumaine, quĠelle cherche dpasser (abondance) sans outrepasser (frugalit).Elle pourrait tre la trace dĠune ide dĠharmonie, de Royaume, dpose en nous.Elle est la fois une rsistance, une rgulation et une utopie, triptyque surlequel on reviendra longuement (chapitre VI et suivants). CĠest un quilibreasymptotique, gomtrie variable. CĠest peut tre lĠimage du jardin quiconviendrait le mieux, car il rassemble la fertilit et lĠimagination, mais aussilĠordre, la rigueur, un minimum dĠconomie de moyens pour laisser place lĠespace, la rverie et lĠimagination. A chacun dĠimaginer ce que ces deuxtermes runis voquent pour lui, un refuge en montagne, une maison vraimenthabite, une chambre dĠenfant endormi que ses parents ont rang avec amour pourque lĠharmonie prside son sommeilÉ.
On peut imaginer successivement plusieurs stadesprogressifs dĠimprgnation de cette valeur dĠabondance frugale mise au servicedu dveloppement durable :
- la prise de conscience de la double ncessit,complmentaire et contradictoire, de cet antagonisme fcond, qui renvoieelle-mme une certaine philosophie de la nature et de la vie
- la diffusion de bonnes pratiques quĠil conviendraitdĠvaluer et de recenser, et lĠexemplarit des comportements, tant admis quelĠexemple vient de haut, et quĠil semble bien quĠil y ait fort faire en lamatire ; mais que des engagements thiques concrets peuvent cependanttre pris et raliss par des personnes ou par des groupes ;.
- lĠinfluence progressive sur les comportements, surles usages sociaux de tout ce qui prcde, qui se traduit en habitudes de vie,en civisme, en une hygine collective du dveloppement durable.
LĠinsistance sur les comportements et sur ce qui lesfonde ne signifie nullement un dsintrt pour les formes plus classiques,dĠordre rglementaire ou financier, de lĠaction publique. Ces deux volets delĠaction doivent tre mis rigoureusement sur le mme plan.
AujourdĠhui, le fonctionnement conomique privilgietrop les besoins matriels au dtriment des besoins relationnels et spirituelsdes gnrations actuelles et au dtriment de lĠensemble des besoins desgnrations futures, et cĠest pour cette raison quĠil les satisfait mal.LĠexcs a toujours un cot. Mais la machine est lance, et lĠampleur desrquilibrages oprer nĠest pas mince. Ce sont autant de combats mener. IlnĠest pas inutile de les identifier :
- Donner plus de place lĠchange et au donanthropologique par rapport la logique dominante de la puissance et delĠargent : le march doit tre rgul et ne pas laisser place uncapitalisme sauvage ; les institutions qui favorisent ces rgulationsdoivent tre selon les cas confortes, amliores ou cres tous les niveaux(local, national, europen, mondial) ; les effets de la technologiedoivent tre plus systmatiquement valus quant leurs impacts sur lacohsion sociale et sur lĠenvironnement ; des plages importantes de la viesociale ne doivent pas pouvoir faire lĠobjet de commerce ; lĠindividuenfin doit pouvoir se retirer du march et a droit ne pas tre (trop) englobpar lui (cĠest notamment le but du temps choisi et de la reconnaissance desactivits dĠutilit sociale).
- Rquilibrer la place respective du travail etdu capital qui sĠest dforme lĠexcs au profit du second. Globalement,la part des salaires dans la valeur ajoute ne doit plus se rduire et letravail doit tre moins tax, lĠinverse du capital physique, financier ounaturel. Au niveau mondial, un principe de taxation minimum doit tre pos etles paradis fiscaux progressivement ; une retenue la source sur lesrevenus du capital doit tre institue dans lĠUnion Europenne ; lescotisation sociales pesant sur les salaires verss par les entreprises doiventtre allges pour favoriser lĠembauche des personnes faiblement qualifies etremplaces par une taxation sur les revenus globaux des mnages (revenusfinanciers compris), sur la valeur ajoute comptable des entreprises (incluantles amortissements), ou sur le patrimoine naturel.
- Favoriser le dveloppement des temps dĠactivitconviviaux par rapport aux temps productifs stricto sensu, en largissantla gamme des choix individuels collectivement organiss. CĠest, l encore, undes enjeux des politiques du temps et du temps choisi. Il faut inclure le tempsdans la gamme des possibilits du Ç dversement È rendu ncessaire par les gains de productivit :au lieu que ceux-ci soient automatiquement transforms en production de biensou services supplmentaires, avec des difficults croissantes, ils doiventpouvoir galement, aux choix des individus, se transformer en temps libre, cetemps tant dĠautant plus porteur dĠinitiatives, de lien social et de sensquĠil est choisi.
- LĠensemble de ces rquilibrages doit favoriser unemoindre tension entre technique et nature, puisquĠils encouragent larecherche de modes de vie plus harmonieux, l o la techniqueprivilgie, sans discernement, lĠlvation du niveau de vie. Mais cecidoit tre prolong par la recherche dĠune rpartition lus quitable des chargesentre les gnrations : celle qui est arrive lĠge adulte dans lesannes 1980 aura connu le chmage, les difficults de la promotion sociale,puis supportera le cot croissant des retraites dĠune gnration qui aurabnfici, tout au contraire, du plein emploi et de lĠenrichissement gnral.Quant au patrimoine naturel, il mrite une attention croissante, bien au-delde ce qui a t fait jusquĠici. Enfin, on aurait tort dĠoublier que le but dĠundveloppement sens est de produire des valeurs esthtiques et symboliques etque ce qui peut apparatre comme gratuit nĠest pas moins essentiel que ce quirelve de lĠutilit.
- Reconstituer la juste tension entre lĠindividu,les corps intermdiaires et la collectivit. La socit standardise demasse, anime par de grandes idologies, a laiss place une socitindividualiste et htrogne quĠun consensus dmocratique mou uni. LĠindividuest roi mais gouverne de moins en moins son destin : monte simultane delĠexclusion et de lĠexploitation, opacit sociale croissante, illisibilit desrformes et des politiques, dveloppement de conflits localiss et anomiquesexprimant des rsistances plus que porteurs de projets, difficult dessyndicats assumer la tertiarisation hors du secteur public, faiblereconnaissance du mouvement associatif, difficult pour lĠEtat animerlĠensemble en trouvant le ton juste. Tous ces phnomnes traduisent unemauvaise articulation entre lĠEtat –qui doit la fois raffirmer sonrle dĠimpulsion et de cohsion et moderniser ses mthodes pour produire lesbiens collectifs dont il a la charge avec une meilleure productivit-, lescorps intermdiaires –qui doivent tre la fois conforts (syndicats),valoriss (le mouvement associatif, porteur du lien social de demain) ourforms (nos collectivits territoriales, trop nombreuses en nombre et enniveau)- et lĠindividu –qui nĠest pas seulement titulaire de droits maisaussi de devoirs, notamment dĠinitiative et de solidarit-.
- Unir plus troitement la force et le projet dansles combats sociaux. Parce quĠil sĠappuyait sur des idologies simples etrobustes, marxisme ou dmocratie industrielle, le syndicalisme a visprincipalement tablir des rapports de force pour faire avancer les ides etles intrts dont il tait porteur. AujourdĠhui, on ne peut plus raisonnerseulement de cette faon. Il y a besoin de projets cohrents pour lire lesrformes, les appuyer ou les contester selon les cas. Faute de quoi, la forcenĠest plus que rsistance et favorise sans le vouloir un immobilisme qui nĠestplus suffisamment porteur dĠavenir.
Ces six actions de rquilibrage ncessitent du tempset des moyens. Elles requirent la conjonction dĠune volont politique claire,engage, sans esprit de retour, et dĠune relle ingniosit sociale dans lamise en Ïuvre.
[1] 7 % desmnages vivent avec des ressources infrieures au seuil de pauvret en France.
[2] Sur tous cespoints, voir les rflexions sur les indicateurs de dveloppement humain dansles rapports annuels du PNUD, les livres de B. Perret (Les nouvelles frontiresde lĠargent, Seuil 1999) et de D. Meda (QuĠest-ce que la richesse, Flammarion)et le rapport de Patrick Viveret sur Ç les nouveaux facteurs derichesse È.
[3] Peuvent treici invoqus, notamment, mais srement pas exhaustivement, comme sources, laphilosophie du Tao et du Yi-King, Nicolas de Cues et la Ç Docteignorance È, (Allan, 1930), les travaux dĠAntoine Faivre sur Ç Laphilosophie de la nature È, (Albin Michel, 1996, les rflexions de RaymondAbellio sur Ç La structure absolue È (Gallimard 1964), les suites quele mouvement de la transdisciplinarit entend leur donner (Basarab Nicolescu,La transdisciplinarit (Editions du Rocher) 1996.