R. Berger

la parole est à …

RENÉ BERGER




Vous devinez mon embarras... Je ne sais plus qui je suis. Rimbaud l'avait dit : " je est un autre ", mais je ne pensais pas qu'il pouvait y avoir tant " d'autres " ! Comment m'identifier à ceux qui ont été proposés ? En vous écoutant, je me suis dit que l'amitié devait être le meilleur inventeur du portrait, peut-être même de la réalité... J'adresse donc à tous ceux qui ont " inventé " ces portraits, au sens étymologique, toute ma gratitude, en espérant qu'il y ait nonobstant quelque ressemblance avec celui qui en est, dit-on, à son quatre-vingtième anniversaire. Encore n'en suis-je pas sûr, m'étant toujours senti très proche du big bang.

A dire vrai, je me souviens mal du big bang, à peine un peu mieux de l'avènement du vivant sur cette terre, déjà plus distinctement de l'émergence des espèces animales, envers lesquelles j'éprouve depuis toujours un grand sentiment de solidarité. Plutôt donc de reprendre les portraits qui ont été tracés, il me semble qu'il convient de mettre en lumière le mouvement qui les anime, comme il anime leurs auteurs, comme il m'anime moi-même. Bref, tentons de nous acheminer ensemble vers le seuil du XXIème siècle. Nous sommes en effet tous embarqués à bord du futur. Quel futur ? C'est ce que je vais essayer d'esquisser. L'essai fait d'ailleurs l'objet du livre dont je remettrai symbo-liquement le manuscrit tout à l'heure à Basarab, à paraître aux Éditions du Rocher, et que j'ai intitulé à dessein (qu'on n'y voie pas présomption!) : L'origine du futur.

Ce qui frappe de nos jours, c'est évidemment le changement que connaît notre monde depuis quelques décennies, au point que le terme de changement a déjà quelque chose de caduc, comme si la langue elle-même accusait la fatigue, encore que chaque candidat à la campagne présidentielle se targuait d'une greffe de son cru. Mais si les greffes ne prennent guère, force est de constater que le mot lui-même continue d'exercer un certain mana, une puissance surnaturelle qui continue d'agir. Sans doute en est-il ainsi, à toutes les époques, de certains mots ou de certains signes qui conservent, au-delà de leurs usages ordinaires, un pouvoir mystérieux.

J'en vois un exemple particulièrement troublant dans la découverte, ou plutôt dans l'invention (pour recourir derechef à l'étymologie) de la grotte de la Combe d'Arc, qui a révélé quelques-uns des chefs-d'œuvre les plus prestigieux de la préhistoire. Les circonstances ajoutent encore au trouble. Songez que la mise au jour de ces peintures par Chauvet date du 25 décembre 1994. Or, le 18 janvier suivant - il était un peu plus de minuit, et j'étais en train de lire au lit quand le téléphone sonne. C'était la voix de mon ami Alessandro Villa, ici présent, qui m'annonce : " Est-ce que vous avez vu ? C'est déjà sur Internet. " Je saute du lit, je bondis sur l'ordinateur, je me connecte instantanément au réseau au moyen de l'URL, autrement dit de l'adresse électronique. Bisons, chevaux, rhinocéros dévalent chez moi, certains animaux, les rhinocéros précisément, qu'on n'a jamais vu dans aucune autre grotte, et qui s'installent dans mon bureau, à deux pas de la chambre à coucher, sur l'écran de mon Macintosh. La grotte de la Combe d'Arc, qui date du Solutréen, de quelque 20000 à 25000 ans, av. J-C., et qu'on a fait remonter encore plus haut au cours des semaines suivantes, jusque 30000 ou 35000 ans ! En me comptant parmi les Solutréens, je me suis dit qu'une commémoration de quatre-vingts ans devait revêtir une tout autre signification quand on la replaçait dans la perspective qui convient. Premier étonnement, qui confinait à la stupeur : grâce à Internet, je gagnais quelque 10000 ans sur le Magdalénien, auquel m'avaient assigné l'abbé Breuil et Leroi-Gourhan. Comment douter des nouvelles technologies ?

Deuxième étonnement, deuxième stupeur : la " home page " indiquait le nom du ministre, " Monsieur Jacques Toubon ", en gras, enfin typographi-quement, sur l'écran, après venaient les bisons, les rhinocéros, la tête d'ours, les rennes, en ordre " démocratique " ... De quoi réfléchir sur la notion de hiérarchie, même en République. Depuis lors c'est une parenthèse, la " home page " du Ministère de la Culture, a changé; je vous laisse deviner en quoi et comment... Curieux comme l'esprit de hiérarchie ressuscite à l'occasion des grands événements ! Dieu merci, la Crucifixion n'a pas connu la tutelle d'un ministre de la culture, sauf si l'on veut à tout prix conférer ce titre à Hérode.

Je n'étais pourtant pas au bout de mon étonnement, ni de ma stupeur. Les trésors enfouis pendant plus de 30 millénaires, et qui comptent parmi les chefs-d'œuvre de l'humanité, voilà que le préfet de l'Ardèche, dont j'ignore heureusement le nom, en interdit l'accès au public par un arrêté signé le 13 janvier 1995 déjà, une quinzaine à peine après leur mise au jour. Certes, on comprend qu'il faille prendre des mesures de précaution, en pensant aux dégâts qui ont été causés à la grotte de Lascaux par exemple. Mais de là à faire des Solutréens des interdits de séjour ou de visite à tout jamais, il y a tout de même plus qu'un pas. Ne désespérons pas de L'Administration ! Même si elle n'a pas toujours bonne presse, elle n'est pas définitivement incompabitble avec l'Imagination, fût-elle retorse, à preuve la perception des droits d'édition et de reproduction qui font déjà l'objet de procès, on ne peut plus colorés !

Petite réflexion par anticipation : je ne prétends pas que les télécommunications sont une autre Combe d'Arc, mais à voir les marchandages et les polémiques dont elles sont entourées aujourd'hui que la déréglementation menace de toutes parts, on en vient à se demander si elles n'ont pas vécu de trésors cachés, ou, comme le prophétise un Bill Gates avec sa double vue et son sens des affaires, si elles ne sont pas grosses de trésors à venir.

A mes yeux, ceci témoigne d'une des révolutions les plus stupéfiantes qui soit, et qui concerne l'ensemble du savoir. Non seulement les télécommu-nications sont touchées, ce sont nos comportements qui se transforment. Je pense à une expérience dont j'ai été le témoin à Imagina, le forum des nouvelles technologies organisé annuellement par Philippe Quéau à Monte-Carlo. Au mois de février de cette année, nous avons vu un professeur d'université, qui avait été brusquement frappé de cécité, Reginald Colledge je crois, pour qui ses collègues ont construit un équipement aussi insolite qu'efficace. Grâce au Global Positioning System (GPL), cet homme aveugle peut circuler en toute sécurité dans le campus. Le signal qui utilise la double course du satellite géostationnaire lui permet d'éviter obstacles et embûches, la brique ou le buisson qui se trouve à quelque trente centimètres de ses pieds. L'expérience a eu lieu en direct sur le podium du Palais des Congrès, et c'est évidemment un spectacle inoubliable de voir quelqu'un privé de vue marcher par la " grâce du ciel ". Qu'on me permette l'expression, à la mesure de l'émerveillement que nous avons ressenti. On sait par ailleurs que le procédé sera bientôt banalisé. Les voitures seront sans doute les premières à en bénéficier, ce qui évitera, en tout cas diminuera, le nombre des victimes de la route, qui se comptent aujourd'hui par millions, sinon dizaines de millions. Massacre dont on aurait lieu de se scandaliser, mais qui suscite tout au plus une vertueuse indignation, reprise annuellement par les statistiques, un chagrin inconsolable quand l'accident affecte l'un de nos proches. Reste que l'automobile a réussi la " prouesse " de changer notre sens social de la mort, un peu comme la guerre. Mourir " au champ d'honneur " escamote le cadavre biologique à la faveur, précisément, de l'honneur qui s'organise en lieu mythique pour accueillir les héros. Ce que dont témoignent tant de monuments aux morts qui " fleurissent " dans les pays " civilisés " (soit dit sans ironie). Chose curieuse, même si le nombre des morts de la route touche des dizaines de millions, on ne s'est pas encore avisé, à part une ou deux exceptions, de leur ériger un vrai monument, comme si la circulation automobile se prêtait mal à toute velléité de commémoration collective. La mort " par accident " abolit l'essence de la catastrophe en dissolvant à la fois les victimes et la notion que nous avons d'elles, quelles que soient par ailleurs les conséquence funestes que nous connaissions. Mais qui s'en soucie quand le journal ou la télévision s'estiment quittes une fois les images et les commentaires dûment livrés au lecteur-téléspectateur ? A la réflexion, c'est un comportement bizarre de mourir à la guerre, dans une collision de voiture, dans un crash d'avion, alors que finir d'un cancer dans un hôpital ou dans son lit reste " classique ". A notre époque dominée par la technique, la mort change de nature. Le corps privé de vie est sans doute le même, mais le " contexte " techno-socio-culturel en modifie la signification. La mort laminée par la voiture " émince " le cadavre, au propre et figuré, jusqu'à le confondre avec un élément statistique. C'est pourquoi les cadavres de la circulation ont beau s'accumuler, ils restent en grande partie abstraits, et ne parviennent toujours pas à créer l'épaisseur qu'exigerait l'érection d'un monument concret.

D'un autre côté, songeons à des phénomènes non moins mystérieux, mais plus réconfortants. Ainsi le projet HUGO (Human Genome Organization) qui se propose d'explorer le génome humain dans toute la splendeur et la complexité de ses 100000 gènes. Leur première cartographie, qui ressemblait à une carte perforée de métro d'autrefois, devient aujourd'hui une nouvelle Légende des siècles. C'est d'ailleurs toute la science qui prend de nos jours un ton épique, qu'il s'agisse de physique quantique, d'astrophysique, ou de neurosciences. Paradoxe de notre temps que Roberto Juarroz avait senti, je le cite : " Le poète cultive les fissures. Il faut fracturer la réalité apparente ". Fracturer la réalité apparente pour atteindre à la réalité hors des apparences, à celle qui ne peut être que vécue. Mais ce sont les conditions de ce vécu elles-mêmes qui ont radicalement changé, et c'est la nature de ce changement que j'aimerais brièvement évoquer.

En gros, tel est le postulat que j'ai avancé il y a plus de vingt ans : toute culture est désormais associée à la technique. L'une et l'autre ont cessé d'être antinomiques ; nulle adversité ne les sépare plus. Je n'hésite pas à l'affirmer, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, l'ère de la technoculture, et c'est à partir de la technoculture que nous pouvons comprendre le monde actuel et tenter d'éclairer l'avenir. Je ne prétends nullement marier l'homme à la machine pour pasticher le surmâle d'Alfred Jarry, mais je crois légitime d'avancer, comme je l'ai avancé à plusieurs reprises, que nous vivons avec la machine dans un état de co-évolution. Il ne s'agit pas de métaphore. Il s'agit d'une hybridation, commencée au début de l'humanité, et qui se poursuit de nos jours. Sans la co-évolution de nos ancêtres avec le premier feu, il n'y aurait ni ancêtres, ni évolution, bref, pas d'humanité. Sans l'ordinateur, y a-t-il un avenir pour nos descendants ? La co-évolution est l'acte poétique par excellence; le verbe est l'acte fondateur, à condition de ne pas le réduire au mot. C'est toi, Basarab, qui l'as dit dans l'un de tes Théorèmes poétiques :" Le tiers secrètement inclus n'est peut-être rien d'autre que le mouvement perpétuel évolution-involution. " Ce que notre ami Roberto exprimait à sa manière :

" Le possible n'est qu'une province de l'impossible

une zone réservée

pour que l'infini

s'exerce à être fini. "

Trop souvent les scientifiques, je m'excuse auprès de ceux qui se trouvent dans la salle, sont d'abord des administrateurs du savoir. Mais la connaissance n'est pas affaire du seul savoir, encore moins du savoir administré, ou pis, du savoir institutionnalisé. Elle " n'appartient " pas non plus aux poètes, mais ce sont les poètes, je pense aux Présocratiques, qui ont le don de l' " inventer ", au sens où on invente la grotte de Combe d'Arc ou celle de Lascaux. La première " invention " est une grotte matricielle. A nous de construire celle du futur.

C'est sans doute au cours d'un assez long itinéraire que ce sont mûries ces intuitions. Qu'il me soit permis d'évoquer quelques souvenirs, qui sont pour moi aujourd'hui autant d'indices. Ils m'aideront aussi à retrouver l'unité des différents René Berger qui ont été évoqués.

Le premier : je me vois au Lycée Berthollet à Annecy, où j'étais interne, quand le professeur Bernus, pour lequel je nourrissais une admiration très vive, nous parle pour la première fois de Descartes et du fameux cogito : " Je pense donc je suis " qui, au lieu de l'illumination escomptée, me plonge dans un profond désarroi. Il est vrai que nous connaissions alors dans notre famille certaines de ces difficultés dont on n'aime guère faire part à autrui. Dans ma perplexité, je me disais : " Comment peut-on affirmer "je pense donc je suis ", plutôt que : " je mange donc je suis " ? Est-ce qu'il ne faut pas d'abord manger avant de penser ? ". Vous devinez la honte dans laquelle je suis resté près de vingt ans avant d'oser formuler mon doute publiquement, alors que m'avait gagné, une fois à l'université, la conviction qu'un esprit distingué ne mange pas, tellement occupé qu'il est à penser... N'est-ce pas indigne d'un intellectuel, croyais-je à l'époque, de s'interroger sur son pain quotidien ? Et c'est seulement au bout d'un assez long temps que j'ai constaté que les trois-quarts, sinon les neuf-dixièmes du monde, sont très loin de Descartes, et plutôt près de mon intuition prosaïque de jeune lycéen : " je mange donc je suis ". Ce n'est pas à Henri Lopes que j'ai besoin de demander une confirmation !

Le deuxième souvenir-indice se situe encore au Lycée Berthollet. Ceux qui ont connu l'internat à cette époque savent à quel point le régime scolaire manquait de tendresse. Pions et aînés nous menaient la vie dure. Enfin, peu importe, j'en avais pris mon parti en travaillant beaucoup. Comme partout, les programmes comprenaient des branches, qu'on appelait aussi de façon plus distinguée des disciplines. Je m'étonnais toujours de ces divisions du savoir, comme si la zoologie, les mathématiques, la géographie, l'histoire, le latin, l'anglais vivaient d'une existence séparée, sans liens entre eux, sauf pour les notes. Plus ou moins obscurément, je sentais qu'il devait y avoir quand même quelque chose de commun entre ces différentes formes de savoir. Vers 12-13 ans, non pas pour jouer les précoces, je me suis donc dit qu'il fallait se mettre à chercher ce quelque chose de commun. Et comme on commençait à nous parler un peu de philosophie, j'en ai conclu que c'est de ce côté-là qu'il fallait chercher. Profitant des longues heures d'étude qui nous tenaient enfermés, je me suis mis à m'approvisionner en livres, je n'ose dire de philosophie, mais ayant trait à la philosophie. Si je suivais le chemin qui m'était proposé, nul doute que j'arriverais à saisir la vérité, tout au moins à m'en approcher, et je me disais qu'en consignant l'essentiel de chaque philosophe dans un carnet, je devrais vite parvenir au but. Je commençais par Thalès de Milet, dont la simplicité transparente de la pensée m'apparut comme une synthèse lumineuse. Mais les choses se compliquèrent très vite avec Anaximandre, puis Anaxagore. Empédocle me jeta dans un abîme de perplexité, dont me délivra Parménide avec la perfection de sa sphère. Je me crus au bout de mes peines. J'allais enfin m'en remettre à la sérénité, si Héraclite n'avait pas tout remis en question, ou plutôt en mouvement. L'idée de ne pas me baigner deux fois dans le même fleuve me causa, c'est ridicule, à la fois des angoisses et des espoirs. Comment suivre le courant quand Platon à son tour prend l'allure d'un fleuve si majestueux qu'on se noie si on ne se raccroche pas aux branches du savoir ? Mais à quel prix ? Un sentiment m'a pourtant gagné chemin faisant, c'est qu'il doit y avoir une unité globalisante, ce que promet la philosophie, l'amie de la sagesse, ainsi l'éclairait l'étymologie. Mais qu'en est-il d'elle quand l'enseignement, université comprise, la transforme en une histoire de la philosophie, ressortissant dès lors plus d'une discipline que d'une pratique ? C'est-à-dire qu'à un moment donné la philosophie a été démarquée, mutilée par les historiens, ou par les " enseignants ", qui sont trop souvent, pardonnez ma trivialité, des concierges du savoir, soucieux d'aménager d'abord leur loge, puis de distribuer les locataires d'étage en étage. Un savoir étalonné par les examens est un savoir qui tend à se stériliser, comme un immeuble qui manque d'oxygène.

Troisième souvenir-indice, encore au lycée. Vous avez probablement tous connu cette institution qui faisait que, à chaque trimestre, si je me rappelle bien, le Conseil des professeurs, présidé par le proviseur, opérait comme Conseil de discipline, si le censeur était présent, ou en Conseil de félicitations, s'il ne prenait pas la parole. C'est du moins ainsi que je revois l'auguste assemblée. Avec trois ou quatre autres élèves, nous y étions périodiquement convoqués pour entendre un discours approbateur qui nous remplissait de fierté. Vite transformée en pénitence quand, à la sortie, nous attendaient en double file nos camarades qui, avec des cailloux noués dans leurs mouchoirs, nous administraient une volée de coups ans les flancs et sur le dos. Je ne sais pas si cette pratique existe toujours, ou si le plastique a remplacé les cailloux. Cela dit, en dépit de la rudesse du traitement, une curieuse réflexion s'est faite jour au fil des années : j'en suis en effet venu à me demander si ceux qui nous maltraitaient n'avaient pas aussi raison en nous prévenant à leur manière, peut-être un peu fort, du danger de se conformer à l'establishment (qu'on n'appelait pas encore ainsi). Cela m'a beaucoup troublé plus tard quand j'ai vu de près ce qu'est un corps professoral à l'université. Certes, les mouchoirs restent invisibles, comme les cailloux, mais les coups, pour être amortis, n'y sont pas moins rudes. Dès que vous sortez de la norme, vous devenez suspect. Et le péril grandit quand on commence à passer pour " marginal ". Dois-je m'étonner que beaucoup d'amis rencontrés au long des années qui ont suivi se reconnaissent tous, encore que je n'y aie pas fait attention tout d'abord, à leur volonté de se soustraire au conformisme des institutions et des savoirs établis ?

Ces souvenirs-indices, comme je les appelle, ont donné lieu par la suite aux éveils que connaissent tous les adolescents. Chez moi, c'est la dévotion à Jean-Jacques Rousseau que j'ai très tôt contractée : il faut être authentique, l'homme naît bon, il faut se garder de la corruption sociale, on souffre pour rester fidèle à soi-même... Cela m'a paru admirable. J'ai dévoré les Confessions, en regrettant de ne pas avoir rencontré Madame de Warens, dont ne subsistent qu'un balustre et une plaque à son nom dans le vieil Annecy, pas si loin du lycée Berthollet. Mais, en même temps que Jean-Jacques m'invitait aux Rêveries, jusqu'à la dixième Promenade, la dernière, qui commence par l'inoubliable : " Aujourd'hui, jour de Pâques fleurie... ", je cédais aux ivresses de Rimbaud, jusqu'à rejoindre son grand cri : " Il faut être voyant ". Et je pensais, je pense toujours, qu'il n'y a pas de poète qui ne soit voyant. Lui l'a été au-delà de toute limite, ce qui met un terme à la tentation de le suivre. Tel était du moins mon cas. Mais un autre poète m'a fasciné, Mallarmé, à qui je suis resté profondément fidèle. C'est lui qui m'a appris, non seulement à sentir l'absolu, mais, le premier, à m'interroger, bien avant McLuhan (qui lui rend d'ailleurs justice), sur la nature du médium, ou du média. Dans les Divagations en particulier, il questionne, avec un discernement non exempt de stupeur, ce par quoi on s'exprime, et qu'on a toujours tendance à évacuer, tellement nous avons intériorisé la pratique de l'écriture et de la lecture, comme si elle faisait partie de notre nature. S'interroger sur le livre, s'interroger sur le mot, s'interroger, non seulement sur le contenu, mais sur l'instrument qu'est la langue littéraire, bref sur la technique de la communication, telle fut la révélation qui n'a cessé de m'orienter.

Au passage, le souvenir d'un événement, si je puis l'appeler ainsi, qui m'a valu le plus grand camouflet de ma vie. La scène se passe à Genève où gens distingués, et même hyper-distingués, Starobinski, Bonnefoy, Dragone, etc., célèbrent Mallarmé, poète de l'absolu. Et moi, dans ma naïveté, qui est une naïveté authentique, même si elle suscite parfois des sourires, je m'étais dit : " puisqu'on m'a convié à participer à la cérémonie, je vais montrer l'autre aspect du poète, non moins important à mes yeux ". J'y présentais donc ce que j'ai appelé le premier " Mallarmedium ". Il s'agissait d'une bande vidéo que j'avais faite avec mon ami vidéaste Jean Otth à Lausanne. Au volant de ma voiture, et tandis que mon compagnon filmait avec sa caméra ce qu'il apercevait de la rue, je lisais des fragments des Divagations, m'interrompant par moments pour prononcer à haute voix les indications qui apparaissaient sur les panneaux routiers : Genève, Berne, Vevey, Parking, Interdiction de stationner, sens unique... Ce qui donnait lieu à mes yeux à une réalisation multimédia avant la lettre, mais qui, lorsque le magnétoscope se mit en marche, provoqua un silence de réprobation " absolue " (je ne joue pas sur les mots!). A la pause, ayant oublié mes cigarettes, j'en quémandais une à l'un des auditeurs : " après le sacrilège que vous avez commis, pas question ". J'étais atterré; le racisme intellectuel existe bel et bien ! Regagnant la tribune en compagnie de Starobinski, l'un des principaux officiants, je ne pus m'empêcher de l'apostropher :" Staro, vous étiez la semaine dernière à la télévision pour une émission consacrée à Philippe Jaccottet; vous lisiez des poèmes et vous obéissiez docilement aux instructions du réalisateur qui vous enjoignait de changer de place et de geste en respectant scrupu-leusement les instructions du cameraman. Bref, de bout en bout complice de la télévision, et vous récriminez lorsque j'essaie simplement de rendre justice au discernement, à la perspicacité de Mallarmé, qui avait pressenti tout cela, et l'a clairement écrit. " Ce qui ne m'a pas valu le moindre réconfort, ni des orateurs, ni de la salle. Je renonçai donc à la seconde partie de mon " Mallarmedium ", et partis seul, consterné.

Ces mésaventures tiennent aussi paradoxalement à l'attachement que j'ai eu très tôt à Socrate. A une époque difficile de mon existence, je devais gagner ma vie de façon plus que laborieuse et ingrate, je m'étais enfermé, si je puis dire, chez Platon, que je lisais jour après jour dans une solitude intransigeante. Ne m'étais-je pas juré de n'adresser la parole à personne qui ne fût apte à prendre part à un dialogue platonicien ? Hors les propos professionnels que je devais tenir pour gagner ma vie, pendant une année, j'ai été muet. Quand j'ai pu par la suite reprendre mes études, je n'ai jamais cessé d'écouter la parole de Socrate. A la différence de Platon, qui s'accomplit dans les grands Dialogues métaphysiques, La République, le Timée, Socrate se révèle, je ne l'ai pas compris tout de suite, dans les Dialogues dits mineurs, Hippias, Charmide, même Gorgias, où sa parole, toujours vive, exige qu'il n'y ait pas d'énoncé qui ne soit justiciable d'une énonciation, donc de l'énonciateur. Autrement dit, tout énoncé qui n'a pas la caution d'une conscience en action ne peut simplement se valider, fût-ce par le bonheur d'un concept ou d'une formule écrite. Socrate en appelle en permanence à la responsabilité du dire, et de celui qui dit. C'est peut-être aussi par là que le poète marque, non pas sa souveraineté, mais son originalité : une conscience vive ne peut être que poétique: réciproquement une pensée poétique ne peut émaner que d'une conscience vive. Enfin, c'est ce que j'imaginais alors, et que je continue de croire. Tout retrait dans une pensée conceptuelle constitue précisément un retrait, le début d'une défection, en quelque manière une trahison. Les professeurs de philosophie, comme la plupart des gens, " accumulent " des savoirs, feuilles mortes, humus tout au plus. Métaphore dont j'abuse, sans doute à tort, et dont j'ai été puni. Lors d'une récente promenade à cheval, Aladin (c'est son nom !) m'a fait étreindre l'humus et les feuilles mortes, au propre et, m'étant remis sans trop de mal en selle, au figuré.

Attiré par les chemins de l'art, j'ai aussi commis quelques imprudences. C'est ainsi que, jeune marié, je décidai un jour en plein hiver (c'était au mois de février) d'aller visiter avec ma femme les églises romanes d'Auvergne, offrande conjugale, me semblait-il; et comme je n'avais de voiture à ce moment-là, nous sommes partis à motocyclette, une Triumph 650 qui dévorait les kilomètres, hélas, sans conjurer le froid. Nous nous étions mis des couches de journaux sur le corps. Peine perdue. Je revois ma femme descendre du siège arrière comme un automate, incapable d'écarter ses pieds frigorifiés. Handicapés, ou presque, nous avons dû remettre au lendemain notre visite à la Majesté de sainte Foy.

Le confort, d'ailleurs modeste, aidant, c'est en voiture que nous sommes allés avec Jacques-Edouard en Italie, campant le plus souvent sous tente pour convertir les frais d'hôtel en supplément de pèlerinage. Longue étape à la basilique de saint François à Assise. Je prenais mes notes pour Découverte de la peinture, que j'étais en train d'écrire. Jacques-Edouard, qui n'avait guère plus de 7 ou 8 ans, restait assis à mes côtés sur un pliant des heures durant, regardant avec moi les fresques de Giotto, me signalant parfois des détails qui m'avaient échappé. Ainsi s'est dessinée la vocation de notre fils au fil des voyages, vocation qui est restée la sienne des décennies durant, jusqu'à son départ.

Vocation de l'amitié encore, Guy Weelen le rappelait tout à l'heure, qui nous a conduits à découvrir ensemble au sortir de la Guerre des artistes tels que Manessier, Pollock, Nicolas de Staël, Bazaine, Bissière, tant d'autres que nous nous " partagions " ! Rappelle-toi notre escapade à la galerie Drouin! Nous étions les deux seuls visiteurs quand Drouin nous a presque apostrophés, sceptique : " Vous vous intéressez aux Hautes Pâtes de Dubuffet ? " Dont presque personne ne voulait à l'époque. Et quelle joie de poursuivre nos recherches, de galerie en galerie, d'atelier en atelier. Souvent chez Vieira da Silva et Arpad Szenes, dont tu as été l'ami privilégié et le collaborateur jusqu'aujourd'hui qu'ils ne sont plus ni l'un ni l'autre. Mais j'aperçois dans la salle José Sommer-Ribeiro qui, après avoir dirigé le musée d'art moderne de la Fondation Gulbenkian, veille aujourd'hui sur le destin du musée Vieira da Silva-Arpad Szenes que tu t'es attaché à réaliser avec lui à Lisbonne.

C'est à cette époque que j'ai cru déceler dans les changements de l'art moderne comme les prémisses d'une mutation plus large. A la Faculté des Lettres de l'Université de Lausanne, j'ai donc pris l'initiative d'introduire un cours d'un nouveau type, que j'ai intitulé Esthétique et mass media, pour envisager entre autres la prodigieuse aventure de cette techno-iconographie qu'est la télévision. Aussitôt suspect aux yeux de mes collègues, dont l'un d'eux m'a charitablement déclaré en Conseil de Faculté: " Que voulez-vous enseigner sous ce nom ? Mass media n'est pas français ! ". On ne rompt pas impunément avec les disciplines établies, même en histoire de l'art. On m'a néanmoins toléré, à condition de faire de mon initiative un cours " expérimental ", donc à option, de quoi le saborder en douceur. Ce qui n'a pas été le cas. Jacques Monnier, ici présent, en a été le " coadjuteur ", ou l'acolyte privilégié, en un mot l'ami, des décennies durant. Jusqu'aux initiatives qu'il a prises pour faire de l'Ecole d'art qu'il dirige un foyer de recherches novatrices. De même qu'il y a une connaissance philosophique au vif - c'est l'exemple de Socrate que je rappelais tout à l'heure ,- il y a une connaissance de l'art au vif.

Et la connaissance de l'art au vif, je l'ai encore menée, à la tête du Musée d'art de Lausanne, en créant le Salon International des Galeries-Pilotes, qui a connu trois éditions et dont l'objet a été le confrontation des galeries d'art qui, dans le monde, faisaient vocation de découverte. Je croyais en toute bonne foi que les musées sont devenus les instruments d'une nouvelle maïeutique. J'y crois encore, à quelque réserves près.

Parallèlement s'est développée l'activité qui a été rappelée à plusieurs reprises, et que j'ai exercée dans le cadre de l'Association internationale des critiques d'art. L'art est plus qu'une cause à servir. Même démunie de moyens matériels, une association peut bénéficier d'une autorité morale non négligeable. C'est elle qui nous permis de venir en aide à plus d'un artiste, à plus d'un critique retenus pour des raisons politiques. Nous avons parcouru la plupart des pays européens à l'époque où se posaient encore les problèmes Est-Ouest. Nous sommes aussi allés en Afrique, à l'époque glorieuse de Mobutu (quand le zaïre valait un dollar), et où nous avons créé la première section de critiques d'art de l'Afrique noire.

Oui, chère Madeleine, c'est avec vous que nous avons couru la planète, c'est le cas de le dire, plantant la bannière de l'AICA pour élargir le sens de la communauté artistique, pour renforcer le sens de nos responsabilités. Période mémorable, qui nous a aussi appris, souvent à nos dépens, la force de certains préjugés. Vous me permettrez donc, chère Madeleine, de rendre hommage à votre générosité, à votre ténacité. Énergie à la mesure de votre pays, le Canada, qui garde l'esprit d'entreprise et le sens de l'effort. C'est pourquoi vous vous êtes ouverte aux nouvelles technologies, dont vous avez perçu très tôt qu'elles détiennent une partie de notre avenir. A preuve les projets que vous avez mis en oeuvre, et qui continuent de se développer. Puis-je vous dire ma gratitude, à vous qui faites de l'amitié et de la loyauté une seule et même qualité ?

C'est aussi le lieu de rendre hommage à Roger Caillois, le fondateur de Diogène, l'une des premières revues " transversales ", nourrie d'une pensée " transdisciplinaire " avant la lettre. C'est dire à quel point j'ai été heureux d'être invité à y collaborer régulièrement.

Puis-je rappeler à mon tour, cher Henri Lopes, notre rencontre vénitienne, à l'église deggli Schiavoni, notre connivence silencieuse devant le saint Georges aux prises avec le dragon, le sol jonché de membres et d'ossements, comme si Carpaccio nous donnait à voir la synthèse même du bien et du mal, portée à son point paroxystique ? Mais voici saint Jérôme qui, suivi de son lion paterne, transforme les moines en une ronde de pétales effarouchés. Et notre joie, comment l'évoquer ?, devant la Vision de saint Augustin, qu'épie un petit chien blanc à l'air mutin ! Dans cet instant privilégié, j'ai senti que nous nous accordions au merveilleux, qui prend figure dans les fables de l'Écriture, comme il prend figure dans tes romans, issus de la terre chaude d'Afrique, traversée de la voix de ta grand-mère, et du vent de la brousse.

Avec Dan, nous avons aussi parcouru la planète, de congrès en congrès, au service de l'AICA. Je revois notre errance sur la Place Rouge. Pas un bruit, comme si l'histoire était suspendue. Et malgré l'ombre qui régnait, nous devisions de métaphysique, sans doute parce que la métaphysique ne connaît ni lieu, ni heure, ni maître. Nous nous retrouvons ensemble en Ouzbékistan à un grand dîner officiel. Après le dernier toast, le Président nous déclare qu'il tient absolument nous emmener à une fête à quelque kilomètres de là. Quand nous y sommes arrivés, les gens dansaient, buvaient, s'enivraient depuis deux jours, nous dit-on, et nous n'avons jamais su si nous participions à un mariage, à une communion, ou à un quelque autre cérémonie. C'est seulement alors que j'ai compris la complexité du " transculturel ", si je puis dire. Sauf à la caricaturer, impossible de simplifier la Russie, qui se compose de populations combien différentes ! Rappelle-toi Boukhara, Samarkand ! Génie complexe, qu'il nous a été donné de toucher de près, dans l'exceptionnel comme dans le quotidien.

A l'autre extrémité de la terre, me voici avec Michel Conil-Lacoste, que je salue ici, tous les deux revêtus de suroîts pour affronter les chutes de Niagara, une manière " physique " de nous mesurer aux critiques d'art dans le brouhaha et les paquets d'eau. Mais c'est toi qui avais " Le Monde " pour l'emporter.

A côté de mes voyages et des périples dans le cadre de l'AICA, il y a eu toute une série d'autres lignes de force que j'explorais en parallèle. L'une d'elles, on ne s'en étonnera pas, portait le nom d'Edgar Morin. Son premier livre, L'homme et la mort, que j'ai lu l'année même de sa parution chez Corrêa, en 1951 m'avait frappé d'entrée de jeu. Contrairement à ce que nous enseignait l'Université, les phénomènes relèvent, souligne l'auteur, d'approches différentes qui, loin de s'exclure, peuvent s'accorder selon la dimension du complexe. C'est l'intuition majeure que j'ai retrouvée, longuement développée, dans l'Unité de l'homme. Me ravissait et me confirmait dans mes propres intuitions cette enquête, non pas sur un objet, mais " au vif du sujet ". Acte de foi à l'origine de la Méthode qui, rompant avec la cartographie établie, a ouvert les voies de la connaissance vécue, et qu'ont été heureux de découvrir de nombreux lecteurs revenus du positivisme ambiant. Jusqu'à souscrire à l'affirmation déroutante que notre " originalité profonde est d'être un animal doué de déraison ". Je n'ai pas été moins surpris, et ravi, de voir Morin céder au charme de Marlène Dietrich en couverture de son livre Les stars, alors que je luttais moi-même à l'Université de Lausanne pour introduire mon cours expérimental Esthétique et mass média. J'admirais le mérite d'Edgar, non pas le mérite, plutôt la vertu, cette fois-ci au sens fort de l'étymologie - courage, vigueur, puissance créatrice - de ne jamais s'en remettre à ce qui est tenu pour clos ou clôturable, et d'écarter sans merci les hommes de pouvoir, gouvernants, intellectuels d'appareil, grands ou petits maîtres ès spécialités, tous " réducteurs de tête " à leur manière. Ce n'est pas la rationalité qu'il met au défi, seulement la suffisance de ceux qui prétendent la détenir en se réclamant de Descartes. Morin, homme d'horizon, un fils de la Terre-Patrie.

Dans cette voie audacieuse, j'aimerais encore évoquer Abraham Moles, mort prématurément, qui a fait de sa vie une enquête permanente, souvent troublante. Nous nous sommes rencontrés à peu près partout sur cette terre, à Séoul, Philadelphie, Los Angeles, Tokyo, New York, Montréal, Toronto, Buenos Aires, mais jamais, ni chez lui à Strasbourg, ni chez moi à Lausanne. Nomades ou migrants, l'un et l'autre, lui, avec un sens de l'inattendu qui parfois me déconcertait. En visite chez un grand collectionneur américain, j'essayais d'attirer son attention sur une série de Picasso hors pair. Lui, ne quittant pas des yeux deux grands buffets où était exposée l'argenterie, s'exclame : " Je préfère les petites cuillères, il y a quelque chose à faire avec ça, imaginez un "système " des petites cuillères ! " . On comprend la fécondité de la micro-psychologie, dont il a été l'auteur, et l'attention, de prime abord paradoxale, qu'il accordait au banal, au kitsch, cartes postales et prospectus inclus. Sa dernière pirouette n'a-t-elle pas été la Science de l'imprécis ?

Tout système qui tend à se clore est un piège. En revanche, tout système qui conserve l'ouverture, quelque aventureux qu'il paraisse, est prometteur d'avenir. C'est l'hommage que rendait tout à l'heure Basarab à son compatriote et ami Stéphane Lupasco, que j'ai connu dans la modeste galerie de la rue de Beaune, animée par Suzanne de Conninck, qui aimait à recevoir artistes et esprits non conformistes. L'auteur des Trois matières et de la Logique et contradiction y tenait de fructueux propos.

Les nouvelles technologies, je m'y suis intéressé très tôt, non seulement par intérêt personnel, mais parce qu'elles me paraissaient en voie de configurer une nouvelle vision, peut-être même un nouveau monde. Pourtant, la plupart des intellectuels se refusaient à le voir. La télévision par exemple. Première étape, celle que j'ai appelée " alma-télévision ". A ses débuts, rappelez-vous, l'écran était vraiment l'équivalent du sein maternel, à cette réserve que le lait y était parcimonieux : une chaîne, deux chaînes, c'était l' " antique " ORTF. Difficile de sortir des chemins battus. Il y a dans la salle Gérard Gozlan et sa femme, avec qui j'ai fait à l'époque plusieurs émissions, et qui en savent quelque chose. Dans l'Embarquement pour Cythère, nous avions pris Watteau à témoin pour montrer ce que l'amour, ou les amants, deviennent lorsqu'ils sont pris en charge par les Clubs de vacances et la publicité ! La série, que j'avais appelée Les Chefs-d'œuvre vous questionnent, inversait la perspective historique traditionnelle pour instaurer une problématique critique. Notre série fut d'ailleurs interrompue prématurément, après une mémorable enquête sur le Journal Télévisé (JT).

Avec la privatisation et les nouvelles chaînes est survenue ce que j'appelle la " télévision média-mythologique ", peuplée de demi-dieux et de parasites. Mais avec la multiplication des chaînes que nous promet la télévision numérique, les 500 que nous concocte Time Warner à Orlando, nous sommes menacés par le retour des déesses mères, autrefois puissances de fécondité, ou de déesses-petites-mères, devrait-on plutôt dire aujourd'hui, vu leur prolixité, et leur futilité ! Mais il est une autre télévision qui émerge, dont nous avons à peine pris conscience, " interactive " comme on la qualifie abusivement à mes yeux. Il s'agit en effet selon moi d'une télévision que j'appelle " démiurgique ", aux mains des visionnaires-entrepreneurs ou des entrepreneurs-visionnaires, nouveaux démiurges de notre temps. Il y a une quinzaine année tout au plus, Bill Gates a eu la vision, au sens fort, d'un ordinateur dans chaque foyer. Vision qui l'a transformé en apôtre opiniâtre. Mais, à la différence des visionnaires d'antan, qui voulaient construire l'avenir à partir de leur foi, les modernes visionnaires le construisent à partir d'un produit à vendre, qui peut rapporter des milliards de dollars. C'est le cas de Bill Gates qui, à 39 ans, passe pour l'homme le plus riche du monde. C'est le cas, avec quelques milliards en moins, d'un Ted Turner qui entend faire de CNN (Cable News Network) l'observatoire du monde, et de chacun de nous un " câblé " docile. Et déjà s'étend sur l'Asie la grande ombre de Murdoch.... Ceci mériterait un tout autre développement, que je n'ai pas le loisir de faire ici, mais dont on peut déjà dire qu'il s'impose pour éclairer la mutation en cours.

C'est elle que j'essayais de comprendre en suivant parallèlement, à la mesure de mes moyens. les changements de la science. Très tôt, j'avais lu avec passion La Science et l'hypothèse d'Henri Poincaré. J'ai poursuivi au fil des années en cherchant de préférence les ouvrages qui remettent en question le positivisme, en tout cas ceux qui s'ouvrent au questionnement. C'est sans doute pourquoi je devais rencontrer Basarab Nicolescu, d'abord par son livre Nous, la particule et le monde. J'y ai découvert un exposé extrêmement lucide de la physique quantique, mais simultanément une ardeur, me permet-il de le dire, fraternelle, à aller au-delà des certitudes réputées scientifiques. Non, je me suis pas converti à la physique quantique, et pour cause ! mais Basarab m'a convaincu que l'essentiel de la physique quantique, son apport séminal , c'est d'abord de nous inviter à penser autrement. En le lisant, je repensais plus d'une fois à Marcel Duchamp, dont l'extraordinaire destin a été, précisément, de nous faire sortir d'une conception classique de l'art pour mettre au jour des voies et des expressions différentes. A l'instar des recherches scientifiques actuelles, à l'instar des nouveaux modes de création artistiques, il me semble que les nouvelles technologies, pour revenir à elles, ont elles aussi le pouvoir de nous faire voir et penser autrement. Il ne s'agit pas en priorité de performances, comme on aime le répéter à leur propos; il s'agit d'un apport beaucoup plus profond, encore mal exploré, qui se profile au seuil du prochain siècle. Cette disposition à voir et à penser autrement me paraît être de nos jours le signe même de l'avenir. Aussi n'ai-je que gratitude et attachement à ceux qui la partagent. Quiconque s'enferme dans un savoir autoritaire se stérilise. C'est ce qui arrive à tant d'esprits, réputés distingués, à tant d'institutions, nationales ou internationales. Mais c'est encore autre chose que j'ai découvert chez Basarab, dans ses livres et nos conversations, quelque chose que j'avais personnellement négligé : notre enracinement dans la tradition et le sacré. Certes, j'avais le sentiment que la science n'excluait pas cette dimension, mais si j'y voyais comme une complémentarité, j'imaginais mal une origine commune. Ce qui est tout autre chose. Ainsi la transcendance appartient aussi bien au mode de connaissance scientifique, à condition de ne pas avoir affaire à des fonctionnaires de la science, comme c'est si souvent le cas." La transmission du non-savoir est aussi importante que la transmission du savoir ", écrit Basarab dans ses Théorèmes poétiques. C'est dans cet esprit que des poètes et des scientifiques se sont réunis l'an passé à Arrabida, près de Lisbonne, à l'occasion du Premier Congrès Mondial de la Transdisciplinarité organisé par notre ami Lima de Freitas. Lieu étonnant, flanqué d'un couvent franciscain articulé à différents étages sur de petits jardins, où je me suis un peu perdu, quand on nous a dit : " Catherine Deneuve va arriver, les caméras sont déjà là ". J'ai donc couru à la rencontre de Catherine Deneuve ! Il n'y avait qu'une vierge en plâtre à l'entrée du couvent. Ce n'était visiblement pas elle ! Il paraît qu'elle s'est manifestée en chair et en os après notre départ, et que le film a bel et bien été tourné là. Pour notre part, trois jours durant, nous avons assidûment devisé de transdisciplinarité, sans trop prêter l'oreille à un bruit non moins étrange. Le couvent appartiendrait à la mafia de Macao ! La vérité est plus simple, et légitime, la Fondation Orient, dont nous étions les hôtes, bénéficie, nous a-t-on dit, d'un part des impôts prélevés sur les jeux, ce qui est le privilège de tant de loteries et de casinos dans les autres pays, Suisse comprise ! C'est peut-être, simple conjecture de ma part, qu'il n'est pas à long terme d'investissements plus fructueux que ceux qu'on place dans la culture !

Il est un autre lieu " magique ", c'est au Tessin, près de Locarno, le Monte-Verità, où depuis bientôt quinze ans se donnent rendez-vous, à l'instigation de Rinaldo Bianda, malheureusement absent aujourd'hui, les artistes novateurs de l'art vidéo, du computer art. Simultanément y ont lieu des colloques que j'anime et dont le propos est d'envisager les rapports entre les nouvelles formes de penser et les nouvelles expressions artistiques. Il ne s'agit pas d'établir une nouvelle théorie; il s'agit avant tout de suivre et d'analyser les interactions complexes qui se produisent, non pas pour les prévoir, mais pour débusquer les indices significatifs. Et les acteurs !

En voici précisément l'un d'eux qui arrive à l'instant : " Bonjour, Manfred ! ". C'est bien toi, je dois ajuster mes lunettes pour remonter jusqu'à la Grèce antique, excuse-moi, c'est que nous avons tous les deux la même prédilection pour les Présocratiques. Mais c'est aussi toi qui as créé à Cologne une Académie des nouveaux médias dans un lieu symbolique : mi-médiéval, on y voit encore des peintures du 13ème siècle, mi-futuriste, la partie suréquipée d'ordinateurs où travaillent tes étudiants venus de tous les pays, ce qui illustre encore la vocation élargie des nouvelles technologies.

J'aperçois Elie Théofilakis, qui est discrètement entré. Il est aussi, avec quelques autres, le fondateur d'un belvédère de la technoculture, qu'il a installé, lui, à Paris-Dauphine. Bonjour Elie ! Un des rares lieux en France où l'on s'occupe sérieusement de pourvoir les étudiants, non pas d'un savoir polymorphe (comme le pervers de Freud), mais d'une pratique multidimensionnelle, alliant recherche théorique et pratique.

Comme il y a des observatoires pour explorer le ciel, on a inventé des observatoires qui, tel celui d'Imagina à Monte-Carlo, interroge l'avenir de notre monde aux prises avec les nouvelles technologies. Philippe Quéau en est l'instigateur et, depuis près de quinze ans, le pilote averti. Consacré d'abord aux images de synthèse et aux transformations qu'elles entraînent, Imagina s'est élargi aux recherches les plus en pointe. Je vous recommande d'y aller. Chaque année, pendant trois ou quatre jours, vous assistez à des démonstrations, à des conférences et à des séminaires qui ont près d'un lustre d'avance sur ce qu'on voit ailleurs. C'est à Imagina que j'ai participé aux premières recherches sur la réalité virtuelle, présentées par Jaron Lanier lui-même, en chair et en os. J'y ai suivi les travaux sur la télédétection, la télérobotique, sur les communautés virtuelles, sur les clones, sans oublier les effets spéciaux qui ont métamorphosé le cinéma. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de participer personnellement à certaines expériences difficilement oubliables. Des hôtesses charmantes m'ont introduit dans un équipement de Réalité Virtuelle qui m'a transformé en gosse " super actif " (pour rester dans le vocabulaire de circonstance). Tout près de moi venait de surgir un ennemi qui me menaçait de son fusil électronique. Je l'ai pris de court en appuyant sur la détente de mon propre fusil, et je l'ai vu voler en éclats. Spectacle si gratifiant que j'ai multiplié mes ardeurs belliqueuses, bientôt interrompues par l'hôtesse qui m'a dit, du même air charmant, que le jeu était fini. Mon équipement VR déposé, j'ai retrouvé la réalité " rugueuse à étreindre ", dont parlait Rimbaud. La réalité virtuelle peut-elle nous faire retrouver notre enfance ? Ou vous inventer une nouvelle vie, comme quand je me suis transformé, à l'occasion d'une autre expérience, toujours à Imagina, en sculpteur. J'ai d'abord manié le marteau, avec tout son poids de métal, et je me suis mis à tailler la pierre, qui a résisté comme une vraie pierre, alors que rien de cela n'existait pour les gens à l'extérieur, ni marteau, ni pierre. C'était un peu comme quand on rêve, ou qu'on participe à une séance d'hypnotisme. En fait, bien au-delà, comme Philippe Quéau l'a fait observer dans ses livres, c'est une nouvelle réalité qui se construit avec les technologies digitales, stériles, si on se borne à en faire des instruments d'imitation, mais qui peuvent devenir d'une redoutable fécondité si on aperçoit vers quels horizons insoupçonnés elles nous entraînent.

Il me reste à parler d'un sujet qui me tient à coeur. Vous l'avez deviné, c'est d'Internet qu'il s'agit. Grâce à l'amitié d'Alessandro Villa , qui l'a installé chez moi il y a plus d'une année, pratiquement depuis l'avènement du World Wide Web, je suis devenu l'un des premiers internautes privés, l'un des plus assidus aussi. On ne peut malheureusement pas donner une idée d'Internet si on ne le pratique pas soi-même. C'est l'erreur que commettent tant de pseudo-intellectuels, qui en dissertent à partir de la notion qu'ils en ont, ou pis, de l'idée qu'ils se font des " autoroutes de l'information ". Autre erreur, non moins préjudiciable, confondre Internet avec une super-banque de données. Contrai-rement aux idées reçues, et que l'on continue d'entretenir, par paresse ou par confort, c'est un nouveau continent qui s'ouvre, un nouveau mode de vivre, peut-être même assiste-t-on à l'avènement d'un autre ordre de réalité, pour ne pas dire d'une nouvelle réalité.

On comprendra dès lors pourquoi j'ai eu à coeur, pour prolonger la mémoire et l'action d'un fils trop tôt disparu, de mettre sur INTERNET un premier aperçu des oeuvres d'art dont il s'était entouré, et des dizaines de milliers de diapositives qu'il avait réunies au cours de ses nombreux voyages. Grâce à la collaboration de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et de la Fondation Jacques-Edouard Berger, grâce aussi à l'amitié combien généreuse et efficace de Philippe et Truus Salomon de Jong, Jacqueline Dousson et Francis Lapique, tous quatre présents, et que je salue, nous avons mis au point une suite de programmes qui, sous le nom de " WORLD ART TREASURES " (A la rencontre des trésors d'art du monde) inaugure, à la suite du Musée imaginaire de Malraux, le premier Musée imaginaire électronique " on line " du prochain siècle. Chaque programme s'essaie à inventer une perspective différente dans l'esprit de ce nouveau média. Près de 500 images d'art ont déjà été mises sur INTERNET, qui font l'objet de quelque 4 à 5000 connexions par jour.

C'est ainsi que le programme que nous avons élaboré, Pèlerinage à, se propose rien moins que de fournir via INTERNET l'équivalent du pèlerinage entrepris il a quelque 3000 ans par Séthi 1er pour ériger à Abydos le temple qui porte son nom et qu'il faut distinguer de la tombe qu'il a fait creuser pour lui dans la vallée des Rois. L'enjeu du programme informatique est de tenter de reconstituer l'itinéraire même du pèlerin, non seulement abstraitement et intellectuellement, mais " spirituellement " et " existentiellement ", pourrait-on dire, en ménageant des étapes réglées à partir de la première salle à ciel ouvert jusqu'au sanctuaire secret habité par Osiris, Isis et Horus, en accord avec l'expérience intérieure qui s'accomplit au fur et à mesure. Internet, nouveau lieu d'exploration métaphysique ? Peut-être même d'initiation ?

Les hommes de la préhistoire ont " inventé " de répondre au " scandale de la mort " en investissant l'aire entre le cadavre et les vivants d'ocre rouge disposée sur le sol ou sur les parois de la caverne. Ce faisant, ils ont créé la première interface, l'interface du Sens, qui fonde le fait humain. A la différence des animaux, nous savons que nous devons mourir. La conscience humaine est à la fois béance et aspiration à l'au-delà de la béance. C'est donc à l'intérieur de cette aire polarisée par le défunt que se nouent les échanges symboliques. C'est de ce réseau originel que procéderont toutes les civilisations en donnant forme aux croyances, aux rites, aux arts (peinture, sculpture, architecture, musique, danse) qu'elles ont inventés au cours du temps. Les animaux, le bison, le cheval en ont longtemps été les médiateurs privilégiés, le cheval en particulier, qu'on retrouve à Lascaux, à la Combe d'Arc, dans tant de grottes préhistorique. Le cheval, que je continue de monter régulièrement avec mon ami Antoine Bagi, et qui nous relie " organiquement ", pourrait-on dire, à nos lointains ancêtres nomades. Mais n'est-ce pas à un nouveau nomadisme que nous avons affaire aujourd'hui, à un " techno-nomadisme ", si vous me passez l'expression ? Il me semble en effet que l'interface originelle est en train de changer. Pour la première fois le monument, au sens large, qui a été l'instrument de stabilisation des croyances et des symboles durant des millénaires, tend à céder au mouvement, comme si, aux temples et aux palais, succédait la communication, la " locomotion on line ", devrais-je plutôt dire, héritière des chevaux galopant à travers les steppes ? Les supports fixes de la mémoire, écriture comprise, se dynamisent dans ce qu'il faut bien appeler, sans jouer sur les mots, un " réseau pensant ". Allons-nous vers une trans-histoire à l'échelle de la planète où s'éveillerait, sinon une conscience, du moins une écoute du monde à venir ?

Qu'on me permette pour conclure d'exprimer ma gratitude à ceux qui m'ont fait l'amitié de partager cette " fête ", car c'est bien de fête qu'il s'agit. En même temps, j'aimerais réunir, dans l'espérance qui s'en dégage, trois voix chères. D'abord celle de Roberto Juarroz : " L'office de la parole est un acte d'amour qui créé de la présence ". Les nouveaux réseaux vont aussi pouvoir, c'est ma certitude, créer de la présence. Une parole " en ligne " est une parole directe. Les inconnus apprendront à se rencontrer à la lumière du cyberspace. N'est-ce pas ce dont nous assure Basarab dans l'un de ses Théorèmes poétiques, c'est du moins ainsi que je l'interprète, quand il dit :" Si la lumière pouvait rêver, quelle serait son plus grand rêve ? : Voir ". Et j'ajoute cette parole, qui est la voix de notre fils : " Car la mort est inacceptable hors d'une vision qui l'assume ".

De quoi sommes-nous les serviteurs ? De la vision de l'avenir. Notre reconnaissance pour le passé se double de notre responsabilité à l'égard des années à venir. Et c'est pour cela que je remets à Basarab Nicolescu, qui inaugure aux Éditions du Rocher une collection transdisciplinaire, le manuscrit du livre que je lui ai promis, terminé il y a deux jours, et qui s'intitule tout simplement L'Origine du Futur.

RENÉ BERGER


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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