BULLETIN N° 3-4

Mars 1995


BASARAB NICOLESCU

La transdisciplinarité - déviance et dérives



Document de travail - 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité


Les grands changements de l'histoire et de la culture ont souvent été induits par une infime déviance : un petit écart par rapport aux normes en vigueur déclenche soudainement l'écroulement du système en place et, par la suite, l'apparition des nouvelles normes toute-puissantes.

Dans le domaine de l'histoire l'exemple le plus éclatant est probablement celui de la naissance du christianisme. Quelques "illuminés", qui n'avaient que le pouvoir de leur vision d'un monde tout autre, ont initié un mouvement qui allait changer la face du monde.

Dans le domaine scientifique, les deux grandes constructions intellectuelles de ce siècle - la théorie de la relativité et la mécanique quantique - ont comme source quelques petites anomalies sur le plan expérimental. Malgré des efforts théoriques considérables ces anomalies n'ont pas pu être éliminées. Elles ont ainsi engendré un élargissement sans précédent du domaine de la vérité scientifique, dont les nouvelles normes ont régi sans partage la physique du XXème siècle.

Un système tout-puissant, social ou culturel, n'est donc souvent qu'une déviance qui réussit. Mais, bien entendu, il ne suffit pas d'être une déviance pour réussir. D'où vient le succès d'une déviance ?

Une analyse en terme des paramètres qui devraient être pris en compte pour la réussite d'une déviance mène rapidement à une impasse, car le nombre et la nature même de ces paramètres nous sont, en grande partie, inconnus. Dans un langage de physicien on pourrait affirmer que, dans le cas d'une déviance, les conditions initiales sont moins importantes que la nature des lois qui opèrent dans le domaine considéré. Une déviance qui réussit est en conformité; avec ce qu'il y a de plus central dans ces lois, qui n'est autre que le centre du mouvement lui-même. Elle agit par une vision qui s'ouvre vers un niveau de Réalité différent de celui où se situe le système considéré. La structure gödelienne de la Nature et de la connaissance est en rapport direct avec la réussite d'une déviance.

La transdisciplinarité, de par sa nature, a le statut d'une déviance. Elle s'écarte de la norme supposée indiscutable de l'efficacité sans freins et sans valeurs autres que l'efficacité elle-même, qui est, de toute évidence, fondée sur la prolifération des disciplines académiques et non-académiques. La transdisciplinarité agit au nom d'une vision - celle de l'équilibre nécessaire entre l'intériorité et l'extériorité de l'être humain et cette vision appartient à un niveau de Réalité différent de celui du monde actuel. Faut-il pour autant conclure que la transdisciplinarité est une déviance qui va réussir ? Laissons à ceux qui vivront lors du prochain millénaire le soin de répondre à cette question, mais d'ores et déjà nous pouvons dégager quelques obstacles majeurs sur la voie de la transdisciplinarité et qui peuvent être qualifiés de dérives.

Il peut paraître quelque peu paradoxal de parler de dérives en relation avec une déviance. Mais si nous acceptons l'idée qu'une déviance destinée à réussir s'adresse à ce qu'il y a de plus central, mais invisible, dans le mouvement qui anime une période historique, il est naturel d'envisager les dérives par rapport à l'orientation vers ce centre du mouvement, orientation qui fonde l'attitude transdisciplinaire.

Il va sans dire que les considérations présentes n'engagent que l'auteur de ce texte, dans l'esprit d'un débat à la fois ouvert et rigoureux, qui ne fait que commencer.

Les dérives sont légion. Mais on peut néanmoins désigner quelques dérives qui menacent de transformer la transdisciplinarité, par une réduction plus ou moins dissimulée, dans ce qu'elle n'est pas. Eliminer ainsi la déviance par un retour aux normes en vigueur, au nom même de cette déviance.

La dérive la plus évidente consisterait dans l'assimilation de l'élan transdisciplinaire par le Nouvel Age. Il ne s'agit pas ici de porter un jugement de valeur sur les tendances regroupées dans le Nouvel Age, où l'on trouve le meilleur et le pire. Ce mouvement complexe, chaotique et anarchique, demanderait un jugement nuancé, spécifique aux tendances contradictoires qui le constituent. La source du Nouvel Age est noble, car son essor s'explique par une réaction de survie au vieillissement et à l'inadéquation du système de pensée actuel par rapport aux défis de la vie moderne. Certaines personnalités qui ont animé à ses débuts le mouvement du Nouvel Age font partie, sans aucun doute, de la race des innovateurs. Enfin, certaines idées et pratiques, surtout celles liées à la revalorisation du rôle du corps dans la vie de l'être humain contemporain, ne sont pas à rejeter. Mais, le danger du Nouvel Age a comme racine son manque de rigueur, qui le conduit à tout mélanger, dans un fourre-tout amorphe et sans consistance, où il serait tentant d'inclure la transdisciplinarité comme une composante honorable et plus ou moins exotique. Le Nouvel Age se présente, quelles que soient les motivations d'un ou l'autre de ses représentants, comme un hypermarché géant de notre société de consommation, où chacun et chacune peut venir chercher un peu d'Orient et un peu d'Occident, pour retrouver, à bon marché, la paix de sa conscience.

Une dérive, presque tout aussi évidente, consisterait dans l'annexion de la transdisciplinarité à l'irrationalisme hermétique, qui connaît actuellement une résurgence par ailleurs inévitable (l'irrationalisme n'est-il pas le frère jumeau de l'extrême rationalisme ?). La transdisciplinarité serait ainsi vite vidée de toute vie pour être transformée en pur phénomène de langage, un langage pour des "initiés" : on parlerait ainsi "le transdisciplinaire" comme on peut parler "le lacanien" (cette dernière affirmation ne fait, bien évidemment, aucune référence inconvenante à Lacan lui-même). Un langage qui dirait tout sur rien. Deux fortes tendances, apparemment sans aucun lien entre elles, peuvent conduire à cette dérive.

D'une part, l'engouement actuel pour l'ésotérisme bon marché : on retient le langage de l'alchimie, mais on oublie qu'autrefois il était relié à des expériences intérieures précises ; on retient le langage de l'astrologie, mais on oublie qu'autrefois ses symboles étaient reliés à une science des types psychologiques, etc.

D'autre part, la mode universitaire actuelle est de tout réduire au langage : il n'y aurait pas de Réalité, dans le sens ontologique du terme, mais simplement des langages qui construisent une réalité et il n'y aurait même pas de science qui explore la Nature, mais une construction sociale de ce que nous appelons "la science".

Ces deux tendances expriment en fait la déroute de la société actuelle, mais elles se parent des ornements attrayants de la spiritualité ou de l'honorabilité académique pour cacher pudiquement cette déroute.

Les deux dérives qui viennent d'être évoquées peuvent être débusquées assez facilement par tout chercheur sur la voie de la transdisciplinarité, animé par un esprit de rigueur et de discernement.

Mais il y a d'autres dérives, plus subtiles, et par conséquent plus redoutables.

Le danger immédiat est celui de la recrudescence du scientisme, en prenant comme nouveau fondement intellectuel une transdisciplinarité mal comprise. La position de type scientiste est fondée sur la croyance qu'un seul type de connaissance - la Science - est le détenteur des moyens d'accès à la vérité et à la réalité. L'idéologie scientiste du XIXème siècle proclamait que la science seule pouvait nous conduire à la découverte de la vérité et de la réalité. Le bonheur de l'humanité paraissait ainsi, hélas, à la portée de la main. Tout autre mode de connaissance était considéré soit comme destructeur (la religion), soit comme accessoire (l'art). Le néo-scientisme en germe aujourd'hui ne nie plus l'intérêt du dialogue entre la science et les autres domaines de la connaissance, mais il ne renonce pas pour autant au postulat affirmant que l'horizon de la pertinence de la science est sans limites et que la science reste capable de rendre compte de la totalité de ce qui existe. Le signe le plus caractéristique du néo-scientisme est la négation de la valeur de toute recherche d'un métadiscours ou d'une métathéorie. Tout devient ainsi jeu (potentiellement meurtrier) et jouissance (potentiellement destructrice) : l'être humain peut s'amuser à sauter d'une branche de la connaissance à une autre, mais on ne peut trouver aucun pont reliant un mode de connaissance à un autre.

La transdisciplinarité mal conduite pourrait constituer le moyen idéal pour accorder une nouvelle légitimité aux décideurs en désarroi sans rien changer à leur démarche. Ne voit-on déjà fleurir les séminaires de formation des décideurs où la spiritualité soufie côtoie la physique quantique, l'ésotérisme chrétien, la neurophysiologie et le bouddhisme, l'informatique dernier cri ? Bien entendu, ce phénomène récent n'a rien de négatif par lui-même, s'il s'agit d'ouvrir le monde des décideurs aux valeurs de la culture ancienne ou moderne. Mais le danger de s'emparer de la culture, dans ce qu'elle a de plus novateur, pour continuer à se soumettre au seul dieu de l'efficacité pour l'efficacité d'une manière infiniment plus raffinée qu'auparavant, existe bel et bien. Il doit être énoncé sans aucune ambiguïté car l'enjeu est considérable.

Enfin, une dernière dérive, et la plus redoutable, consiste en l'absorption (et donc la destruction) de la transdisciplinarité par les idéologies extrémistes de tout bord, de droite ou de gauche, en quête d'une nouvelle virginité. Nous vivons un monde trouble où tout peut arriver. Le vide créé par la chute inattendue, sans guerre, de l'empire soviétique, sera rapidement rempli car l'histoire, comme la Nature, a horreur du vide. Des slogans comme "la fin de l'histoire" ou "la mort des idéologies" essayent de cacher ce vide, qui sera bientôt rempli par le meilleur ou par le pire. De nos jours les extrémistes n'osent plus se présenter comme extrémistes, car ils savent que leur chance de réussite est pratiquement nulle. Alors le loup prendra l'apparence de l'agneau, grâce à l'idéologie néo-scientiste. Peut-on imaginer ce que serait un Hitler ou un Staline à notre époque, qui se serait armé du pouvoir informatique et de celui de la manipulation génétique et qui saurait jouer sur tous les registres des besoins spirituels des êtres humains contemporains ?

Les trois dérives évoquées reposent sur une confusion extrêmement difficile à déceler, car elle est d'ordre méthodologique : celle entre la transdisciplinarité et l'interdisciplinarité. On utilise un mot nouveau - la transdisciplinarité - pour recouvrir une réalité ancienne : la recherche de transferts de méthodes d'un domaine de connaissance à un autre.

C'est par cette amputation de la transdisciplinarité de sa composante essentielle - la reconnaissance des droits inaliénables de l'homme intérieur - que les pires dérives peuvent être envisagées. L'expérience intérieure est, à mon sens, le premier repère de la différence radicale entre la transdisciplinarité d'une part, et la multidisciplinarité et l'interdisciplinarité d'autre part.

Toutes les dérives possibles ont un autre point commun : la non-reconnaissance de la nouveauté irréductible de notre époque. Tout retour à une idéologie, religion ou philosophie du passé est aujourd'hui nocif ; ce qui n'exclut pas mais, tout au contraire, implique la redécouverte des richesses de toutes les traditions du monde. C'est la reconnaissance explicite de cette nouveauté irréductible qui est un des garants majeurs de l'absence de toute dérive. Dans la transdisciplinarité, comme dans la physique quantique née au début de ce siècle, on ne peut pas faire du nouveau avec de l'ancien.

Le troisième repère majeur de l'absence de dérives est la reconnaissance du caractère a-topique de la transdisciplinarité. Le lieu de la transdisciplinarité est un lieu sans lieu. Il ne se trouve ni dans l'homme intérieur (en n'engendrant ainsi ni une nouvelle religion, ni une nouvelle philosophie, ni une nouvelle métaphysique), ni dans l'homme extérieur (donc en n'engendrant pas une nouvelle science, fut-elle la science des sciences). On pourrait ainsi éviter les formules creuses mais combien agissantes comme celle de "la mort de l'homme". La dialectique histoire - transhistoire exige qu'une véritable recherche transdisciplinaire se nourrisse du temps et de l'histoire. Dans un retentissant article où il met en lumière la différence radicale entre la philosophie structuraliste et le projet transdisciplinaire, André Bourguignon écrit : "Réduit à du langage, le sujet n'était plus un être aimant, souffrant et pensant, créateur de transcendance, fait de chair et du sang, mais une "certaine structure formelle". Jamais on ne lui avait fait subir, en pensée, une réduction aussi brutale... Il est bien vrai que réduire l'homme aux structures formelles du langage ou à des molécules, c'est proclamer la "mort de l'homme". Une approche féconde du sujet humain impose de le considérer sous tous les aspects possibles, et notamment dans ses dimensions historiques phylo- et ontogénétiques... Il n'est donc plus question d'opposer le holisme et le réductionnisme, mais de tenter autant que faire se peut, d'intégrer le local dans le global et réciproquement ..."

La transdisciplinarité pose, selon moi, la question d'un troisième terme, de conciliation (et donc d'unification) entre l'homme intérieur et l'homme extérieur, entre l'univers intérieur et l'univers extérieur, entre l'expérience et la théorie, entre le sujet et l'objet. Ainsi se dessine la longue voie qui mène du savoir à la compréhension au nom de l'espérance retrouvée.

Remerciements : Je tiens à remercier vivement tous les amis - Edgar Morin, André Bourguignon, Michel Camus, Xavier Sallantin, Anthony Judge, Patrick Paul, René Berger, Antoine Faivre - qui ont bien voulu me faire part de leurs remarques pertinentes avant la publication de ce texte.

BASARAB NICOLESCU

BIBLIOGRAPHIE


- Basarab Nicolescu, Une nouvelle approche scientifique, culturelle et spirituelle - La transdisciplinarité, Passerelles, n° 7, Automne 1993.

- André Bourguignon, Fin d'une époque, fin d'une pensée, Transversales Science/Culture, n° 24, Novembre-Décembre 1993.

- L'homme, la science et la Nature - Regards transdisciplinaires, ouvrage collectif sous la direction de Michel Cazenave et Basarab Nicolescu, Le Mail, 1994.

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