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Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires
Le titre de cette intervention mérite quelques explications. Célébrer le Nom, c'est, pour moi chrétien, entrer dans la manière dont Jésus a appelé Dieu "son Père". Il ne s'agit cependant pas, pour les chrétiens, de s'approprier ce nom de Père : que n'a-t-on pas fait dans l'histoire "au nom du Père" ! Célébrer le Nom sera bien davantage accueillir humblement le Nom, accueillir le Père révélé en Jésus, dans l'Esprit Saint. C'est cette attitude d'accueil, d'attente, de Celui qui est toujours au-delà de ce que je peux en connaître, qui constitue le croyant. Il y a là, du reste, une analogie d'attitude avec le scientifique face au réel qui toujours lui échappe, même s'il en découvre de plus en plus de facettes.
"Père est, en une certaine façon, le nom le plus vrai de Dieu, son nom propre par excellence" disait St Cyrille d'Alexandrie au 5ème siècle après JC. Au même moment, Denys l'aréopagite, invitait à une démarche dialectique qui dit bien notre difficulté à considérer le mot Père : "Après avoir affirmé en un premier temps, à la suite de l'Ecriture, "Dieu est Père", il convient de faire passer cette formule par le creuset de la négation "Dieu n'est pas Père", afin de purger l'image que nous nous faisons du père de tout ce qui ne peut s'accorder au Père tel que le révèle Jésus Christ. Dans un troisième temps, on pourra dire de nouveau "Dieu est Père", mais alors on aura changé de sens : Dieu est Père de façon suréminente, et, à proprement parlé, indicible. Comme le souligne de nos jours le philosophe chrétien Paul Ricoeur, il faut atteindre le degré zéro de la figure du père pour oser enfin invoquer Dieu comme "Père" . Du reste, il existe dans l'histoire de l'Eglise toute une tradition qui parle de Dieu comme "L'Inconnaissable".
Déjà le judaïsme propose la figure paternelle de Dieu et Jésus va s'inscrire dans cette proposition. Mais il va inaugurer un autre rapport à Dieu à travers une relation de proximité unique avec celui qu'il appelle "son Père", relation absolument inédite, révolutionnaire pour les instances de son époque, relation qui est l'une des clés de lecture des Evangiles. C'est cette relation unique qui est, pour le chrétien, le lieu par excellence de la célébration du Nom. Ce qui frappe ainsi dans les évangiles, c'est le nombre de fois qu'est utilisée l'appellation de Père, en particulier dans l'Evangile de Jean où le nom de Père est appliqué 121 fois à Dieu, dont 112 fois dans la bouche de Jésus.
Nul n'a jamais vu Dieu; le Fils unique
qui est tourné vers le sein du Père,
lui, l'a fait connaître.
(Jn 1, 18)
Mon Père et moi, nous sommes un (Jn 10,30)
Qui m'a vu a vu le Père (Jn 14, 6)
C'est bien ce que nous trouvons dans la prière sacerdotale (Jean 17) où Jésus dit en s'adressant à Dieu : "Père.. j'ai manifesté ton nom aux hommes que tu m'as donnés du milieu du monde" (17, 1 et 6). J'ai manifesté, mot à mot : j'ai rendu visible, j'ai mis en vue.
Et plus loin : "Je leur ai fait connaître ton nom" (17, 26). Quel nom Jésus aurait-il fait connaître spécialement à ses disciples ? Ce n'était pas le nom sacré de YHWH : le peuple juif connaissait ce nom depuis quinze siècles, lorsque Dieu s'était révélé à Moïse au buisson ardent (Exode 3), nom tellement révéré que seul le grand prêtre le prononçait une fois par an lors de la grande bénédiction de Yom Kippour. La révélation nouvelle et spéciale, le but ultime, le nom que Jésus désirait faire connaître aux siens, c'est bien le nom de Père, celui qui, plus que tout autre, contient la révélation de Dieu.
Nom d'ailleurs presque intraduisible dans nos langues, bien que la version grecque de l'évangile de Jean que nous lisons emploie, faute de mieux, le mot "pater" et qu'en français nous hésitions entre "père" et "papa". Mais l'apôtre Paul (Rom 8,15 et Gal 4,6) garde le mot araméen "Abba" qui seul contient et conserve toutes les nuances de cette appellation (ce qui en montre bien l'enracinement dans la tradition juive).
C'est une paternité qui n'a pas commencé au moment de l'incarnation. Mais de toute éternité Dieu est Père et éternellement il est Père de Notre Seigneur Jésus Christ, " le fils qui est dans le sein du Père" (Jean 1, 1 8).
Dieu est le Père : dans cette optique, cette paternité n'est pas un des aspects de son être parmi beaucoup d'autres, mais elle en est la révélation la plus complète et il est le seul qui ait vraiment droit à cette appellation, Lui, la source de toute vie.
C'est à travers les relations existant entre le Père et son Fils unique et bien-aimé, que nous pouvons découvrir quel est le visage du Père que Jésus a voulu nous révéler (cf évangile de Jean, dont les références ci-après sont citées).
C'est le Père qui a envoyé le Fils, c'est de lui qu'il est sorti, qu'il est venu dans ce monde. Il est descendu du ciel (6, 38) pour glorifier Dieu sur la terre (17, 4). Il est un cadeau du Père dans son amour (3,16).
Mais en même temps c'est au Père qu'il va: il monte vers le Père, il passe de ce monde au Père. Et ainsi, dit-il, "Je sais d'où je suis venu et où je vais" (8,14). Quelle assurance à travers toute une vie dans le Père et sous le regard du Père, et non fruit du hasard ou d'un caprice !
Célébrer le Nom sera parcourir, avec l'Esprit de Jésus, ce pélérinage qui va du Père pour retourner au Père. La vie quotidienne devient ainsi lieu de célébration du Nom !
Le Père le marque de son sceau (6, 27). C'est le baptême du Saint-Esprit que le terme "sceau" désigne toujours dans le Nouveau Testament. Le Père lui rend témoignage,
soit directement par une voix venant du ciel (1, 32-34 ; 12, 28),
soit par les oeuvres qu'il lui donne de faire (10, 58).
- Le Père connaît le Fils et le Fils connaît le Père (10, 15) : en se rappelant que ce verbe, dans la pensée biblique, exprime non un savoir intellectuel, mais une relation, une expérience d'amour et de communion qui concerne l'être tout entier.
- Le Père aime le Fils : ici est employé ce terme intraduisible en français,, l'amour agapè, dont la description nous est donnée dans cet hymne si connu de 1 Corinthiens 13, 4-7 : "s'il me manque l'amour"...cela ne sert à rien de vouloir célébrer le Nom ! Cet Amour se reçoit de Dieu, et chacun, quelle que soit sa situation et son histoire, peut l'accueillir à tout moment.
Mais il y a aussi un autre verbe "philein" qui est employé pour traduire cet amour du Père pour le Fils. Il signifie affectionner, il exprime la tendresse et même la manifestation de sentiments humains. Quel mystère que Jésus ait ressenti, dans son ministère terrestre, un telle présence et intimité toute "humaine" dans ses relations avec le Père !
En conséquence de cette intimité, de cette proximité, en cette communion qui est le contraire d'un asservissement,
Et alors le Père l'exauce toujours ! (11, 41-42).
Le Père peut alors tout remettre entre les mains de son Fils (3, 35 et 13, 3), en particulier les brebis que personne ne peut ravir de sa main (10, 28-29), parce que le Fils est tellement tourné vers le Père qu'il ne cherche pas sa volonté, mais la volonté de celui qui l'a envoyé (5, 30). Il garde les commandements du Père (15, 10) et on peut contempler le Père agissant dans les oeuvres du Fils (14, 10).
Cette communion qui est libération et responsabilisation est vitale pour célébrer le Nom.
C'est sur ce point-là précisément que le Nouveau Testament va opérer une transmutation de la figure du Père, ou plutôt mettre en pleine lumière ce que la Première Alliance pressentait sans l'exprimer clairement. La figure de la loi elle-même s'en trouvera transformée : elle passera de la forme d'une liste de prescriptions, qui était déjà un don bienfaisant, à la certitude que la volonté du Père est seulement volonté de vie, seulement amour. La loi devient, pour Dieu comme pour nous, "loi d'amour". On se souvient de Jean13,34 :" Je vous donne un commandement nouveau, c'est de vous aimer les uns les autres, oui, de vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés ". Or l'amour du Christ pour nous ne fait que manifester et actualiser l'amour du Père.
Notons encore l'importance de l'insistance du Nouveau Testament sur le mot " Abba". "Abba", en effet, n'est pas tout à fait l'équivalent de Père, mot par ailleurs très fréquent dans nos textes. Il signifie plutôt "papa". C'est presque un mot d'enfant. Or, nous le trouvons chez saint Marc là où nous ne l'attendions pas : en 14,36, alors que Jésus est à Gethsémani, au seuil de sa passion :"Papa, tout est possible pour toi, éloigne de moi ce calice". Curieuse, l'utilisation de ce terme familier, affectif, à l'heure où le Père va nous confier, nous abandonner le Fils. Abba se retrouve en Romains 8,15 et en Galates 4,6 : nous sommes fils puisque Dieu nous a donné l'Esprit du Fils, l'esprit filial. Cet Esprit qui, en nous, crie vers le Père en l'appelant "Papa". Ces deux textes se rapportent au temps qui suit la Pâque du Christ : maintenant ce n'est pas lui seulement qui peut appeler son Père, Dieu, "papa". L'Esprit nous inspire ce mot et l'attitude qui lui correspond.
Bien que le texte de Marc parle de la volonté du Père, il ne s'agit plus que de la volonté de vie, qui resplendira dans la résurrection.
Le mouvement qui va de la désignation à l'invocation, que l'on peut déjà observer chez les prophètes, trouve son achèvement dans la propre prière de Jésus : Abba. Cette expression araméenne absolument insolite dans toute la littérature juive parallèle n'exprime pas seulement l'obéissance filiale de Jésus dans son rapport à Dieu : elle est "l'expression d'un rapport unique avec Dieu". Cette communion unique entre Jésus et son Père est attestée par le fameux logion de Mt 11 , 27 ("Et personne ne connaît le Fils sinon le Père, ni personne ne connaît le Père sinon le Fils") dont nous n'avons pas de raison de suspecter l'authenticité. Si on tient compte par ailleurs de la distinction très nette pratiquée par Jésus entre "mon Père" et "votre Père" réservé aux disciples (Mt 5, 45 ; 6, 1 ; 7, 11 ; Lc 12, 32), on est en droit d'affirmer qu'en Jésus, Dieu s'est révélé comme Père d'un Fils unique. Nous sommes alors en présence d'une étape radicalement nouvelle dans la révélation du Nom de Dieu comme Père. Les hommes sont fils dans la mesure où ils participent à la relation unique de Jésus à son Père. La révélation aux hommes de la paternité de Dieu est indissociable de la révélation de la filiation unique de Jésus. Il y a paternité parce qu'il y a filiation. Et il y a filiation parce qu'il y a, par le don de l'Esprit, communion avec le Fils unique.: "Voici la preuve que vous êtes réellement enfants de Dieu : Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père" (Ga 4, 6). Célébrer le Nom sera ainsi crier vers le Père.
"Abba" tend à décoller l'image du Père de celle de la loi, pour tirer le Père dans le sens de l'engendrement et de la tendresse. Cela se confirme avec la parabole dite de l'enfant prodigue, en Luc 15, un des textes qui jalonnent cette transformation de la figure du Père.
Pourquoi persister à appeler "enfant prodigue" cette parabole qui porte essentiellement sur le Père ? Certes, elle a plusieurs entrées et il ne nous est pas interdit de nous projeter dans l'image de ce fils repentant, ou même de méditer sur nos jalousies à propos du fils aîné. Cependant, c'est bien le Père qui est au centre. Cette parabole fait partie d'un ensemble cohérent. Tout commence par l'accusation, portée contre Jésus, de faire bon accueil aux pécheurs et de manger avec eux. Célébrer le Nom sera en même temps crier vers le Père et faire bon accueil au plus petit, au plus exclu !
Voici quelques phrases de Paul Baudiquey commentant le fameux tableau de Rembrandt sur la parabole du "fils prodigue" :
Le Père en majesté inscrit sa majuscule au commencement de tout. Voûté comme un arc roman, et de courbe plénière, sa stature s'accomplit dans l'ovale géniteur qui rayonne au tympan. Son visage est celui d'un aveugle. Il s'est usé les yeux à son métier de père:
scruter la route obstinément déserte,
guetter du même regard l'improbable retour.
Sans compter toutes les larmes furtives.
Il arrive qu'on soit seul ! Oui, c'est bien lui, le Père, qui a pleuré le plus !
Je regarde le fils. Une nuque de bagnard. Et cette voile informe dont s'enclôt son épave, ces plis froissés où s'arc-boute et vibre encore le grand vent des tempêtes. Des talons rabotés comme une coque de galion sur l'arête des récifs, cicatrices à vau-l'eau de toutes les errances. Le naufragé s'attend au juge: "Traite-moi, dit-il, comme le dernier de ceux de ta maison."Il ne sait pas encore qu'aux yeux d'un Père comme celui-là, le dernier des derniers est le premier de tous. Il s'attendait au Juge, il se retrouve au Port, échoué, déserté, vidé comme sa sandale, enfin capable d'être aimé.
Appuyé de la joue
tel un nouveau-né,
au creux d'un ventre maternel,
il achève de naître.
La voix muette des entrailles,
dont il s'est détourné,
murmure enfin au creux de son oreille.
Il entend:
"Lève les yeux,
prosterné, éperdu de détresse,
et déjà tout lavé dans la magnificence,
lève les yeux et regarde ce Visage,
cette Face très sainte qui te contemple amoureusement.
Tu es accepté, tu es désiré
de toute éternité.
Avant l'éparpillement des mondes,
avant le jaillissement des sources,
j'ai longuement rêvé de toi et prononce ton nom".
Vois donc !
je t'ai gravé sur la paume de mes mains:
tu as tant de prix à mes yeux.
Ces mains, je n'ai plus qu'elles,
de pauvres mains ferventes,
posées comme un manteau
sur tes maigres épaules
- tu reviens de si loin -,
lumineuses, tendres et fortes,
comme est l'amour de l'homme et de la femme,
tremblantes encore - et pour toujours -
du déchirant bonheur.
Pour terminer, je citerai cette belle phrase du théologien Hans Urs von Balthazar qui résume notre étonnement devant un tel Père :
Que Dieu soit riche au ciel, cela les autres religions le savent aussi. Mais qu'il ait voulu être pauvre avec sa créature, qu'il ait voulu s'offrir dans son ciel en communion avec le monde qu'il a créé, qu'il ait effectivement souffert et que, par son Incarnation, il se soit mis en mesure de manifester à ses créatures l'amour passionné qu'il éprouve pour elles, voilà ce que personne jusqu'alors n'avait entendu dire. Et si l'homme qui souffre ne fait que renvoyer à la souffrance du Fils de l'homme qui l'a précédé dans la sienne, le Fils à son tour renvoie par sa passion au coeur blessé du Père.
Le mystère de Pâques, du "Passage" de la mort à la vie, est le grand lieu de la manifestation du Nom, pour le chrétien. Vivre Pâques au quotidien, prendre soin du plus petit, voilà le chemin royal pour célébrer le Nom, dans la discretion d'un coeur ouvert et passionné par le monde.
Le prêtre que je suis ne peut s'empêcher de penser à tous les actes liturgiques qu' il accomplit "Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit". Je pense au sacrement de la tendresse de Dieu, la réconciliation; je pense au baptême, je pense à l'Eucharistie...Je pense alors en l'incroyable puissance d'amour de ce Père au coeur de Mère : choisir des êtres humains pleins de limites pour transmettre quelque chose de l'Amour sans limite de Dieu ! Voilà une manière audacieuse et inespérée que Dieu a choisi pour "que son Nom soit célébré", pour "que son Nom soit sanctifié" !
Thierry MAGNIN
Physicien et
prêtre catholique