GABRIEL MATZNEFF

8 février 1963



Michel Camus et moi, nous fîmes connaissance le vendredi 8 février 1963. Grâce à mon journal intime, je garde un souvenir précis de cette rencontre :

« 8 février. Anne-Marie m’emmène dîner chez ses amis Camus. Elle leur a dit que nous étions fiancés.

« Lou Camus, grande, mince, pâle, a des allures de sylphide, mais ses talents culinaires sont dignes d’Apicius : epulae epularum ! Quant à son mari, il m’éblouit par sa connaissance de Husserl (dont je ne sais que ce qu’en dit Chestov, dans Le Pouvoir des clefs). »

Anne-Marie, ma petite amie, une jolie blonde de dix-huit ans, avait, si mes souvenirs ne me trahissent pas, connu Lou et Michel par le truchement de Sunsiaré de Larcône, la jeune femme qui en septembre 1962 s’était tuée sur la route avec Roger Nimier.

C’est dans ce même journal intime que, six ans plus tard, le 28 juin 1969, j’écrivais :

« 28 juin. Enterrement de Lou. Hideur du columbarium du Père-Lachaise. Faux temple, faux tabernacle où un four remplace le Dieu vivant, faux ciel orné de paillettes clownesques et d’ignobles “fresques”. Singerie du christianisme, mais d’un christianisme sans Christ et sans liturgie. La cérémonie, interminable, qui n’est qu’une attente bercée par un orgue cacochyme, me laisse une effrayante impression de malaise ».

« À la sortie des croque-morts portant la petite boîte qui contient Lou, nous faisons, Abellio et moi, le signe de la croix. Mais nous sommes les seuls à avoir ce geste. »

L’enterrement de Lou fut sinistre, celui de Michel le fut davantage encore à cause du froid qui nous perçait les os, et pour ceux d’entre nous qui eurent la douleur de vivre les deux événements, il y a là un terrible raccourci. De 1969 à 2003, comme la vie est brève, Seigneur ! Comme tout s’envole vite en fumée, notre jeunesse, nos amours, nos amitiés, nos cerveaux, nos cœurs ! La mort a soudainement fait basculer Lou et Michel dans le non-être. Nous qui les avons aimés, leurs visages flottent devant nos yeux, leurs voix résonnent dans nos oreilles, et pourtant, morts hier, c’est comme s’ils étaient morts depuis deux cents ans. Il y a les vivants et il y a les morts. Michel Camus est aussi mort que le sont Apollinaire, ou Goethe, ou Pétrarque, ou Héraclite. D’un coup brusque, sa mort a transmué le temps en éternité. Plus jamais nous ne viderons ensemble une bonne bouteille, ni ne savourerons ensemble un rôti de bœuf, ni ne discuterons ensemble de nos amours, de nos lectures, de nos voyages. C’est le nevermore, l’irrémédiable et crucifiant nevermore.

Lorsque, en février 1963, je rencontrai Michel Camus, il n’avait à ma connaissance rien publié ; mais il tenait dans ses tiroirs de nombreux textes inédits, en particulier un essai sur Sade dont le 15 novembre 1963, dans leur appartement de la rue Sainte-Croix-de-la- Bretonnerie, il nous fit, à Lou et à moi, une captivante lecture. Alors, il était également un passionné d’astrologie – passion qu’il partageait avec ses amis Abellio et Carteret. Il me dévoilait les arcanes de mon ciel, soit de vive voix, soit par écrit, toujours en poète, et ses propos me charmaient autant qu’ils me rassérénaient.

Longtemps, Michel Camus ne fut connu que de quelques initiés. Son œuvre, dispersée dans des revues ou des opuscules, s’organisait selon une sorte de clandestinité supérieure. Sa notoriété alla en s’augmentant, me semble-t- il, à l’époque où il s’occupa de la librairie « Obliques », quai de l’Hôtel-de-Ville, et de la revue éponyme. Je pense notamment aux pages qu’il y consacra à Kierkegaard au printemps 1981 : cette superbe méditation sur la mort nous éclairait sans doute sur Kierkegaard ; elle nous éclairait surtout sur Michel Camus et eut un grand retentissement. Quand Michel mourut en janvier 2003, il avait depuis belle lurette cessé d’être un auteur confidentiel : toute la France littéraire eut conscience de perdre un poète et un philosophe d’importance.

Pour moi, j’ai d’abord perdu un de mes plus proches amis, un homme en qui ne nourrissais une telle confiance que, bien qu’il fût mon aîné de quelques années, je l’avais prié d’être mon exécuteur testamentaire. Aujourd’hui ce testament est, hélas, caduc, mais ce qui ne l’est pas, c’est mon affection pour Michel Camus dont durant près de quarante ans l’amitié vigilante m’a dans les moments difficiles, les épreuves douloureuses, si souvent aidé, secouru.

Michel m’a un jour écrit (j’espère qu’on réunira bientôt ses lettres en volume car c’était un épistolier-né) que l’aventure, c’est « quand il n’y a plus d’autre chemin que celui que l’on trace soi-même pas à pas dans l’inconnu et, qui mieux (ou pis) est, l’inconnaissable… » À présent, il n’est plus physiquement parmi nous, mais cela ne signifie pas que l’aventure soit finie. Au contraire, pour lui, pour ses livres, elle commence.

Gabriel Matzneff


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 17 - Mai 2004

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