MICHEL CAMUS

"La main cachée"
entre poésie et science



Qu'un poète comme Roberto Juarroz, auteur de Poésie Verticale en quinze recueils, ait été invité au Premier Congrès Mondial sur la Transdisciplinarité par des scientifiques de haut niveau et, de surcroît, ait émerveillé nombre d'entre eux, c'est là une révolution culturelle que l'on n'eût pas imaginée il y a quelques décennies. On a vu des esprits scientifiques s'ouvrir à la philosophia perennis et faire oeuvre de philosophe ou de poète. C'est le cas aujourd'hui du physicien quantique Basarab Nicolescu avec son essai sur Jakob Boehme et ses Théorèmes poétiques . Ce fut le cas du mathématicien Edmund Husserl, du polytechnicien Raymond Abellio ou du physicien Charles Hirsch. On n'a pas encore vu des philosophes ou des poètes se spécialiser dans les sciences dures. Il y a à cela une raison évidente : c'est que la recherche poétique et philosophique la plus essentielle et la plus rare (Husserl par exemple pour la phénoménologie transcendantale de la conscience et Rûmi pour la poésie) n'est pas une spécialité ; c'est — depuis la nuit des temps, depuis le Rig Véda ou le Tao-te-King — une recherche ouverte habitée par une visée globalisante, une interrogation des sources ou des fondements qui, dans son essence la plus vivante, est transdisciplinaire. Toute vraie recherche poétique, quelle que soit sa langue ou la nature de sa culture, est orientée vers le centre et tente de s'en approcher au sens où le poète Antonin Artaud s'était écrié : — Mais qui a bu à la source de vie ?

Selon Roberto Juarroz, "le langage des spécialités (la terminologie des sciences et des techniques), le langage des sciences et des technologies sont des langages auxiliaires, nécessaires mais auxiliaires. Les plus grands des mathématiciens reconnaissent que le langage des mathématiques est un langage auxiliaire comparé au langage total. Le langage transdisciplinaire qu'il s'agit de trouver et auquel nous travaillons, c'est le langage globalisant ou holistique. C'est un langage-axe, un langage axé au centre de tous les autres langages." [fin de citation]

Le chercheur scientifique qui passe du langage mathématique à l'élucidation de ses recherches dans sa langue maternelle devient nécessairement philosophe des sciences. Un physicien théoricien comme Basarab Nicolescu maîtrise ces deux langages aux antipodes l'un de l'autre. Il est même épistémologue au sens d'Eddington c'est-à-dire à partir du regard tourné vers le Sujet au sens transcendantal du mot, et non pas uniquement vers l'Objet : autre pôle transcendantal. Il y a donc, au sein de cette démarche, double regard, double vue, double transcendance, mais recherche de l'unité ultime de l'Objet-Sujet de la connaissance.

La réalité essentielle de la Nature, quelle est-elle aux yeux du physicien ? Il n'y a plus d'entité fondamentale comme l'était naguère l'éther. Il n'y a plus de référent identifiable. Il n'y a que des interactions. Il y a organisation des interactions dans le vide. Il y a du vide et, dedans, des vibrations fabuleusement structurées. Selon les physiciens, le vide n'est pas statique, il fluctue d'une manière aléatoire entre l'être et le non-être… On retrouve nécessairement sous la plume de Basarab Nicolescu un vocabulaire qui ne doit rien aux mathématiques, mais qui vient de la philosophie, comme l'être et le non-être par exemple viennent de Parménide. Le vide est-il génétique ? Génère-t-il l'infinité des vibrations ? Nul ne le sait. En tout cas, pour Basarab Nicolescu, le vide est "plein", plein de vibrations réelles ou virtuelles ; il est potentiel et plus ou moins réel ; il est informationnel ou messager comme les Grecs le disaient du dieu Mercure. Dès lors le vide de la physique quantique n'aurait-il pas quelque affinité avec la vision de Spinoza selon laquelle pensée et étendue sont une seule et même chose ? Ne serait-ce pas là un exemple poétique de futur antérieur ?

La question de l'unification de toutes les interactions (fortes, faibles, électromagnétiques et gravitationnelles) est passionnante. En tant que profane, il me semble évident que toutes les interactions, malgré leur hallucinante complexité, sont originairement générées par la même source, par la même énergie originelle. Mais ce que je dis là est simpliste, c'est infiniment plus complexe que cela pour les physiciens. Jusqu'ici, l'axiome de l'interdépendance universelle est indémontrable. S'il y a une "intelligence systémique" du monde naturel comme le présupposent certains physiciens, le monde est-il aussi naturel qu'on le dit ? Au fond, je me demande si les physiciens, comme Basarab Nicolescu en tout cas, ne sont pas devenus des mystiques ou des gnostiques expérimentaux. Un pas de plus (un pas que Basarab Nicolescu a franchi) et les physiciens entreront, comme René Daumal, sur la voie de la métaphysique expérimentale. Le Manifeste de la Transdisciplinarité de Basarab Nicolescu, physicien quantique mais auteur d'un millier de Théorèmes poétiques , ouvre des voies de rencontre entre les poètes et les scientifiques, entre les chercheurs en sciences humaines et les chercheurs en sciences exactes. C'est un tournant radicalement nouveau. C'est le germe d'une nouvelle alliance des chercheurs et des créateurs de toutes disciplines contre les prédateurs au pouvoir. L'alliance des chercheurs de vérité, les uns interrogeant le pôle du Sujet et les autres le pôle de l'Objet, et leurs interactions transdisciplnaires peuvent constituer un infracassable noyau de lumière contre l'enténèbrement programmé des prédateurs.

Le physicien pose aujourd'hui des questions métaphysiques qui, il y a encore quelques années, étaient bannies, interdites ou savamment censurées : l'origine de l'univers, le rôle de la vie dans l'univers non-biologique, la fonction de l'homme dans l'équilibre de l'univers. N'est-il pas extraordinaire que l'homme ait acquis le pouvoir technique d'extraire, de la potentialité du vide, des particules élémentaires que l'on ne trouve pas dans la nature, sinon à l'état de pure virtualité, mais que l'homme fait apparaître dans ce grand chaudron de sorcier qu'on appelle l'accélérateur des particules. Or, l'homme est inséparable de la Grande Nature, de la Mater Tenebrarum. Mater ayant la même racine trilittère que materia , matière. Peut-être la Grande Nature se sert-elle de l'homme pour actualiser des potentialités qu'elle contient et qu'elle ne peut exprimer d'elle-même sans l'instrument humain qu'elle a mis douze à quinze milliards d'années à forger.

La poésie ne cesse de faire allusion à ce qui échappe au langage, à ce qui le traverse et le dépasse. Évoquée par Basarab Nicolescu dans Nous, la particule et le monde, l'observation faite par le mathématicien français Jacques Hadamard sur la genèse de la création scientifique n'est pas sans évoquer la genèse de la création poétique. "Les mots, dit-il, sont totalement absents de mon esprit quand je pense réellement". Il est soudainement habité par une intuition sans mots. De son côté, Eisntein dit ceci : "Les mots et le langage, écrits ou parlés, ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée". Gauss, celui de la fameuse courbe de Gauss, parle d'un éclair subit. Poincaré, d'illumination subite. Quant à Basarab Nicolescu, il fonde les prémisses d'une "similarité de nature" entre le fonctionnement de l'imaginaire dans la création artistique ou poétique et celui de l'imaginaire dans la création scientifique. La vision de ces chercheurs scientifiques est à rapprocher de la vision de Don Juan Matus, le sorcier yaqui pour qui le sommet de la connaissance est, selon son expression relatée par Castanéda, la "connaissance silencieuse" c'est-à-dire le contact direct (sans mot ni pensée) avec la source de l'intuition donatrice originaire, selon la formulation du mathématicien-métaphysicien Edmund Husserl.

En nous parlant de Kepler ou de Bohr dans ce même essai, Nous, la particule et le monde, Basarab Nicolescu nous ouvre les yeux sur une nouvelle poétique de la science pure. Comme le poète, l'homme de science, celui de la recherche fondamentale, est doué d'émerveillement. Il s'aventure, comme le dit Basarab Nicolescu en évoquant le soufi Attar, dans la Vallée de l'Etonnement . Introduire une sorte d'Echelle de Jacob dans la philosophie des sciences, c'est une révolution. Basarab Nicolescu introduit, dans les degrés de raison qui permettent d'accéder aux différents niveaux de Réalité, une dimension souvent négligée, voire presque toujours absente dans la vision scientifique, à savoir les degrés d'être, les degrés de conscience et d'expérience intérieure.

Le monde visible est indissociable de nos sens, de la prison de nos sens disait Jean de la Croix dont l'intention était d'ouvrir des fenêtres dans les murs de nos sens. La physique quantique nous introduit dans une dimension invisible (et pourtant expérimentale) au-delà de nos sens. C'est aussi le cas de la métaphysique expérimentale de René Daumal. Ce sont là des pôles inversement extrêmes qu'il serait aberrant de confondre et qui sont à fonder dans une "troisième dimension" qui les intègre et les embrasse.

Cette expression de "troisième dimension" est née à la fois sous la plume du poète Roberto Juarroz et celle du physicien-philosophe Basarab Nicolescu bien avant qu'ils se rencontrent et prennent connaissance de leurs oeuvres respectives. Nous y reviendrons plus loin.

Il y a en effet d'étranges correspondances entre la poésie et la philosophie des sciences. Quand j'ai lu dans Nous, la particule et le monde : "Ce qui est vu serait fait de ce qu'on ne peut pas voir", j'ai rouvert un de mes recueils pour relire ce que j'avais écrit : "Ce que nous ne voyons pas donne corps à ce que nous voyons". De l'extérieur, on pourrait croire naïvement que l'un s'est inspiré de l'autre. Mais Basarab Nicolescu sait à quoi s'en tenir. Par des voies différentes, il sait que nous avons abouti à des visions similaires.

Basarab Nicolescu ouvre un nouveau langage en introduisant la logique du tiers secrètement inclus dans la logique classique aristotélicienne qui obéit au principe d'identité, de non-contradiction et du tiers exclu. C'est une révolution absolue. Le principe du tiers secrètement inclus joue le rôle de vivant symbole qui unit les contradictoires, qui les embrasse et qui les fonde. Une approche uniquement intellectuelle serait inopérante pour entrer dans ce nouvel espace du sacré dont on ne peut que ressentir globalement, donc dans un certain flou, l'ouverture métaphysique identique au fond (je fais allusion au fond sans fond et non pas aux formes) à l'ouverture métaphysique de la haute poésie d'un Roberto Juarroz. Il y a ici une clef qui réunit dans une seule intuition fondamentale le physique et le métaphysique ou la physique et la métaphysique. Pour faire un raccourci, je me risquerai à dire qu'il n'y a aucune vérité absolue de la réalité. Il y a des réalités relatives et, parmi ces réalités, il y a la réalité cachée de la vérité. Ce n'est pas un jeu de mots. La réalité de la vérité nous est accessible tandis que la vérité de la réalité nous est inaccessible.

Au fond, dans son approche épistémologique, le physicien Basarab Nicolescu met à jour ses propres présupposés ontologiques, ses "thêmata" cachés, qui ne sont d'ailleurs plus des présupposés, mais les fondements métaphysiques de son expérience intérieure et de son expérience de chercheur et de théoricien de la physique quantique. Il est très clair là-dessus. La science n'est pas une sagesse. La science n'a rien avoir avec la Sophia, le Tao ou l'Arbre des Séphiroth. Mais il voit — et c'est là un des nombreux points forts de ses recherches — une vraie relation de complémentarité entre science fondamentale et Tradition ésotérique. En toute subjectivité poétique, je crois que tout ce qui existe est nécessaire, aussi bien les suites pour violoncelle de Bach que les horreurs de la guerre. Au-delà de toutes les contradictions tragiques et, parfois plus que tragiques : absolument aberrantes, tout nous inspire d'avancer vers la recherche de leur unité cachée, quelque soit le degré d'inhumanité de ces contradictions.

Aux yeux de Basarab Nicolescu, le langage est un véritable phénomène quantique. A mon sens, je pressens que, derrière l'énigme du bootstrap, derrière les infinités d'interactions des énergies, à la source du concept du vide plein, il y a Autre Chose d'indicible qui est la poésie même, il y a Connaissance infinie qui nous traverse et nous dépasse, il y a transcendance parce que notre mystérieuse entité être-conscience-connaissance n'est pas infinie. Ici, il y a deux voies : ou se perdre dans l'ineffable comme certains mystiques passifs ou introduire la rigueur au coeur de la gnose : ce fut la voie de Raymond Abellio et c'est celle de Basarab Nicolescu. Aussi la recherche d'une nouvelle philosophie de la Nature chez Basarab Nicolescu n'est-elle pas autre chose qu'une nouvelle gnose. N'est-il pas étonnant d'entendre un physicien évoquer "le feu incomparable de la source magique de la Réalité" ou nous dire poétiquement que "l'éternité se nourrit du temps" ?

La nouvelle philosophie de la Nature que Basarab Nicolescu appelle de ses voeux intégrerait les acquis les plus avancés, non seulement de la physique enfin ouverte à l'ontologie et à la conscience métaphysique, mais encore de toutes les disciplines (sciences dures et sciences humaines, art, poésie, philosophie) entre lesquelles la transdisciplinarité serait la clef opératoire, la clef méthodologique pour ouvrir de nouvelles portes vers l'unité de l'homme et de l'univers dont Jean Carteret disait qu'ils forment, entre eux, un couple vivant. C'est dire que l'essai de Basarab Nicolescu sur Jakob Boehme n'est pas seulement un essai ; c'est une révolution dans notre façon de percevoir. Une révolution au même titre que celle de Poésie verticale de Roberto Juarroz (qui forme aujourd'hui neuf cents pages en quinze volumes). Une révolution à l'intérieur de la Tradition, dirait encore Jean Carteret, mais une révolution qui laisse l'Ouvert infiniment ouvert.

Le marxisme a été le grand mythe mortifère du XXème siècle en Occident comme en Orient. Toutes les religions ayant dégénéré, la science a tenté au XIXème siècle et dans la première moitié du XXème de s'imposer comme la nouvelle religion de l'humanité. Avec la physique quantique qui a permis l'armement nucléaire, les hommes de science sont devenus plus circonspects. La notion même de progrès est remise en question. Aujourd'hui, les chercheurs conçoivent des niveaux de réalité plus imaginaires que "réels" dans la mesure où leur approche échappe à toute expérience directe ; elle passe par des énergies elles-mêmes infiniment complexes ; elle est mathématisée, codifiée ou symbolisée. Les Rishis, poètes du Rig Véda, possédaient le sentiment du chant secret de l'univers et le sens de l'Unité suprême de tout. Aujourd'hui, le savoir est atomisé. C'est la Tour de Babel. Chaque science possède son langage ésotérique, voire schizophrénique. On est passé du réalisme scientifique aux sciences de l'irréalité en ce sens que la Réalité ultime est devenue inaccessible. Il n'y a plus de référent. . La science fait face à une sorte de non-référent absolu. C'est pourquoi elle s'ouvre à la philosophie, à la mystique, à la poésie.

Qu'est-ce qui distingue, grosso modo, la science et la poésie ? Par poésie, j'entends la haute poésie qui, comme la métapoésie ou la transpoésie, contient en germe sa propre gnose, sa propre mystique, sa propre philosophie de la vie, de la mort et des questions les plus essentielles.

Toute science est science du fini et poursuit ses recherches dans le champ clos de sa discipline à l'exclusion des autres. D'où la nécessité de l'interdisciplinarité et de la pluridisciplinarité, mais surtout de la transdisciplinarité fondée par Basarab Nicolescu. En vertu de l'axiome de l'interdépendance universelle (de l'intersubjectivité transcendantale des êtres et des choses, disait Abellio), tout champ clos n'est qu'illusoirement clos. Illusion nécessaire puisqu'elle permet de dégager les lois propres d'un champ spécifique ou d'un certain niveau de réalité. Il y a là un savoir qui n'a rien à voir avec la connaissance poétique au sens transcendantal que René Daumal a donné à ce mot. La poésie ne travaille pas dans un champ clos, même si le langage est en lui-même un champ clos indéfini. Que sait-on de l'origine du langage ? Rien. La poésie est d'abord vécue dans une sorte de perception sans forme, silencieuse, mais illuminative. Ce n'est pas un savoir, c'est autre chose, c'est l'intuition donatrice originaire que l'espace de la poésie est infini , sans nom et sans fond, donc bien plus "fondamental" que n'importe quel niveau de réalité. Le paradoxe de la poésie c'est de faire allusion à la transparence de l'infini dans le fini avec-et-contre les mots de la tribu. Le champ de conscience de la poésie, c'est l'infiniment ouvert à l'intérieur de la langue comme un "trou" dans la langue.

On peut toujours dire que la poésie écrite est habitée par un certain imaginaire constitué par son langage métaphorique, mythique ou symbolique. Mais l'essentiel de la poésie, son miel le plus secret, n'est pas accessible dans l'oeuvre incarnée c'est-à-dire dans les sons, dans les images visuelles ou dans l'encre d'imprimerie sur le support du papier. L'essentiel de la poésie se vit en amont de l'imaginaire, du côté de la corne d'abondance de sa source d'inspiration . Source énigmatique dont on ne sait rien. Le paradigme de la transpoésie, c'est avant tout la nécessité de l'éveil de l'homme à ce qui le fonde, à ce qui le traverse et à ce qui le dépasse silencieusement.

En évoquant le miel le plus secret de la poésie, nous touchons ici un domaine où il n'y a rien à comprendre rationnellement, mais tout à vivre intuitivement. Le sentiment de l'Absolu ne se définira jamais. Il est vécu ou il n'est pas vécu. Tout rationnaliste ne verra là qu'illusion ou absurdité. Il n'est pire sourd, dit-on, que celui qui ne veut pas entendre. Mais la question est plus radicale : N'entend pas celui qui n'a pas le pouvoir d'entendre. Trop d'êtres humains sont hélas des huîtres scellées : jamais la lumière ne pénètre à l'intérieur.

Rien n'empêche l'homme de science d'être à la fois homme de science et poète. Les plus éveillés parmi les astrophysiciens et les physiciens quantiques sont devenus des poètes. Le Tao de la physique a pu paraître naguère audacieux ; maintenant il est banalisé et d'ailleurs dépassé. Aujourd'hui, il est devenu naïf d'opposer science et connaissance, recherche scientifique et recherche poétique. Pour deux raisons qui ne se contredisent qu'en apparence. La première, c'est que l'une, la science, se réalise à l'extérieur dans un champ local et que l'addition de toutes les sciences ne constituent pas un champ global. La seconde, c'est que l'autre, la poésie se vit à l'intérieur dans un champ global infiniment ouvert. Il faut entendre par poésie l'absolue poésie en amont de la parole, autrement dit l'intensité pure qui est au germe ce que tout langage en mode d'ampleur est au fruit : par exemple la philosophie, l'exégèse ou même l'épistémologie. Germe ou noyau poétique qui irradie dans l'oeuvre de Stéphane Lupasco comme dans celle, plus proche de nous, de Basarab Nicolescu.

L'absolue poésie est bien entendu indéfinissable. "Il n'est pas possible de définir la poésie, disait Roberto Juarroz, pas plus qu'il ne l'est de définir la réalité. Mais peut-on définir la vie, l'amour, la mort, la musique, la douleur, le rêve ? Ou tout se résume-t-il finalement à une petite approche de l'insaisissable, au rêve d'une formulation de l'inaccessible ?". Mais la paradoxe de l'écriture poétique, c'est justement de se servir des mots pour faire allusion à ce qui, absolument, leur échappe. En 1929, dans une note du "Casse-Dogme" (N°2 de la revue Le Grand Jeu) René Daumal essaie de cerner la "réalité absolue" telle qu'elle est perçue dans la conscience du poète : "Comme il nous est arrivé de désigner par le mot Dieu la réalité absolue et que nous ne voulons pas nous priver d'un mot sous prétexte qu'on en a fait les plus tristes usages, que ceci soit bien entendu : Dieu est cet état limite de toute conscience, qui est La Conscience se saisissant elle-même sans le secours d'une individualité ou, si l'on veut, sans s'offrir aucun objet particulier." Traducteur du Rig Véda, Daumal intègre l'ancien (le sens originaire du sacré) dans le nouveau. Il est en 1929 un des rares précurseurs de la postmodernité. 1929, c'est l'année où Edmund Husserl fit à la Sorbonne quatre conférences sur l'Introduction à la Phénoménologie transcendantale de la conscience. Sans avoir entendu ces conférences, Daumal semble avoir compris la clef de l'épochè ou de la réduction phénoménologique en faisant allusion à une expérience limite de "la conscience se saisissant elle-même sans le secours d'une individualité" .L'absolue poésie, c'est justement l'aventure de la conscience prenant conscience de la transcendance immanente de sa propre source. L'écriture poétique ne révèle que les traces (les résidus alchimiques) de cette expérience intérieure.

Au fond, la poésie est une sorte de magie opérative. Ce n'est pas une science, mais un art, un faire initiatique, un pouvoir d'autotransformation sans que l'on puisse en identifier la source. Le poète n'en est pas le maître ou de démiurge. Il n'est que l'instrument ou le porte-parole du silence qui le hante . Il est habité par ce qui le traverse et le dépasse. Le poète, disait Jean Carteret, est l'homme le plus troué du monde. L'homme troué, c'est le thème de mon recueil L'arbre de vie du vide préfacé par Basarab Nicolescu. "Au fond, écrit-il, le silence de l'homme troué est un silence plein, comme le vide quantique est porteur de toutes les potentialités de l'univers physique. Ce silence "contient tous les mots,/tous les livres passés et à venir" comme le vide quantique contient toutes les galaxies à venir et même cette fleur du silence, fleur du vide qui est l'être humain lui-même. L'information qui gît dans le silence est une information vivante. L'engendrement des formes passe par l'ordre et non par la chaos, par la néguentropie et non pas par l'entropie. De l'entropie des mots naît la néguentropie du poème vivant, car le silence est "l'orchidée de l'âme". [fin de citation]. Le poète n'est pas le créateur. Il est porteur d'énigmes. Au fond, il est privé de sa propre identité. A ses yeux, son moi n'est qu'une fiction. Sa conscience n'est identifiée à rien. Si d'un point de vue humain, on peut dire que la conscience poétique est sans identité propre ; par contre, d'un point de vue non-humain, il n'est pas interdit de voir que son identité est -par essence- infinie. "La poésie est mon identité" disait Roberto Juarroz dans son entretien avec Guillermo Boido. Très étrangement, par des chemins différents et sans interférence entre les deux démarches, le physicien des particules, Basarab Nicolescu, aboutit de son côté au même concept abyssal d'identité infinie. Il y a là entre la recherche poétique et la recherche épistémologique une mystérieuse rencontre, sans doute plus fondamentalement nécessaire, plus surdéterminée que ce que André Breton appelait le hasard objectif. En regard de la poésie absolue, il n'y a pas de hasard !

En partant de la phénoménologie génétique de la conscience (chez un métaphysicien comme Raymond Abellio ou chez un poète-voyant comme Jean Carteret) on peut dire qu'il y a au coeur de la conscience de l'homme, du moins chez l'homme habité par sa propre transcendance, conscience absolue de la relativité de ses états de conscience. S'il est ouvert à une certaine perception de l'Absolu, il se voit lui-même tout à fait relatif. Homme de science ou poète, l'homme est l'homme des limites. Mais si l'homme de science conçoit l'infiniment grand et l'infiniment petit, qu'il vaudrait mieux appeler l'indéfiniment grand et l'indéfiniment petit, le poète (et l'homme de science s'il est, de surcroît, poète) perçoit l'infini intérieur qui est d'une autre nature que la nature de l'indéfiniment grand et de l'indéfiniment petit, comme la conscience en soi est d'une autre nature que la nature naturante et la nature naturée. C'est pourquoi on peut parler de surnature ou de contrenature à propos de l'essence de la conscience.

Si l'écriture poétique est un art d'éveiller la conscience à l'énigme du sens, ou de faire abruptement allusion au secret du sens du sens au-delà du sens, avec le minimum de mots, autrement dit un art de l'intensité et de la densité, elle n'est pas seulement le résultat d'un savoir-faire (toujours impossible et toujours remis en question), mais surtout le fruit d'un ascétique processus de transformation intérieure qui se nourrit à tout instant de l'expérience la plus consciente et la plus immédiate de la vie. C'est un art de voir l'Imperceptible dans le perçu, le sacré dans le profane, la surnature dans la nature. Aux yeux de la conscience transcendantale, tout est signe de l'abyssale présence du Sans-Signe. Au fond, tout est sans fond, tout est sans nom. L'écriture poétique n'est jamais qu'un moyen de maîtriser le vertige ou la folie. De faire des sauts dans l'Inimaginable sans devenir fou. Pour l'homme de science, la terre se meut. Pour le poète, "l'arche-originaire Terre ne se meut pas" (Husserl, dans son essai Renversement de la doctrine copernicienne dans l'interprétation de la vision habituelle du monde) . Ce n'est pas contradictoire. Il s'agit de deux niveaux de réalité différents. Du point de vue de l'absolue poésie, la conscience absolue est comme la Terre immobile autour de laquelle tourne tout l'univers tandis que la conscience relative est comme la Terre en mouvement autour du soleil. Immobilité absolue et mouvement (ou énergie) relative coexistent comme le non-temps et le temps, le non-monde et le monde, le non-lieu et l'espace dans une troisième dimension selon l'expression de Roberto Juarroz, troisième dimension que Basarab Nicolescu appelle la dimension T, celle du tiers inclus dans tous "les contradictoires mutuellement exclusifs", tiers inclus devenu il y a quelques années tiers secrètement inclus comme je l'ai suggéré en intervenant dans un dialogue entre le physicien Basarab Nicolescu et le poète Roberto Juarroz. Autre féconde rencontre entre la recherche scientifique et la recherche poétique.

La démarche poétique la plus fondamentale n'a rien à voir avec la création d'un imaginaire comme dans la fiction romanesque. C'est même le contraire. C'est une conspiration du silence contre l'aliénation par le langage. D'où la vision de Georges Bataille disant en 1946 : "Je ne puis regarder comme libre un être n'ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage". C'est dire que le silence au coeur de la poésie est une sorte d'échappée absolue pour sortir de la prison de la langue. C'est un rite sacrificiel pour mettre à mort l'image de soi. C'est un acte de sorcellerie, dirait Don Juan Matus, pour briser le "miroir de notre autocontemplation". C'est un art mortifère qui cache le secret d'une autre vie. Toute métaphore poétique est en soi mortis et vitae locus. C'est moins le poème que nous devons approcher que sa source invisible, d'où la grâce peut nous être donnée de recréer le poème. Un verset du Rig Véda est analogue au coup de bâton du maître zen. Ou bien il provoque l'éveil (l'éclair de l'intuition donatrice d'excès de sens) ou bien il laisse endormi. Poétique du germe vivant qui fructifie ou non dans l'âme du lecteur. Ce n'est pas l'image poétique qui importe, c'est l'éclair de vérité qu'elle éveille en nous pour faire de nous "un rien sans nom, un "suis", disait Maître Eckhart, hors du devenir". Un "suis" sans moi-je. Recherche infinie dont l'aboutissement est inconcevable. Même en mourant à soi-même, perd-on jamais absolument toute image de soi — étrange phénix qui renaît toujours de ses cendres...

"La poésie est première" affirmait tranquillement le poète Fardoulis-Lagrange. Elle est, semble-t-il, première dans notre imaginaire de l'histoire de l'humanité. Avant l'écriture, il n'existait que la poésie orale imprégnée de mythes dont l'origine se perd dans la nuit des temps. Originairement, toujours reliée directement au sacré. Première dans la mesure où elle retrouve aujourd'hui cette même dimension sacrée à la source de sa propre langue , à l'exclusion de tout corps étranger, de toute influence traditionnelle, religieuse ou autre. Première dès lors qu'elle est silencieusement reliée au fond sans fond et qu'elle est même par essence la négation de toute forme de pensée comme l'avait clairement vu René Daumal à l'âge de vingt ans. Mais il ne s'agit pas ici de la poésie poétique, mais d'une métaphore au sens où la poésie était aux yeux de Novalis comme de Juarroz "l'absolu réel". On peut dire que Roberto Juarroz a redonné vie et regard à la vision prophétique des frères Schlegel à l'aube du XXème siècle : "Tout art doit devenir science, et toute science devenir art". L'interrogation de Roberto Juarroz sur le langage tenait à la fois de l'art, de la science et de ce qu'il conviendrait d'appeler le translangage révélateur du tiers secrètement inclus. Ce concept de translangage était tacitement inclus dans le verbe transnommer qu'il a utilisé en 1980 dans son entretien avec Guillermo Boido publié dans sa traduction française en 1987 sous le titre Poésie et Création (Ed. Unes).

Quand Roberto Juarroz écrit "La pierre du non-être, / la sûre condition négative, : la pression du néant, / est l'ultime appui qui nous reste" ou encore "la métaphore suprême / d'être comme non-être / ou de n'être pas comme être", on ne peut s'empêcher de penser à la théologie négative du Pseudo Denys l'Aréopagite. "Pourquoi certaines lumières éteintes éclairent-elles mieux que les lumières allumées ?" s'interroge-t-il. En y répondant paradoxalement dans l'un de ses poèmes, Roberto Juarroz nous convainc que l'art poétique peut devenir une science secrète. Tout poète habité par la transcendance ou la verticalité du silence échappe nécessairement à la prison de la langue. Il promène ailleurs (du côté de la vie nue du silence ou du côté de la mort, vers les pics mutiques de l'âme ou les précipices des mots) sa baguette de sourcier. Sa poésie est chargée de cette connaissance silencieuse que nous avons évoquée et que les profanes ne peuvent percevoir. Le sens énigmatique qu'elle véhicule leur échappe. "Peut-être l'unique sens est-il l'intensité sans le sens", écrit Roberto Juarroz. Poésie bien peu poétique, disent ses ennemis qui ignorent encore que la poésie poétique est langage de clôture, d'enfermement et d'aliénation. Et qui n'ont pas entendu Ludwig Hohl : "On ne doit pas être poétique en poésie, tel est le secret". Dans le monde profane dans lequel nous vivons ("ce monde putanisé" comme le dit Basarab Nicolescu), la poésie initiatique n'est plus perçue comme telle. Quel poète français partage encore aujourd'hui la vision d'André Rolland de Renéville disant ceci : "La profondeur d'un poème varie en raison inverse de sa puissance sonore. La grande poésie n'admet que la méditation, la lecture silencieuse, l'articulation de la pensée". Vision proche de celle de Roberto Juarroz aux yeux de qui il n'y a pas de haute poésie "sans méditation transcendantale du langage". Avant de prendre connaissance du tiers inclus, Roberto Juarroz y faisait intuitivement allusion dans le bref poème que voici :

La part du oui qu'il y a dans le non
et la part du non qu'il y a dans le oui
sortent parfois de leur lit
et s'unissent dans un autre lit
qui n'est ni oui ni non
Dans ce lit court le fleuve des plus vives eaux.

La haute poésie ne se prouve pas, elle s'éprouve. En ce sens, les Théorèmes poétiques du physicien Basarab Nicolescu sont à considérer comme des témoignages axiomatiques d'une expérience vécue — proche, en l'occurrence, de la "métaphysique expérimentale" du poète René Daumal. Poète dans l'âme, pourrait-on dire à propos du scientifique Basarab Nicolescu, mais surtout transpoète pour qui l'écriture n'incline pas à trouver en elle-même sa propre finalité littéraire. A ses yeux, l'écriture est avant tout le moyen opératif d'une recherche transpoétique de connaissance silencieuse : "A l'ère transdisciplinaire, écrit-il, le monde sera rempli par le silence de la parole poétique" (V,52). Et je salue, chez ce physicien des particules élémentaires, le "Chercheur de Vérité" qui a l'audace d'écrire que "la connaissance poétique est plus rigoureuse que la connaissance scientifique" (VI, 31). Il faut bien entendu entendre ce qu'il entend lui-même par "connaissance poétique". Une telle vision résulte d'une traversée de l'opacité des sciences vers la transparence poétique de leur inconnaissable fondement.

Lui-même voit dans l'ensemble des Théorèmes , et non pas dans chacun d'eux pris séparément, [je cite] "le point de convergence de la physique quantique, de la Philosophie de la Nature et de l'expérience intérieure" (VI, 39). Exemple exceptionnel d'une expérience poétique tout à fois scientifique et transcendantale. Dans ce cas-là, on n'écrit pas, on est écrit, on est littéralement traversé. Dans son essai, La prière et l'épée , le poète arabe Adonis dit la même chose de l'expérience mystique. On ne sait rien de la source énigmatique de l'inspiration. Plus personne aujourd'hui n'invoque les Muses . Poètes et scientifiques en sont ici au même point. Pour conclure, je dirai que ce n'est pas la main psychosomatique qui écrit, c'est la main mythique, l'inconnaissable "troisième main" . L'expression "troisième main" est tirée des écrits de Fred Deux sur ses propres dessins. Troisième main que Rûmi, le grand mystique persan du XIIIème siècle, appelle "la main cachée". En voici le hadith extrait de son immense Mathnawi de 1700 pages : "La main est saisie par une main cachée : c'est celle-ci qui, de l'intérieur, utilise le corps extérieur". C'est dire que "la troisième main" ou "la main cachée" n'est pas sans rapport, entre poésie et science, avec le tiers secrètement inclus.

Michel CAMUS


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 15 - Mai 2000

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