ANDRÉ CHOURAQUI

La célébration du Nom au seuil du monde qui vient *



La connaissance actuelle de l'univers donne une acuité nouvelle aux problèmes du langage et de la communication entre langues et cultures différentes. Cela concerne non seulement la problématique et la méthodologie de la traduction, mais aussi la théorie et la critique littéraire aussi bien que l'histoire de la culture, notamment dans le domaine de la philosophie et de la religion. Des chercheurs devront envisager les problèmes de la traduction - non de l'interprétation - au sens essentiel de ce mot. Linguistes et philosophes devront résoudre de multiples problèmes techniques pour fonder une nouvelle théorie du langage annonciatrice d'une communication humaine. Chaque traducteur, plutôt que d'être attentif au message qu'il traduit s'en accapare pour l'intégrer dans le tissu de sa propre culture et de son idéologie sans avoir le souci d'envisager les conséquences de cet égocentrisme linguistique sur une vraie communication humaine. C'est ainsi que le nom de Elohîms est interprété par des dizaines de surnoms qui n'ont rien à voir avec son sens propre. Ce faisant, la traduction destinée à rapprocher les cultures, dressait entre elles des obstacles parfois infranchissables.

Pris entre les exigences contradictoires de la fidélité au texte et le désir d'être compris et apprécié de ses lecteurs, le traducteur est un être déchiré, souvent tenté de "faire mieux" que le texte qu'il enrobe dans une esthétique étrangère, ce qui a des conséquences incalculables quand il s'agit des textes fondateurs des grandes religions.

Le monde recherche les conditions d'une survie qu'il devrait trouver d'abord dans la maîtrise d'un langage nouveau. L'art de traduire, au sens plein de ce terme, doit devenir une science destinée à rendre plus supportables les frontières qui séparent les langues et les cultures pour faciliter une communication inter- et transdisciplinaire respectueuse des caractères propres de chaque culture. Pour cela la traduction doit cesser d'être ce qu'elle est actuellement, un domaine encore réservé à l'art ou, plus souvent, à l'artisanat : elle peut devenir une science vivante ouverte aux racines des cultures en présence.

En ce qui concerne la Bible, il sera nécessaire de réorienter ses traductions pour la restituer à l'Asie où elle naquit, sans toutefois l'arracher à l'Occident qu'elle féconda en donnant naissance au christianisme.

A vrai dire, la Bible a été et demeure l'ambassadeur auprès des nations occidentales de la sagesse orientale. Les ambassadeurs qui restent trop longtemps loin de leur patrie risquent, on le sait, d'en oublier le vrai visage. Ainsi en a-t-il été de la Bible. Il est possible de la redécouvrir dans les sanctuaires du Japon, du Népal, des Indes, de Thaïlande et d'autre pays d'Orient, aussi sûrement que dans bien des synagogues, des églises, des couvents, des mosquées, ou même des universités d'Occident.

Il serait illusoire, et à certains égards néfaste, d'imaginer qu'une langue universelle puisse s'imposer à tous mais, dans toutes les langues, il serait nécessaire que des méthodes nouvelles de traduction puissent enrichir le langage de valeurs nouvelles, en harmonisant ses significations globales. A vrai dire, le silence seul peut forger l'unité du langage humain. Seul le silence permet de forcer le mystère de la pluralité des voix intérieures de l'humanité. Une science nouvelle, fondée sur une analyse de la nature du langage, doit dépasser les problèmes posés par Babel et nous rapprocher du jour salvateur où l'humanité aura réintégré dans sa vie réelle les transparences nées du silence. Une humanité nouvelle est en train de naître. Si quelque cataclysme, hélas trop prévisible, n'en anéantit pas les éclosions, elle cherchera à donner lieu à l'utopie aujourd'hui inconcevable où, aux sources du silence, toute traduction paraîtra inutile, de nouveaux types de communication s'étant établis entre les humains.

Il faudrait reconnaître en chacune des créatures sa filiation au Créateur des ciels et de la terre : juifs, chrétiens et musulmans, hommes de toutes races et de toutes origines, nous sommes tous ses fils, fils de cette Alliance originelle fondatrice de nos trois religions abrahamiques qui comptent plus que deux milliards d'adeptes, juifs, chrétiens et musulmans, hommes qui devraient se reconnaître pour frères et ressembler à l'homme nouveau dont rêvaient nos prophètes. Au terme de milliers d'années après Abraham et après Moïse, et au terme d'un deuxième millénaire après Jésus, il serait temps que ce peuple de l'Alliance tienne enfin ses promesses. Car ce peuple existe : il ne compte pas seulement des circoncis et des baptisés, mais tout homme vivant, bâtisseur de paix, source de vie. Quant au pays de l'Alliance, il ne saurait être aujourd'hui que la terre entière à jamais promise aux lumières de l'amour.

La résurrection que voici s'accompagne d'une longue et difficile marche, celle de l'humanité entière en quête de sa pacification et de son unification. Le monde nouveau qui est en train de naître tend à réparer les fractures que l'histoire a provoquées entre les nations et les religions en conflit.

Nous sommes les fils d'une génération qui s'est montrée capable des plus grands crimes de l'histoire dont les victimes innombrables se comptent par dizaines de millions. Cette même génération a pénétré aussi par son génie les ultimes secrets de l'infiniment petit, comme ceux de l'infiniment grand, et aujourd'hui, elle se hisse dans la stratosphère pour contempler face à face Jupiter ou Vénus. Saura-t-elle découvrir le Visage du Créateur des ciels et de la terre ?

Sur terre, cette même génération a réconcilié le juif et le chrétien, les enfants du Christ et les fils d'Israël, grâce au génie des grands papes qui ont régné dans le dernier demi-siècle, Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II. Souhaitons qu'à la veille de l'année jubilaire, la réconciliation du judaïsme, du christianisme et de l'islam ouvre la voie royale du dialogue véritable entre tous les univers culturels, ceux qui sont nés sur les rives de la Méditerranée, comme ceux qui se sont développés en Asie, en Afrique et dans les Amériques. Rabbins, prêtres et imams devront privilégier, au-delà de leurs divergences théologiques, l'idéal de l'Alliance c'est-à-dire du dialogue entre les univers culturels. Soulignons-le avec force, la Tora est le Livre de l'Alliance, Berit, le Nouveau Testament est le Livre de la Nouvelle Alliance tandis que le Coran enjoint ses fils à réaliser les alliances d'Abram, de Moïse et de Jésus.

La pyramide de l'Alliance commence dans la Bible par l'acte créateur des ciels et de la terre : Bereshit bara Elohîms et ha-shamaîm ve-et ha-erets, "Entête Elohîms créait les ciels et la terre". Cet acte créateur fonde l'alliance essentielle d'Elohîms avec toutes les créatures dont il est le Père. Noé, Abraham confirment cette alliance étendue à tous les peuples de la terre, tandis que Moïse conclut, dans le décor dramatique du Sinaï, l'Alliance d'Elohîms avec le peuple d'Israël. Jésus et ses apôtres donnent si bien validité à cette Alliance que le Nouveau Testament fonde la Nouvelle Alliance. Il en est de même sur ce point dans l'islam. Muhammad, inspiré par Allah, entend donner lieu à l'idéal de Moïse et de Jésus, que le Coran authentifie dans les cinq cent deux versets où il le confirme.

L'accomplissement de cette vision, première dans le judaïsme, première dans le christianisme, première dans l'islam, pourrait sauver le monde des explosions trop prévisibles et des dangers mortels qui le menacent.

André CHOURAQUI



* Certains extraits de ce texte sont repris dans Le dialogue entre les univers culturels et ses horizons de paix, discours de réception du prix "Dialogue entre les univers culturels" décerné par la Fondation Giovanni Agnelli le 23 mars 1999 à Turin.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 14 - Avril 1999

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