ADONIS

Vers un sens à venir *



I

Nous savons tous que, parmi les caractéristiques premières de cette fin de siècle, le phénomène de l'isolement des pays et des peuples est périmé. Le monde se transforme en archipel où tous les peuples se rencontrent et se mélangent. Il se produit alors quelque chose que personne n'avait prévu : le métissage qui est en train de devenir le premier signe déterminant du monde à venir.

Ce métissage ouvre un horizon à l'émergence d'une culture composite qui pourrait aboutir à une nouvelle identité, composite elle aussi, fondée sur des racines multiples. Chaque homme sentira qu'il est à la fois lui-même et l'autre et qu'il ne pourra s'accomplir qu'à travers cet "autre". C'est là que réside notre espérance d'une humanité nouvelle et d'un sens nouveau de l'être humain.

Dans cette perspective, l'accroissement de l'immigration revêt une signification essentielle : c'est un exode de la patrie du moi vers celle de l'autre.


II

Dans l'histoire arabe, il existe un prototype de cet archipel, de ce métissage, qui est la CHOU'OUBIYA . Elle s'est opposée au fondamentalisme nationaliste arabe. La CHOU'OUBIYA prônait un métissage humain et culturel entre les peuples et les cultures. Dans sa vision, ce n'est pas l'appartenance raciale ou nationale qui valorise l'être humain, mais sa créativité et sa présence au monde.

Le fondamentalisme nationaliste a empêché cet idéal de s'épanouir et de se propager. Il y a quand même eu, au sein de la société arabe, des rencontres entre nationalités et cultures différentes (grecque, assyrienne, babylonienne, persane, indienne, turque, kurde, berbère et africaines) qui se sont métissées pour créer un tout culturel et humain. Nous savons en effet que la langue arabe a fraternisé avec d'autres langues ; elle les a écoutées, a communiqué avec elles, leur a emprunté des mots. Nous avons vu aussi les affinités des pensées et de l'art des Arabes avec ceux des Grecs, Persans et Indiens. La philosophie arabe s'est fondée sur la philosophie grecque en unifiant le logos grec et la révélation religieuse de l'Islam. En cela, la langue arabe a élargi ses domaines culturels et linguistiques ; elle est devenue une langue de relations et d'échanges qui a permis une compréhension plus profonde de l'autre-différent. Je ne citerai ici que la stratégie de la traduction dont le but est de créer une culture composite au lieu d'une culture unique et ataviste. L'Andalousie a été le haut lieu d'un prolongement vivant de ce processus.


III

À la lumière de ce qui précède, l'on voit que l'idée fertile de métissage, au lieu d'être renforcée et développée, est devenue au contraire, dans notre monde d'aujourd'hui, une forme de domination et de dépendance asservissante au profit d'une politique économique et militaire prônée par un certain Occident, surtout par les États-Unis. Cet Occident-là domine l'universalité du politique au nom de l'unicité du pouvoir de décision ; il domine l'universalité économique au nom du pouvoir de l'argent et celle de la culture au nom du pouvoir de la techno-science. En ceci, cet Occident propage un mode unique qui, à son tour, se fonde sur le monopole du marché. Pour cet Occident, le monde n'est pas une académie universelle du savoir où tous les hommes sont égaux, le monde est un magasin qui manipule les objets, les produits et les moyens de distribution. Ainsi détruit-il la diversité et la différence par la destruction des cultures des autres. On peut même dire qu'il est en train de détruire l'essence même de la culture.

Sur le plan économique, cet Occident ne fait qu'augmenter et qu'appauvrir le nombre de pauvres dans le monde. Selon les statistiques de la Banque Mondiale, les pauvres (ceux qui gagnaient moins d'un dollar par jour) étaient au nombre de 200 millions dans les années 60-70. Dans les années 90, ils sont deux milliards. Dans une autre statistique concernant l'enfance, le nombre d'enfants dans le monde s'élevait à un milliard quinze millions dont 100 millions vivaient dans les rues et dont 200 millions étaient forcés de travailler. En l'an 2000, ce dernier nombre s'élèvera à 400 millions. Dans une autre statistique des Nations Unies, il y a aujourd'hui 100 millions d'enfants qui sont exploités dans le commerce du sexe et de la prostitution. Selon René Dumont dans son dernier ouvrage, Famines, le retour (Fayard, 1997), les hommes qui souffrent de malnutrition sont au nombre de 800 millions. Annuellement, environ 17 millions d'hectares de forêts sont détruits, soit quatre fois la superficie de la Suisse. Le malheur de la terre et de la nature s'ajoutent au malheur des hommes. Cette image rapide et incomplète du monde d'aujourd'hui ne fait pas honneur à l'Occident. Elle est en contradiction complète avec ses propres révolutions qui ont prôné les Droits de l'Homme, à condition que ces Droits n'appartiennent qu'au seul homme occidental. Elle est aussi en contradiction avec la démocratie dont cet Occident ne cesse de vanter les mérites en critiquant les régimes non-démocratiques. Il est étonnant que cet Occident, avec son argent, sa politique, son économie et ses armes, soit le bienvenu, même dans les pays qu'il a colonisés et dont il a pillé les ressources tout en fermant ses portes à leurs pauvres.

Cette image éclaire l'enracinement de l'égocentrisme de cet Occident politique, militaire et économique. Égocentrisme quasi fondamentaliste, car le fondamentalisme, quel qu'il soit, exclut l'autre ou essaye de le dominer. En effet, la mondialisation prêchée par cet Occident est, de par sa nature, un soutien au fondamentalisme dans le monde d'aujourd'hui, un soutien aux forces de l'obscurantisme et de la régression. Pour les fondamentalistes, il n'y a ni liberté ni égalité ni démocratie : ce sont là des mots dénués de sens. J'ajoute que cette image nous montre l'abîme vers lequel nous nous précipitons ; elle nous montre aussi le règne de l'absurdité et du non-sens.


IV

Au regard de ce qui précède, l'idée s'impose que le monde a un besoin urgent d'un nouveau sens, non seulement en tout ce qui concerne la création et la culture, mais aussi en tout ce qui concerne la vie de la société. Je ne vais pas aborder les diverses tendances de définition du sens de la culture et de la création, ou celui de la société, mais je tiens à préciser que toute conception de la culture propre au "moi" doit s'élargir pour englober l'"autre". Elle doit avoir une vision de l'avenir et non se restreindre uniquement au présent.

Ni pôle de décision unique ni hégémonisme, mais participation et diversité dans un monde où la nature ne doit pas être maîtrisée par la technique, mais où le mythos est le prophète du logos : c'est là l'horizon vers lequel la création devrait cheminer et sur lequel la vision culturelle doit être fondée à l'échelle de l'univers. Je laisse le problème de la transformation de la théorie en pratique aux experts et à ceux qui ont le pouvoir de décider. Et je demande : comment peut-on chercher un sens au niveau de l'humain et de l'univers ? Comment peut-on créer une vision culturelle à ce niveau sans voir au préalable l'image du monde telle que nous la vivons ? La création et la vision culturelle dans le monde actuel seront à la hauteur de l'humain et de l'universel ou ne seront pas. Si la pensée et l'être ne font qu'un, comme le disait Parménide, alors l'être humain est essentiellement un être responsable face à l'univers. Cette responsabilité est l'essence-même de son humanité et c'est ce qui le distingue radicalement des autres créatures.

Avec une telle création et une telle politique culturelle, nous pourrons oeuvrer afin de dégager l'homme moderne de cette prison formée par l'épaisseur technique et la pesanteur technicienne auxquelles sont assujettis le politique et l'économique. Ensemble ils fortifient le fondamentalisme égocentrique qui sépare les peuples et les emprisonne en les appauvrissant. Ils sont le laboratoire qui instaure l'hégémonie et le colonialisme. La création et la vision culturelle cristallisent le besoin profond de l'Occident de sortir de son "moi" politique, économique et militaire pour retrouver chez l'"autre" le pluralisme et la diversité ainsi que l'universalisme de la participation. Cette transformation est inévitable pour l'Occident s'il veut être à la hauteur de l'humain et de notre attente. La technique telle qu'elle est pratiquée par cet Occident est un mouvement obscurantiste, une finitude. Par la création, nous libérons l'infini de cette finitude, nous sortons de l'obscur vers le lumineux, du clos à l'ouvert infini. L'identité de l'Occident se doit d'être ce tout universel divers et ouvert, sinon elle ne peut être qu'un abîme.

J'ai dit qu'il fallait aussi bien considérer les malheurs des humains que ceux de la Nature. La Nature, notre mère commune, souffre et se meurt. Le premier homme avait besoin de se sentir supérieur à la Nature parce qu'il avait peur d'elle. Aujourd'hui, au contraire, il ressent le besoin, non seulement de la défendre, mais de retourner à son sein et de s'y abriter. La Nature est la matrice de l'être. La détruire c'est détruire l'être. L'homme meurt singulier, disait, je crois, Valéry, mais il naît pluriel. Hugo disait aussi : "Le moindre moi contient un exemplaire complet de tous les moi". "Oui, c'est la terre qui est notre paradis perdu" , disait Lorca.

L'homme est un tout avant d'être une partie. Comment faire acte de présence à cette totalité ? C'est la question dont devrait émaner toute politique culturelle si elle veut être à la hauteur de l'homme et à la hauteur de l'univers. Politique qui devrait déclarer que les Droits de l'Homme sont essentiellement les Droits de la Nature et ceux de l'Univers.


V

Le poétique est, par excellence, le lieu du sens. Nous cheminons vers le sens dans la mesure où nous vivons en poètes sur la terre, pour reprendre ce que disait Hölderlin. C'est pourquoi il y a une urgence poétique dans nos sociétés où la techno-science au lieu de poétiser le monde l'a déformé et enlaidi. Ses pratiques sont en train d'abîmer non seulement la nature naturée, créée, extérieure, mais aussi la nature naturante, créatrice et intérieure.

Et c'est l'imaginaire, le rêve, l'inconnu, le mythos qui doivent être la source de cette urgence. C'est en eux que réside ce qui pourrait renouveler en l'homme ses dimensions cosmiques, perdues ou oubliées, et redonner à l'existence sa splendeur.

Quand la techno-science se montre incapable de résoudre les difficultés, les dilemmes et le désoeuvrement des hommes,

Quand la philosophie hésite, improvisant des réponses incertaines et se défiant de tout sens,

Quand l'ensemble des connaissances disparaît sous le vacarme des marchands, ou étouffe en silence,

La poésie reste le lieu,

Le lieu où l'homme peut tenter un dialogue de reconnaissance et de renaissance.

Un dialogue qui, d'un même mouvement, s'affirme découverte de l'univers et découverte de l'autre.

Car la poésie est le plus profond des moyens d'expression enraciné dans la conscience humaine. Elle n'est pas seulement l'esthétique des mots ; elle est aussi la vie et son esthétique.

La plupart des autres formes d'expression dressent des obstacles, creusent des abîmes entre les hommes.

Alors que la poésie est une parole de paix, la parole du "Je" hanté, habité par "l'Autre", la parole qui se tient au coeur de la pensée d'amour. La poésie est plurielle, point de rencontre et d'enlacement entre l'homme et le monde.

Et la poésie ne produit pas que des mots. En elle s'allient nature et culture, spontanéité et volonté afin que l'homme ne s'y retrouve lui-même qu'autant qu'il se fond en l'autre.

Par-delà nationalités, frontières, croyances, langues, la poésie unit les hommes. Elle est un ferment et une base pour l'unité des êtres humains.

Elle éclaire, illumine, embrase leurs chemins, découvrant pour eux d'infinis horizons.

La poésie est plus que symbole d'ouverture, plus que confiance en l'autre : elle est le territoire sans mesure de l'ouverture, elle est la demeure de l'autre.

En cela elle transcende aussi bien le racisme que le concept de tolérance, concept qui ne s'est jamais affranchi d'une ombre d'inégalité, voire de condescendance : — Je te tolère, donc j'ai raison ! Par générosité pure, je consens à te laisser t'exprimer, toi qui as tort...

La poésie, quant à elle, ouvre un espace où personne n'incarne la vérité, où personne ne se veut dépositaire d'une loi indiscutable.

La poésie se tient à distance de l'idée de tolérance pour rejoindre la nature originelle de l'homme, faite d'égalité et d'unité.

Tournés vers l'avenir, les êtres humains participent de cette quête de vérité. De cette quête qui exige le dévoilement intérieur et incite à la création perpétuelle.

C'est par son oeuvre seule que l'homme devient le créateur de son identité.

La question dans cet horizon n'est plus de savoir comment voir ou définir le rôle de la poésie dans la vie, mais plutôt comment voir et définir celui de l'homme et de la société, dans la transformation de la vie en poésie.

La poésie a joué, magnifiquement, son rôle. Elle a créé des manières de voir l'univers en sa pleine fraîcheur — et l'existence en sa pleine beauté. La faille dans notre vie moderne est due à notre incompréhension de cette évidence.

Comment transformer la vie en poésie ? Voilà la question. Et ce n'est pas, ce n'est plus au poète d'assumer ce rôle, sauf dans le sens qu'il continue, par la force de la création, ce que les grands créateurs du passé ont fondé, à savoir : continuer à créer des rapports nouveaux entre langue et existence — ceux qui donneraient à notre vie une image plus belle et plus humaine. C'est maintenant la société qui doit assumer la responsabilité de créer les moyens qui permettront de diffuser ces rapports, de les transformer en pain quotidien, de déployer et d'étendre la vision poétique aux autres visions qui dirigent le monde actuel, dans les domaines : politique, économique, scientifique et intellectuel. Il faut oeuvrer pour que la vie humaine, au-delà des races, langues et pays, puisse être vécue comme si elle était poésie.

Je forme des voeux pour que ces moments vécus en poésie restent comme le vivant symbole de la poétisation du monde et de l'unité entre les hommes.

Et j'aimerais terminer cette interrogation : ne faut-il pas repenser le dit de Rimbaud : Il faut être absolument moderne pour lui substituer : Il faut être absolument poète !

ADONIS


NOTE


* Texte publié dans la revue Mémoire du XXIème siècle, No 1 - Complexité et quête du sens, Éditions du Rocher, Monaco, 1999. Reproduit ici avec l'autorisation du rédacteur en chef Michel Camus.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 15 - Mai 2000

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