COSTIN CAZABAN

Le temps de l'immanence contre l'espace de la transcendance:
oeuvre organique contre oeuvre critique



Cette contribution poursuit une recherche que j'ai entreprise antérieurement concernant Le temps musical et l'espace musical comme fonctions logiques [1]. Il s'agissait alors de fonder un système d'analyse musicale et/ou de composition à partir des postulats de la "logique dynamique du contradictoire" élaborée par Stéphane Lupasco [2]. L'utilité de son système pour les sciences de l'art m'a semblé évidente en cela qu'il accepte l'immanence de la contradiction, de l'indécidable, indécidable qui n'est autre chose que "l'ineffable" du commentaire esthétique, se prêtant ainsi à une modélisation peut-être plus souple, plus proche de l'objet artistique que celles qui se disaient "scientifiques" il y a vingt ou trente ans.

Les notions de temps musical et d'espace musical seront utilisées ici dans une acception précise et traitées comme des postulats, loin de l'évidence et ne traduisant point immédiatement les propriétés d'objets préexistants. Nous les regardons, avant tout, comme des assertions dont seules les conséquences nous intéressent, plus particulièrement comme des dynamismes transfinis contradictoirement conjugués.

Nous appelons les deux vecteurs postulés par Lupasco selon sa "logique dynamique tripolaire", adaptés à la musique, temps et espace. Ce sont des expressions spécifiques du couple contradictoire hétérogénéisation / homogénéisation. Il y a donc nécessairement, à l'intérieur de n'importe quelle oeuvre musicale, un vecteur temporel et un vecteur spatial dont la plus forte contradiction, la coexistence à un même niveau de développement, mutuellement et simultanément anéantissant et mutuellement et simultanément valorisant constitue la vocation de l'oeuvre, son "esthéticité". Le temps musical, expression du vecteur hétérogénéisant, serait la capacité ou plutôt la nécessité, pour une musique, de proposer des visages toujours nouveaux, diversifiés jusqu'à un certain point (c'est-à-dire jusqu'au point où ce vecteur s'actualiserait de manière radicale et rejetterait l'autre vecteur dans une potentialisation infinie, tout aussi impossible que l'actualisation infinie et, en tout cas, nettement anti-esthétique, car elle transgresserait la conjonction contradictoire dans sa position la plus antagonique, qui est, en art, condition inéluctable de la valeur). Notre temps musical est donc perpétuelle création de différence et il s'oppose en cela au temps des horloges, tel que ce dernier se montre communément, à savoir un temps de l'identification. Mais, à l'intérieur de l'oeuvre musicale, ce temps ne s'oppose pas au temps trivial, comme le croyait Bergson, mais à l'espace musical, dont il est aussi le conjugué. Le vecteur spatial représente une tendance que manifestent les éléments musicaux, celle de résister à la diversification dont naît le temps musical, de remonter ce temps. Et comment pourraient-ils remonter le temps de l'hétérogénéisation sinon en essayant de contrecarrer la diversification, en se présentant au nom d'une unicité, placée dans un passé potentiel ou dans un futur actuel.

Ces postulats nous amènent, après quelques étapes intermédiaires, à certaines conclusions que je vais présenter succinctement, pour pouvoir entrer dans le vif du sujet d'aujourd'hui. L'équilibre contradictoire est la prémisse du non conditionnement de l'artiste (et du récepteur, par ailleurs). Le mystère artistique est la conséquence du caractère immanent de la contradiction. L'ineffable artistique est donc, lui aussi, strictement immanent. L'art coïncide avec le faux en logique, selon l'observation de Lupasco [3]. L'oeuvre musicale est syntaxiquement tautologique, car le temps et l'espace musical ne préexistent à leur mise en discours et se déterminent réciproquement à chaque instant. Aussi, est-elle une thèse, dans le sens que la logique confère à ce terme, à l'instar d'une langue imaginaire dont les règles grammaticales se définiraient au moment même de la production des phrases : aucune expression fausse ne pourrait être formulée dans cette langue. À cause de la relation instantanée et mobile du temps et de l'espace, la musique évacue le contingent et la prédétermination et ne garde que l'aspect analytique (dans le sens de Kant), la forme logique des événements. Chaque fois, nous reconnaissons cette forme logique mais, à la différence du langage parlé, nous acceptons implicitement que d'autres formes logiques sont possibles et toutes ces formes logiques sont à la fois irréductibles et non contradictoires entre elles.

Nous savons, depuis Wittgenstein, que le monde consiste non pas en choses mais en "état de choses". Ce que nous avons appelé la fonction spatiale crée les états de choses à partir des éléments. Tout état de choses musical est envisageable, car l'oeuvre crée son monde pendant son propre déroulement et rien d'intact ne survit à cette mise en oeuvre. Par son aspect spatial, la musique est "dionysiaque", selon la terminologie de Nietzsche, en ce sens qu'elle transcende sans répit le principium individuationis , un principe qu'elle cultive par ailleurs, grâce à sa fonction temporelle.

Le vecteur spatial rend possibles l'anticipation et le souvenir, garants du sens, même si ce dernier ne s'y réduit point. Il est donc créateur de sens, dans deux acceptions : il confère à l'élément musical une place dans la hiérarchisation qu'il installe et il montre la direction de cette hiérarchisation. " Si tout fonctionne comme si le signe avait une signification, alors il en a bien une " (toujours selon Wittgenstein [4]) et l'erreur de logique résumée par l'expression post hoc ergo propter hoc désigne, dans la musique, une réalité parfaitement consistante. La conjonction contradictoire des fonctions spatiale et temporelle écarte cependant la possibilité d'une identité stable, résolument actuelle. Le passé de l'oeuvre est sans cesse recomposé et la musique perd et refait sa virginité à chaque instant. La tautologie musicale est mise en temps, par le vecteur diversifiant et chaque pli de la tautologie a la forme d'une signification.

Une pièce de musique est une tautologie parce que l'espace, qui confère aux éléments leur signification, ne précède pas l'oeuvre. Il n'est jamais que l'espace d'une oeuvre, il n'est pas un a priori et il n'est pas conventionnel non plus. Le monde des significations du discours s'édifie en même temps que le discours lui-même. Il y a là une différence fondamentale par rapport au langage parlé qui, intuitivement saisie, a découragé les musicologues tentés par l'analogie.

La cadence finale, dans une oeuvre tonale, ne nous fait pas oublier les péripéties que la tonalité, maintenant triomphante, a eues à traverser. La seule manière, pour une oeuvre, d'exister après sa fin c'est de nous imprimer dans la mémoire l'ordre qu'elle a instauré et les menaces dont cet ordre a été l'objet. Dans la culture chrétienne classique, la fonction spatiale prend la forme de la nécessité, en cela qu'elle représente la révélation de l'Un à travers le multiple et raconte, en fait, l'histoire de l'être. La forme y devient une confirmation du salut, un scénario catharctique. (Lévi-Strauss a écrit, à ce sujet, quelques phrases définitives.)

" Le sujet est le siège et l'agent actif des actualisations et, par là même, il sombre dans l'inconscience " [5], nous rappelle Lupasco. Dans la musique classique, l'identification, c'est-à-dire la fonction spatiale, c'est-à-dire la tonalité, a toujours tendance à se potentialiser et à s'objectiver ainsi et elle maintient la fonction temporelle, la diversification, dans une position actuelle, dans la subjectivisation. " Toute musique - disait Adorno [6] - a pour idée la forme du Nom divin. Prière démythifiée délivrée de la magie de l'effet, la musique représente la tentative humaine, si vaine soit-elle, d'énoncer le Nom lui-même". D'où, dirons-nous, cette association entre musique tonale et nostalgie, si l'on pense que, pour Heidegger, " la nostalgie est la douleur que nous cause la proximité du lointain " [7]. En tant que contradiction insoluble, l'état esthétique contient, d'après Lupasco, aussi bien " l'état de réalité du discours (la valeur logique linguistique virtualisée et objectivisée de la sorte) " que "l'état d'irréalité du discours (la valeur logique linguistique actualisée, qui s'actualise et échappe à la conscience et à la connaissance par sa subjectivisation); de la fiction verbale jailliront les deux vérités y adéquates, la vérité de la réalité et la vérité de l'irréalité comme expression de leur non-contradiction respective " [8].

La structure de la musique tonale correspond à la logique classique où le sujet assume la diversification et voit devant lui un objet placé dans une pyramide identifiante. La tonalité est ainsi regardée comme la chose en soi, tant qu'elle n'était pas menacée de dissolution, dans les conditions d'une parfaite cohérence entre le traitement du matériau et les potentialités de ce même matériau. Elle est ressentie d'abord comme loi de composition du matériau (car le matériau tonal est composé, en quelque sorte, a posteriori), puis elle est mise en scène dans un scénario agonal d'où elle sortira évidemment victorieuse.

Le couple sujet / objet de l'oeuvre repose sur la même répartition des dynamismes que le couple sujet / objet du compositeur. Il y a coïncidence entre la logique d'essence platonicienne du compositeur, c'est-à-dire du sujet, en tant que diversification et de l'objet identifiant, logique "naturelle" de l'Européen et qui est celle de notre langue aussi, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elle appartienne aux langues indo-européennes ou apparentées, et la logique de l'oeuvre qui potentialise l'identification et actualise l'hétérogénéisation. Le mécanisme logique de l'auteur fonctionne, comme celui de l'oeuvre, par analogie au concept. C'est l'explication, en termes syntaxiques, de ce qu'Adorno appelait " oeuvre organique ", par opposition à " l'oeuvre critique ". Dans l'oeuvre organique, à cause de la coïncidence signalée, et qui nous semble si souvent inhérente, l'auditeur devient lui aussi partie de l'oeuvre, car il assume logiquement la même configuration des dynamismes. Son temps d'écoute se superpose parfaitement sur le temps musical, chaque surprise effectivement présente dans le discours est, pour lui, effectivement surprenante et cela même s'il connaît l'oeuvre par coeur. La conjonction contradictoire des vecteurs logiques anéantit tout ce qui est antérieur à la mise en oeuvre, d'un côté et, de l'autre, assure l'ouverture, le riche non conditionnement de l'auditeur.

Plus tard, et en relation avec l'enrichissement d'un matériau que la loi de composition arrive de moins en moins à maîtriser complètement, le sujet créateur perd peu à peu l'illusion d'un possible investissement dans sa production comme s'il s'agissait effectivement de son monde, taillé à sa mesure, d'un monde, autrement dit, dont il est le démiurge. Le rêve de la coïncidence parfaite entre le sujet créateur et l'agent de l'oeuvre disparaît. Comme la maîtrise du matériau devient de plus en plus visible, car elle engage des procédures de plus en plus complexes, la possibilité de présenter quelque chose comme l'immanence même, ainsi que le faisait l'exposition thématique de la sonate classique, se perd elle aussi. C'est, on le voit maintenant, le chemin qui sépare l'oeuvre organique de l'oeuvre critique, interprété en termes logico-syntaxiques.

Un des constats les plus étonnants de ces mutations appartient à Nietzsche. Le philosophe, qui résumait le discours de l'immanence et la simulation de la Parole absolue, chez le dernier Beethoven, en disant: " C'est posé, non pas composé ", se demandait par ailleurs: " De quoi souffré-je, quand je souffre du sort de la musique ? De ce qu'on a fait perdre à la musique son caractère affirmatif ... " [9]. La brisure syntaxique entre compositeur et oeuvre annule le rôle de "voix de l'absolu" conféré traditionnellement à l'énoncé thématique. Le thème semble se développer en même temps que son exposition, de telle sorte que, si l'on retrace son chemin rétrospectivement, il n'a pour origine que le néant et la simple volonté individuelle du compositeur comme point d'ancrage. Volonté d'expression, chez Mahler, volonté d'inexpression, chez Cage, la démarche subjective n'a pas besoin de justification, car elle n'entend plus être un message mais propose un support édifiant, romanesque chez l'un, méditatif, chez l'autre. (Il est intéressant de rappeler d'ailleurs que Cage considérait l'harmonie classique incompatible avec une expérience spirituelle, car, apparemment, il la voyait trop impliquée pour être ouverte à la Manifestation. Schoenberg avait d'ailleurs constaté qu'il n'avait aucun sens de l'harmonie.) La musique de l'Américain, celle de Mahler aussi, sont des musiques qui coulent, héraclytéennes, dans lesquelles on ne peut pas se baigner deux fois: elles ont le temps devant elles et postulent de ce fait un sujet consistant mais extérieur à l'oeuvre.

On a pu dire, à ce propos, que la musique de Mahler constate la dissolution du sujet. Elle constate en fait seulement la dissolution du sujet de l'oeuvre (pour des raisons, avant tout, internes, car " l'inauthenticité du langage devient ce en quoi se chiffre la teneur de la musique ", comme le souligne à juste titre Adorno [10]). Elle constate surtout l'impossibilité, pour le sujet créateur, de venir le renflouer. (Schoenberg disait de la Neuvième Symphonie de Mahler que ce n'était pas directement le compositeur qui y parlait mais un tiers.) Cependant, le sujet créateur n'est pas artistiquement aphasique puisqu'on a pu dire aussi, de l'oeuvre de Mahler, qu'elle était autobiographique (dans un autre sens, évidemment, que celle d'un Strauss, par exemple). " L'âme rejetée sur elle-même ne se reconnaît plus dans son idiome héréditaire "[11], observe Adorno, fidèle à ses postulats. Le compositeur doit prendre ses distances par rapport à son oeuvre, car il ne peut pas faire jaillir le sens " d'une totalité qui ne doit pas clore sur elle-même ". Si sens il y a, il doit être d'un autre type, car l'ancienne manière de construire une signification était liée à l'idée de totalité qu'on peut regarder " des deux côtés ", selon la célèbre image de Wittgenstein. Dans ce cas, le sens se superposait à l'exercice de l'organisation par le sujet créateur, tandis que maintenant, Adorno constate que, au contraire, " désorganisation et sens se confondent ". Ce sens, cependant, n'est plus de la même nature: celui de la musique classique était immanent, car oeuvre et organisation n'en faisaient qu'une, tandis que le sens de l'oeuvre critique est donné justement par la distance entre le sujet de l'artiste et le sujet de l'oeuvre et il potentialise, donc objectivise, une pyramide renversée, une déhiérarchisation. Pour la pensée classique, général et particulier était finalement la même chose, aussi longtemps que l'espace et le temps musicaux étaient conjugués au point de configurer l'oeuvre et, en même temps, s'en détacher pour la considérer comme une totalité fermée, sous l'angle de la finitude. Mais Mahler, pour retrouver le sens, doit soulever le particulier contre le général et cela ne peut pas se faire sans la potentialisation de l'hétérogénéisation, érigée en principe universel, sinon même théomorphe. Et le raisonnement de l'oeuvre, avec cette nouvelle manière qu'elle adopte pour s'installer dans le temps (physique, cette fois), le raisonnement implicite, donc, de déductif devient inductif. C'est en partie à cela que pensait Adorno, quand il trouvait que la musique de Mahler est proche du roman [12] : épique, d'un côté, dramatique de l'autre, cette opposition est celle de l'inductif contre le déductif, en dernière instance, du critique contre l'organique.

Si, pour l'oeuvre organique, nous pouvons dire, avec Hölderlin, que " toujours... la terre va et le ciel demeure ", dans le "monde à l'envers" de l'oeuvre critique, la terre toujours demeure et le ciel va.

Costin CAZABAN
Compositeur
Enseignant à l'Université Paris 1

RÉFERÉNCES


[1] Costin Cazaban, Temps musical / Espace musical comme fonctions logiques (thèse de doctorat de l'Université Paris I), Atelier national de reproduction des thèses, Lille, 1993.

[2] Voir notamment Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie , Hermann, Paris, 1951.

[3] Stéphane Lupasco, Logique et contradiction , PUF, Paris, 1947, passim.

[4] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus , trad., Gallimard, col. Tel, Paris, 1986, p. 43.

[5] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie , op. cit., chap. V, "Le sujet et l'objet logique et la logique du sujet et de l'objet", pp. 121-131.

[6] Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia , trad., Gallimard, Paris, 1982, p. 4.

[7] Martin Heidegger, Qui est Zarathoustra de Nietzsche , in Essais et conférences , trad., Gallimard, col. Tel, Paris, 1980, p. 125.

[8] Stéphane Lupasco, Logique et contradiction , op. cit., pp. 175-176.

[9] Cité dans Theodor W. Adorno, Essai sur Wagner , trad., Gallimard, Paris, 1966, p. 125.

[10] Theodor W. Adorno, Quasi una fantaisia , op. cit., p. 99-100.

[11] Ibid. , p. 99.

[12] Ibid ., p. 101.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 13 - Mai 1998

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