MICHEL CAZENAVE

La place et la fonction du transculturel dans le monde contemporain


On connaît la phrase fameuse que tout le monde a prêtée à André Malraux : "Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas". Cette phrase n'a sans doute jamais été prononcée, puisque toutes les recherches les plus minutieuses n'ont pu en retrouver la trace - et je puis dire quant à moi que, ayant eu le rare privilège de travailler aux côtés d'André Malraux durant les dernières années de sa vie, c'est-à-dire au moment où son interrogation spirituelle était certainement la plus forte, sa pensée ne m'a jamais semblé avoir cette façon péremptoire de s'affirmer, mais se présentait d'une manière beaucoup plus problématique, beaucoup plus interrogative et ouverte.

De fait, sur le siècle à venir, le fond de la pensée de Malraux avait été exprimée dès 1955, dans un entretien accordé à un journal danois, et consistait en ceci : "Notre siècle, avec la psychanalyse, a redécouvert les démons dans l'homme - la tâche qui nous attend est maintenant d'en redécouvrir les dieux". Cette pensée, elle s'accentuait encore de notre expérience du Mal absolu dans l'histoire sous la figure de Hitler et sous la forme des camps de concentration où le diable était réapparu - et d'un espoir qui était celui de renouer avec une transcendance qui, pour échapper à toutes les idolâtries et à toutes les trahisons qu'a figurées, chez Dostoievski, la "fable du grand Inquisiteur" dans Les Frères Karamazov ne pouvait se donner que sur un mode négatif, - altérité radicale qui se dévoilait dans notre âme par des manifestations symboliques, de sorte que cette altérité soit participable dans son apparition et imparticipable dans sa nature : ce que Malraux désignait par sa dialectique de l'impensable et de l'épiphanie qui lui paraissait la seule voie possible et sérieuse pour l'avenir.

C'est de ce point de vue, il me semble, que l'on peut tenter de réfléchir les années qui nous attendent, selon la double voie de la création artistique et de l'interrogation religieuse. Et en assurant à ces voies leur spécificité propre tout en essayant de les réfléchir sous le chef de l'unité. D'où la possibilité d'un comparatisme dont l'urgence se fait de plus en plus sentir - mais qui ne soit la source d'aucune confusion quelle qu'elle soit, comme la dérive en est toujours présente ; et la capacité d'une transdisciplinarité affirmée qui n'en vienne pas à se trahir elle-même en confondant les différentes disciplines de la pensée, au lieu de faire ressortir les figures communes qui les traversent et parfois les structurent, et ne peuvent se comprendre que dans une perspective philosophique qui systématise ces figures dans leur singularité reconnue.

Question de méthode, sans doute, mais d'une importance capitale. Ë moins de vouloir plonger dans un syncrétisme facile où étoufferait l'humanité, ou bien dans un affadissement de la pensée où tout équivaudrait à tout, la science à la religion, la religion à l'art, et l'art à la science même, il ne peut y avoir de comparatisme que disjonctif et d'unification de la pensée que si elle est profondément différentielle.

C'est d'ailleurs ce que comporte, rigoureusement pensé, le concept de transdisciplinarité : ce qui traverse les disciplines pour atteindre à leur au-delà - de même que, lorsque les Romains parlaient de l'Italie trans- padane, ils désignaient cette partie de l'Italie qui se trouvait de l'autre côté du Pô, et qu'on ne pouvait atteindre qu'en traversant le cours de ce fleuve.

Le transdisciplinaire ainsi conçu comporte alors deux dimensions essentielles C'est d'abord un site, un topos à partir duquel se révélerait l'unité de toutes choses, c'est ensuite le mouvement par lequel on essaie d'atteindre à l'unité. Mais en ajoutant tout de suite ceci : ce topos n'existe sur aucune de nos cartes, c'est un topos u-topique dans la mesure où cet endroit est transcendantal à toutes nos connaissances - ce qui en revient à dire que toute recherche qui croirait ou affirmerait avoir pris possession de ce lieu signerait par là-même son mensonge, et que le transdisciplinaire, de ce fait, par rapport à cet endroit par nature inaccessible, consiste avant tout, dans son déploiement, en cette itinérance sans cesse recommencée.

Ë la lumière de ces quelques considérations, peut-il y avoir, pour ce qui est de la culture au sens traditionnel de ce terme, un vrai dialogue transdisciplinaire ?

Dans une aire de civilisation donnée, certainement.

Entre l'activité poétique, musicale, picturale, ou toute autre que l'on voudra, il est évident que, au plus bas, on pourra toujours trouver quelles sont les conditions économiques ou sociales qui ont permis leur émergence et leur expression à un moment donné, - de même que, au plus haut, la weltanschanung qu'elles expriment ou, parfois, contre laquelle elles se rebellent. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour comprendre comment se correspondent, en Europe, la musique de Schumann, les écrits de Nerval ou les tableaux de Turner - ou se répondent en Orient, en Inde précisément, au début du XVIème siècle, les chants mystiques de Mirabai et, à l'intérieur du vishnouisme, le développement de la voie de la Bakhti érotisante, telle que, contre la tradition du monisme védantique de Shankara, la porte à son incandescence le bengali Chaitanya.

Qu'en est-il cependant dès qu'on veut s'attaquer à des cultures différentes ?

Notre siècle qui a été celui de l'ouverture du dialogue multiculturel, n'a pu ouvrir ce dialogue que sur cette première constatation simple : toutes les cultures sont par essence différentes, et ce sont précisément ces différences qui ont imposé la nécessité du dialogue.

Pour parler brièvement, l'unité culturelle qui est le rêve des décennies à venir, ne doit-elle pas être une unité sans cesse en voie de conquête - c'est-à-dire, beaucoup plus, un principe d'unité qu'une unité concrète qui nous conduirait à l'existence d'une seule culture répandue à l'échelle mondiale - et qui risquerait, fort, de ce fait, de n'être tout simplement que la culture des plus forts, c'est-à-dire celle des peuples ou des nations dominantes ?

Je m'explique.

Que ce soit dans les tentatives de Spengler, de Toynbee ou dans celle de Lévi-Strauss, par exemple - et je fais tout exprès ici de choisir des théories essentiellement étrangères les unes aux autres - le XXème siècle, dans la découverte de la multiculturalité des humains, a aussi découvert leur incommunicabilité. Les ethnologues ont largement développé ce paradoxe : on ne peut comprendre une culture étrangère qu'en la vivant de l'intérieur - mais la vivre de l'intérieur supprime la distance critique qui permet à une science de se constituer. Autrement dit, je peux toujours décrire une autre culture, mais sans jamais être sûr de ne pas me tromper et d'en pénétrer vraiment le sens : les phénomènes de structures que Lévi-Strauss met à jour chez les peuples indiens d'Amérique, ne nous indiquent en rien la signification qu'ils ont pour ces Indiens et la façon qu'ont ceux-ci de les ressentir, de les vivre, de les intégrer dans leur perception du monde et du destin.

Il y a là, sans aucun doute, vérité - mais vérité partielle dont l'autre face, si l'on peut dire, nous échappera à jamais.

Je peux aller contempler demain une statue d'Isis ou d'lshtar au musée du Louvre je ne peux pas savoir comment les voyaient réellement leurs fervents à l'époque - et si j'admire le Portrait de Shigemori par Takanabu, ou le fameux rouleau du XIVème siècle de la Cascade de Nachi qui structure toute une part de l'imaginaire spirituel du Japon, si j'écoute un raga que joue soudain devant moi, sans prévenir, après une heure de méditation, un musicien indien, puis-je vraiment dire que je les comprends, ou ne dois-je pas plutôt reconnaître que je les interprète à partir de mes propres référents ? Car comment saurais-je, dans son cÏur, quelle est cette notion tellement forte au Japon de la Réalité intérieure à quoi renvoie le Shigemori, qui n'a pas d'équivalent dans la culture occidentale; comment comprendrais-je le signe de Nachi quand le sacré de la Nature ne m'est en aucun cas perceptible selon les mêmes canaux ; comment entrerais-je réellement dans l'improvisation à la vina alors que mon rapport au Temps, et au croisement de l'instant et de l'éternité, est totalement différent de celui qu'accomplit, et que manifeste le musicien indien au moment même qu'il joue ?

Certes, cette Réalité intérieure, ce sacré de la Nature, cette notion particulière du temps, je peux bien la concevoir dans un mouvement de saisie intellectuelle, mais ils sont par nature hors de mon champ d'expérience et ce n'est pas la même chose, quand il s'agit par exemple du Shintô japonais, de tenter de penser la double absence d'une immanence et d'une transcendance dans une sorte d'évidence de l'être-là de la rivière ou de la montagne, que de regarder cette rivière sur ce mode singulier : de cela, je suis parfaitement incapable.

Cela ne veut pourtant pas dire, au contraire, que je n'ai pas d'ouverture à une Ïuvre étrangère. Sauf celles, bien entendu qui relèvent de la langue, et qui doivent passer de ce fait par le filtre - et donc par l'inéluctable déformation en même temps que par l'interprétation d'un texte traduit - toutes les oeuvres, en effet, présentent, dans leur construction même, un arrangement de rythmes et de rapports numériques que chacun peut saisir s'il en a le désir. Cela va presque sans dire pour ce qui est de la musique : il y a longtemps que Pythagore en a formalisé la structure mathématique - et qu'il s'agisse de la musique occidentale classique, de la musique sérielle exclusivement fondée sur les douze tons de la gamme chromatique, des modes si différents de la musique indienne ou de la samâ mystique islamique, on trouve toujours, sous ses applications diverses, une théorie des ondes et des intervalles qui se trouve mise en jeu - de même que toute sculpture, tout monument, toute création plastique s'établissent selon un système de rapports des surfaces, des masses ou des volumes qui trouve dans l'antique conception de la proportion du Timée son expression achevée.

La découverte d'une autre culture, sur ce plan, c'est souvent la possibilité de faire venir ces rapports à la lumière alors que la simple apparence les en empêchait avant et il n'y a rien de plus parlant sur ce point que la réévaluation, par exemple, au début de notre siècle, de l'art d'origine africaine, passant en quelques années dans la conscience occidentale du néant ou du domaine de la sauvagerie primitive à une véritable exaltation - et fécondant notre propre art dans l'apparition du cubisme.

Toute découverte, alors, et l'exemple en est typique, n'amène pas néanmoins à une impossible intégration et à une inflexion de l'art ancien : elle entraîne une rupture, la création d'un novum, dans la mesure même où le cubisme de Picasso n'est bien évidemment ni de l'art africain, ni une évolution de ses périodes bleue ou rose, mais autre chose qui les dépasse tous les deux d'une manière irréductible.

Phénomène, d'ailleurs, intéressant à plus d'un titre : car en adoptant à la base une attitude transculturelle, le cubisme impose du même coup un phénomène culturel nouveau qui va devoir être pris, à son tour, en considération, par un nouvel effort transculturaliste - comme si le nouveau devait ainsi s'enchaîner sans arrêt au nouveau, dans un interminable mouvement dont le point de comparaison obligé, réel quoiqu'absent à la fois, échappe sans cesse à nos mains.

Il n'en reste pas moins que, dans ce cas, Picasso a bien dû se saisir, au-delà de l'incommunicabilité que je pointais tout à l'heure, de quelque chose d'essentiel dans le masque dogon ou dans l'art bambara - de la même façon que je ne peux nier que, la statue d'Isis ou d'lshtar, le Shigemori ou le rouleau de la Cascade de Nachi me parlent fortement - ils créent du sens pour moi, même si c'est aussi moi, en retour, qui leur donne un sens qu'ils n'avaient sans doute pas à l'origine.

Autrement dit, au-delà d'une inaccessible réalité, toute Ïuvre d'art, quelle qu'elle soit par ailleurs, de quelque culture, endroit, époque qu'elle nous vienne, touche à un élément fondamental de l'homme qui transcende cette culture, cet endroit, cette époque. Or c'est là précisément que, au-delà du multiculturel, se présente la notion de transculturel : la façon qu'ont eue les hommes, à travers toutes les épiphanies de l'invisible qu'ils ont mises en Ïuvre, de répondre à cette question qui nous poursuit apparemment depuis le premier humain conscient : pourquoi, et pour quoi, sommes-nous sur cette terre? - fût-ce pour répondre avec le bouddhisme que la question, finalement, n'a pas de sens par elle-même. Mais pour dire qu'elle n'a pas de sens, il a bien fallu, d'abord, se la poser - il a fallu que Gautama sorte de sa citadelle, qu'il prenne conscience de la maladie et de la mort, et qu'il conclue après une longue réflexion que la question n'était pas tant de savoir d'où venait la souffrance que de trouver le chemin pour pouvoir y échapper.

Le transculturel en revient ici à déboucher sur la question des origines et des fins c'est-à-dire, au fond même, sur la question religieuse. Parlant de ce dialogue entre les cultures qu'il fallait à l'évidence de plus en plus développer, André Malraux parlait en 1974, en visite au Japon, d'un dialogue "racine contre racine". On comprend sans doute maintenant ce qu'il entendait par ces mots : toute culture, tout art, toute poésie, toute musique, ne peuvent se confronter à une autre culture, un autre art, une autre poésie, une autre musique, par-delà leurs apparences passagères et leur noyau jamais dérobé, que dans cette zone mystérieuse en l'homme où elles affirment son pouvoir de création ou de témoignage contre ce que l'Occident appelle la chute originelle et la mort, l'Inde le voile de la maya, et le bouddhisme l'illusion fondamentale.

La chute, le voile, l'illusion.

On s'aperçoit facilement en quoi chacun de ces termes renvoie à la même réalité existentielle - répond à la même angoisse métaphysique de l'homme devant sa condition, mais on constate aussi très vite comme ils symbolisent des réponses différentes qu'on ne pourrait en aucun cas vouloir se faire correspondre.

Il faut, bien sûr, s'entendre sur ces mots.

Il ne s'agit en aucun cas de vouloir en rester à ce constat de différence. Le comparatisme, ici, s'impose, et il deviendra à l'évidence l'une des tâches majeures, à mener jusqu'à son bout, du prochain siècle qui s'annonce.

Simplement, une nouvelle fois, comparatisme ne veut pas dire indistinction, et il n'est sans doute rien de plus pernicieux que cette tendance que l'on voit régulièrement réapparaître à affirmer une philosophia perennis, supposée identique pour toutes les traditions et toutes les religions, et selon laquelle il n'est qu'une seule vérité primordiale du phénomène religieux, que les religions constituées auraient plus ou moins affublée de leurs oripeaux particuliers. Alors, bouddhisme, christianisme, Islam, hindouisme, judaïsme, - on peut continuer la liste… - deviennent en fait la même chose sous des dehors purement accidentels.

Cette position n'est pas, ne saurait être acceptable.

Car chaque religion a sa spécificité, et les ressemblances, les invariants éventuels qu'on peut même y repérer, ne prennent de sens que dans leur manifestation - ce qui fait que ces invariants ou ces structures ne peuvent être homologués sans autre précaution.

Je prendrai pour exemple l'Ïuvre de ce mystique rhénan que fut mettre Eckhart au XIVème siècle chrétien. On sait que maître Eckhart, dans un véritable effort de théologie négative, a été amené à parler d'une déité au-delà de la figure de Dieu, déité dont on ne peut rien dire ni penser positivement, mais à laquelle une percée , une Durchbruch qui nous dépouille de tous nos conditionnements et de toutes nos limitations, nous permet d'avoir accès dans une "inconnaissance connaissante" qui nous révèle à nous-mêmes, par delà notre ego, dans notre identité foncière à cette ultime réalité.

Beaucoup de chercheurs, au XXème siècle, ont été frappés des similitudes de cette position d'Eckhart, soit avec certaines conceptions du bouddhisme - et c'est par exemple la voie qu'a suivie le premier un Suzuki ; soit avec le système indien de Shankara - et c'est la voie qu'a suivie le philosophe néo-kantien des phénomènes religieux qu'était Rudolf Otto. Sans compter les comparaisons qui ont été tentées, à la suite des travaux de Henry Corbin et de son disciple japonais Izutsu, entre la métaontologie d'Eckhart, et la conception de la Wahdat-al-Wujud, de l'Unicité de l'existence, qui caractérise, après le soufisme mystique d'Ibn'Arabi, tout le courant de pensée du néo-platonisme perse.

Certes, toutes les tentatives qui ont été menées dans ce sens, sont absolument passionnantes - et plus encore, sans aucun doute nécessaires. Il ne peut être indifférent de construire un vaste système d'homologies entre la déité d'Eckhart, entre la Réalité ultime du bouddhisme, l'Inconditionné en soi innommable du védantisme shankarien ou le Néant-suressentiel des tenants de la "philosophie orientale" de l'Islam.

Il est particulièrement éclairant de voir comment la notion même de l'ætre s'y relativise et ne tient que d'un non-être au-delà de toutes nos catégories logiques et linguistiques.

Il est parfaitement enseignant de faire ressortir la profonde parenté de la Durchbruch à la description bouddhique de l'éveil, ou celle de la situation du dieu créateur chrétien tel que l'envisage Eckhart au Brahman qualifié du védanta moniste, par rapport à la Déité eckhartienne ou au Brahman non qualifié de Shankara.

Ces similitudes, néanmoins, posent tout de suite leurs limites : car le théisme du dieu créateur ou du Brahman qualifié n'ont à l'évidence aucun équivalent dans le bouddhisme de stricte obédience cependant qu'on ne peut soutenir jusqu'au bout la comparaison entre la notion de déité et celle de Réalité ultime - qui n'est jamais posée en tant que telle dans la tradition du Mahayana. Si l'on voulait vraiment établir une correspondance terme à terme, il faudrait équivaloir en effet l'être d'Eckhart à l' ainséité du bouddhisme, et le non-être à la vacuité - ce que font bien, à leur manière, plusieurs courants philosophiques japonais, en particulier celui qui est issu de Dogen, mais que refusent absolument les Madhyamika, par exemple, qui voient dans cette conception de l'ainséité une tendance à ontologiser la Réalité ultime, en même temps qu'ils préfèrent définir la vacuité par un ensemble de négations renforcées qui la font échapper à une définition du néant : ni l'être, ni le non-être, ni l'être et le non-être, ni l'absence de l'être et du non-être.

Comparatisme, donc, mais comparatisme disjonctif comme nous le disions dès l'abord. D'ailleurs, aussitôt que l'on effectue le trajet "descendant" de la Déité à l'homme (mais si Eckhart ou Sohrawardi accepteraient sans problème ce mot de descendant ce n'est pas très sûr pour Shankara, et il est quasiment certain qu'un philosophe bouddhiste le récuserait au principe), on voit apparaître tout de suite les différences essentielles qui font que chacun de ces systèmes est irrémédiablement singulier : là où Eckhart ne peut faire autrement que de parler de chute et d'incarnation, Shankara parlera des phénomènes de surimposition et de l'installation de la "nescience", un bouddhiste de l'anatta, de la non-substantialité des choses, et donc de l'illusion que quoi que ce soit "existe", un tenant de la gnose islamique, des théophanies de l'être à travers les mondes intermédiaires.

On s'aperçoit comme ici la véritable unité porte d'abord sur l'unité de la question, non point sur la multiplicité des réponses - qui peuvent bien faire entre elles comme des jeux de miroirs, mais ne sauraient, à peine qu'on les trahisse, être naïvement rabattues les unes sur les autres au nom d'une conception chimérique des formes de la pensée.

Au XVIème siècle, en Inde, après la conquête musulmane achevée par Babar en 1526, on sait que fleurit durant les dernières décennies, à la cour de l'empereur Akbar, cette espèce de miracle qu'on a appelé depuis l'École des traducteurs : tout un effort systématique et réglé de traduction et de comparaison des grands textes de la gnose et de la mystique musulmane d'une part, et de ceux de la tradition védique de l'autre, qu'elle insiste sur la voie de l'ascèse intellectuelle (Jnâna), chez les héritiers de Shankara, ou sur celle de la dévotion comme chez les continuateurs de Ramajuna.

Aujourd'hui, il me semble, c'est d'une telle initiative que nous aurions besoin - élargie à l'échelle mondiale. Elle seule permettrait de mener un véritable programme d'études dont les deux maîtres mots seraient sans aucun doute ceux de phénoménologie et d'herméneutique : c'est-à-dire l'accession à une méta-philosophie qui pourrait s'intéresser aussi bien à Leibniz qu'à Lao-Tseu, à la technique de l'hésychasme qu'à celle de l'éveil et de l'obtention du satori dans le zen.

Alors, en effet, on pourrait s'attendre à ce qu'apparaisse toute une combinatoire d'homologies où chaque système de pensée conserverait néanmoins sa singularité, son authenticité, sa spécificité d'origine au-delà de tous les syncrétismes faciles. Et s'il n'est pas question non plus de nier les syncrétismes réels ou ces procédures d'importation d'une philosophie à une autre, d'une religion à une autre, d'une philosophie à une religion - ou réciproquement - qui ont tant marqué l'histoire humaine (il suffit de penser à l'infusion platonicienne dans le christianisme des IV-Vèmes siècles ou dans la théologie de Scot Erigène, aux échanges entre la kabbale et certains courants gnostiques islamiques, aux cultes brésiliens de délivrance qu'a si bien étudiés Roger Bastide dans leur "mélange" de tradition chrétienne et de religions africaines), nous devons y relever à nouveau que ce n'est pas tant une synthèse d'éléments disparates qui s'y est trouvée mise en jeu que, encore une fois, la création de nova, de domaines religieux à leur tour singuliers, et qui, comme c'était le cas du cubisme en art, sont passibles de ce fait de la même attitude de recherche transculturelle.

Ce que j'ai ici exposé, j'aurais pu l'étendre aussi bien au domaine de la science ou à celui de la politique - en montrant par exemple que, loin de l'illusion partagée de la disparition des nations, l'avenir appartient plutôt à la découverte de ce que signifierait le terme de trans-national, c'est-à-dire à la double reconnaissance de la nation comme universel singulier et de ce qui traverse toutes les nations en les respectant comme telles. Autrement dit, à l'articulation qu'il nous reste encore aujourd'hui sérieusement à penser, entre l'humanité - c'est-à-dire le fait d'être humain - comme une, et une multiplicité d'humains qui demandent à être reconnus dans leur irréductible diversité et leurs façons différentes de vouloir mener leur vie de groupe.

Il serait intéressant à cet égard de bien vouloir réfléchir aux positions de quelqu'un que l'on a souvent pris pour un nationaliste, c'est-à-dire au général de Gaulle, dès le moment qu'il tente de dresser une philosophie, d'une part de l'art en lui-même, d'autre part des rapports de la culture à la politique. Son premier mouvement, en effet, est certes bien de défendre l'irréductible spécificité de chaque langue et de chaque nation - mais au nom de la richesse et de la profondeur d'une vie de l'esprit dont il est persuadé qu'elle doit se constituer comme une symphonie d'ensemble de ses constituants séparés. On se rappelle peut-être sa déclaration lors de la fameuse conférence de presse de 1962 : "Dante, Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l'Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand, et Français. Ils n'auraient pas beaucoup servi l'Europe s'ils avaient été des apatrides et s'ils avaient pensé, écrit, en quelque "espéranto" ou "volapük" intégrés ...". Ce qui en revient à affirmer le principe de la discordia concors de Nietzsche, une philosophie de la conjonction des opposés - c'est-à-dire aussi d'une logique du tiers-inclus - où une unité transnationale, ici européenne, se construit du point de vue culturel à partir de la multiplicité même, reconnue en tant que telle, des traditions nationales. Les deux sens du trans se retrouvent à nouveau : ce qui traverse et ce qui dépasse, et ce qui dépasse en traversant.

Peut-on, pourtant, s'en arrêter là ? Et la dialectique interne du trans, le jeu de l'un et du multiple se subsumant sous ce qu'on pourrait appeler un Un -multiple, a-t-elle atteint son terme ? Une autre déclaration de De Gaulle nous apporte la réponse où, envisageant le mouvement de l'esprit, non plus dans une dimension verticale, mais horizontale, c'est-à-dire sous le chef de l'échange entre ces cultures et ces nations spécifiées, il déclare par exemple en 1943, à Alger, alors même que la France qu'il représente est encore totalement engagée dans l'effort de guerre - et lors du soixantième anniversaire de l'Alliance Française et de l'effort de contact et de compréhension mutuelle qu'elle développe entre les peuples : "Quand la France parut succomber et qu'on put craindre que s'éteignît le flambeau qu'elle fait briller sur l'univers, il sembla, suivant le mot de Charles Morgan, que l'Humanité "s'exilait d'elle-même dans la terreur brûlante et glacée". Mais, la flamme claire de la pensée française, comment eût-elle pris et gardé son éclat si, inversement, tant d'éléments ne lui avaient été apportés par l'esprit des autres peuples? La France a pu, de siècle en siècle et jusqu'au drame présent, maintenir le rayonnement extérieur de son génie. Cela lui eût été impossible si elle n'avait eu le goût et fait l'effort de se laisser pénétrer par les courants du dehors. En pareille matière, l'autarcie mènerait vite à l'abaissement. Sans doute, dans l'ordre artistique, scientifique, philosophique, l'émulation internationale est-elle un ressort dont il ne faut pas que l'Humanité soit privée, mais les hautes valeurs ne subsisteraient pas dans une psychologie outrée de nationalisme culturel. Nous avons, une fois pour toutes, tiré cette conclusion, que c'est par de libres rapports spirituels et moraux, établis entre nous-mêmes et les autres, que notre influence culturelle peut s'étendre à l'avantage de tous et qu'inversement peut s'accroître ce que nous valons." (C'est bien entendu moi qui souligne de la sorte les passages essentiels).

La position qui est ici affirmée, paraît parfaitement claire : il n'y a pas de culture retranchée ou solitaire et, selon le beau mot de Du Bellay autrefois, toute culture particulière est faite d'un provignement, on pourrait même dire d'un enfantement perpétuel par les formes, les idées, la valeur éminente de toutes les autres cultures. D'où l'idée qui s'impose que le transculturel, dans sa réalité transnationale, est le double concert des cultures différentes dans l'unité différenciée qu'elles bâtissent de l'humain, et l'incessante circulation, fût-ce dans un phénomène de métamorphose, entre nations et cultures, circulation sans laquelle chacune de ces entités serait vite condamnée à "l'abaissement", c'est-à-dire à la stérilité et à la froideur d'une perpétuelle répétition qui ne serait rien d'autre, en fin de compte, que le froid même de la mort.

Le trans, dans cette optique, se définit alors comme visée en même temps que comme affirmation d'un universel qui est celui de l'Humanité en tant que telle - d'un universel qui est aussi celui de l'autonomie de l'esprit, et, par conséquent, de chacune de ses activités, qu'il s'agisse d'art, de philosophie ou de science. Ainsi, s'adressant en 1966 aux représentants de l'UNESCO qui fêtaient le vingtième anniversaire de leur Organisation, le général de Gaulle est-il amené à y professer entre autres que "si tous les peuples s'accordent aussi volontiers dans les domaines conjugués de l'Éducation, de la Science et de la Culture, et s'ils sont aussi disposés à travailler ensemble afin de les promouvoir avant tout chez ceux d'entre eux que les rigueurs de la nature et les vicissitudes de l'Histoire ont retardés à cet égard, n'est-ce pas d'abord pour le motif, qu'en dehors des exclusions et par-dessus les frontières, le développement intellectuel commande le progrès général ? N'est-ce pas aussi parce que ce sont la pensée, le sentiment et la raison, marques insignes de notre espèce, qui lui confèrent sa solidarité, autrement dit, que l'unité humaine ne procède que de l'esprit ?" En ajoutant d'ailleurs aussitôt : "Je dis l'unité humaine. Oui ! Cette perpétuelle ressemblance de l'art à l'art, en vertu de laquelle celui-ci, comme Malraux nous l'a montré, n'est jamais changé qu'en lui-même, (...) cette profonde compréhension que la culture établit entre ceux qui l'aiment et la répandent, sortent, en vérité, d'une seule et même source, commune à toute l'Humanité."

La démonstration, dans ce cas - quoi qu'on pense de De Gaulle par ailleurs et de la politique concrète qu'il a menée - est tout à fait lumineuse : aussi profondément patriote que l'on soit (et qui douterait un instant que le Général ne le fût ?), une réflexion rigoureuse, dès qu'elle s'applique aux différentes cultures nationales, pointe obligatoirement, à la fois, le transculturel et le transnational comme leur horizon obligé, en même temps que l'une de leurs conditions à être.

Le particulier ne se soutient ici que de l'universel tandis que, dans un mouvement réciproque, l'universel n'existe et ne s'affirme que dans son incarnation en autant de cultures singulières qui le manifestent en le différenciant dans chacune de ses facettes.

D'où l'idée fondamentale à l'époque où nous vivons, que le transculturel ne saurait être, en aucun cas, de 1'"uni-culturel" (ce qui serait, à l'évidence, une contradiction in adjecto) , et que le transdisciplinaire, à peine de se trahir, ou mieux : de se nier lui-même, ne saurait déboucher sur l'imposition d'une seule culture, d'une seule philosophie, d'une seule religion, d'une seule appartenance nationale, qui aliéneraient tous les hommes dans leur liberté. Son idéal est celui d'une orchestration où joueraient et se marieraient toutes les différences sous le chef d'une unité d'autant plus forte et rigoureuse qu'elle serait, dans l'ordre du concret, toujours absente - et donc toujours "à venir".

De la même manière que, dans l'exécution d'une symphonie, ce sont les timbres propres des violons, du piano ou des cuivres qui constituent dans leur réunion l'Ïuvre d'ensemble pourtant une en elle-même, et qui ne s'impose à mesure que dans la recherche de l'instant suivant, de l'harmonie à créer - avant de s'éteindre au silence qui est peut-être, après tout, la dernière instance qui lui confère tout son sens et l'explique de ne rien dire ?

MICHEL CAZENAVE

On connaît la phrase fameuse que tout le monde a prêtée à André Malraux : "Le XXIème siècle sera religieux ou ne sera pas". Cette phrase n'a sans doute jamais été prononcée, puisque toutes les recherches les plus minutieuses n'ont pu en retrouver la trace - et je puis dire quant à moi que, ayant eu le rare privilège de travailler aux côtés d'André Malraux durant les dernières années de sa vie, c'est-à-dire au moment où son interrogation spirituelle était certainement la plus forte, sa pensée ne m'a jamais semblé avoir cette façon péremptoire de s'affirmer, mais se présentait d'une manière beaucoup plus problématique, beaucoup plus interrogative et ouverte.

De fait, sur le siècle à venir, le fond de la pensée de Malraux avait été exprimée dès 1955, dans un entretien accordé à un journal danois, et consistait en ceci : "Notre siècle, avec la psychanalyse, a redécouvert les démons dans l'homme - la tâche qui nous attend est maintenant d'en redécouvrir les dieux". Cette pensée, elle s'accentuait encore de notre expérience du Mal absolu dans l'histoire sous la figure de Hitler et sous la forme des camps de concentration où le diable était réapparu - et d'un espoir qui était celui de renouer avec une transcendance qui, pour échapper à toutes les idolâtries et à toutes les trahisons qu'a figurées, chez Dostoievski, la "fable du grand Inquisiteur" dans Les Frères Karamazov ne pouvait se donner que sur un mode négatif, - altérité radicale qui se dévoilait dans notre âme par des manifestations symboliques, de sorte que cette altérité soit participable dans son apparition et imparticipable dans sa nature : ce que Malraux désignait par sa dialectique de l'impensable et de l'épiphanie qui lui paraissait la seule voie possible et sérieuse pour l'avenir.

C'est de ce point de vue, il me semble, que l'on peut tenter de réfléchir les années qui nous attendent, selon la double voie de la création artistique et de l'interrogation religieuse. Et en assurant à ces voies leur spécificité propre tout en essayant de les réfléchir sous le chef de l'unité. D'où la possibilité d'un comparatisme dont l'urgence se fait de plus en plus sentir - mais qui ne soit la source d'aucune confusion quelle qu'elle soit, comme la dérive en est toujours présente ; et la capacité d'une transdisciplinarité affirmée qui n'en vienne pas à se trahir elle-même en confondant les différentes disciplines de la pensée, au lieu de faire ressortir les figures communes qui les traversent et parfois les structurent, et ne peuvent se comprendre que dans une perspective philosophique qui systématise ces figures dans leur singularité reconnue.

Question de méthode, sans doute, mais d'une importance capitale. Ë moins de vouloir plonger dans un syncrétisme facile où étoufferait l'humanité, ou bien dans un affadissement de la pensée où tout équivaudrait à tout, la science à la religion, la religion à l'art, et l'art à la science même, il ne peut y avoir de comparatisme que disjonctif et d'unification de la pensée que si elle est profondément différentielle.

C'est d'ailleurs ce que comporte, rigoureusement pensé, le concept de transdisciplinarité : ce qui traverse les disciplines pour atteindre à leur au-delà - de même que, lorsque les Romains parlaient de l'Italie trans- padane, ils désignaient cette partie de l'Italie qui se trouvait de l'autre côté du Pô, et qu'on ne pouvait atteindre qu'en traversant le cours de ce fleuve.

Le transdisciplinaire ainsi conçu comporte alors deux dimensions essentielles C'est d'abord un site, un topos à partir duquel se révélerait l'unité de toutes choses, c'est ensuite le mouvement par lequel on essaie d'atteindre à l'unité. Mais en ajoutant tout de suite ceci : ce topos n'existe sur aucune de nos cartes, c'est un topos u-topique dans la mesure où cet endroit est transcendantal à toutes nos connaissances - ce qui en revient à dire que toute recherche qui croirait ou affirmerait avoir pris possession de ce lieu signerait par là-même son mensonge, et que le transdisciplinaire, de ce fait, par rapport à cet endroit par nature inaccessible, consiste avant tout, dans son déploiement, en cette itinérance sans cesse recommencée.

Ë la lumière de ces quelques considérations, peut-il y avoir, pour ce qui est de la culture au sens traditionnel de ce terme, un vrai dialogue transdisciplinaire ?

Dans une aire de civilisation donnée, certainement.

Entre l'activité poétique, musicale, picturale, ou toute autre que l'on voudra, il est évident que, au plus bas, on pourra toujours trouver quelles sont les conditions économiques ou sociales qui ont permis leur émergence et leur expression à un moment donné, - de même que, au plus haut, la weltanschanung qu'elles expriment ou, parfois, contre laquelle elles se rebellent. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour comprendre comment se correspondent, en Europe, la musique de Schumann, les écrits de Nerval ou les tableaux de Turner - ou se répondent en Orient, en Inde précisément, au début du XVIème siècle, les chants mystiques de Mirabai et, à l'intérieur du vishnouisme, le développement de la voie de la Bakhti érotisante, telle que, contre la tradition du monisme védantique de Shankara, la porte à son incandescence le bengali Chaitanya.

Qu'en est-il cependant dès qu'on veut s'attaquer à des cultures différentes ?

Notre siècle qui a été celui de l'ouverture du dialogue multiculturel, n'a pu ouvrir ce dialogue que sur cette première constatation simple : toutes les cultures sont par essence différentes, et ce sont précisément ces différences qui ont imposé la nécessité du dialogue.

Pour parler brièvement, l'unité culturelle qui est le rêve des décennies à venir, ne doit-elle pas être une unité sans cesse en voie de conquête - c'est-à-dire, beaucoup plus, un principe d'unité qu'une unité concrète qui nous conduirait à l'existence d'une seule culture répandue à l'échelle mondiale - et qui risquerait, fort, de ce fait, de n'être tout simplement que la culture des plus forts, c'est-à-dire celle des peuples ou des nations dominantes ?

Je m'explique.

Que ce soit dans les tentatives de Spengler, de Toynbee ou dans celle de Lévi-Strauss, par exemple - et je fais tout exprès ici de choisir des théories essentiellement étrangères les unes aux autres - le XXème siècle, dans la découverte de la multiculturalité des humains, a aussi découvert leur incommunicabilité. Les ethnologues ont largement développé ce paradoxe : on ne peut comprendre une culture étrangère qu'en la vivant de l'intérieur - mais la vivre de l'intérieur supprime la distance critique qui permet à une science de se constituer. Autrement dit, je peux toujours décrire une autre culture, mais sans jamais être sûr de ne pas me tromper et d'en pénétrer vraiment le sens : les phénomènes de structures que Lévi-Strauss met à jour chez les peuples indiens d'Amérique, ne nous indiquent en rien la signification qu'ils ont pour ces Indiens et la façon qu'ont ceux-ci de les ressentir, de les vivre, de les intégrer dans leur perception du monde et du destin.

Il y a là, sans aucun doute, vérité - mais vérité partielle dont l'autre face, si l'on peut dire, nous échappera à jamais.

Je peux aller contempler demain une statue d'Isis ou d'lshtar au musée du Louvre je ne peux pas savoir comment les voyaient réellement leurs fervents à l'époque - et si j'admire le Portrait de Shigemori par Takanabu, ou le fameux rouleau du XIVème siècle de la Cascade de Nachi qui structure toute une part de l'imaginaire spirituel du Japon, si j'écoute un raga que joue soudain devant moi, sans prévenir, après une heure de méditation, un musicien indien, puis-je vraiment dire que je les comprends, ou ne dois-je pas plutôt reconnaître que je les interprète à partir de mes propres référents ? Car comment saurais-je, dans son cÏur, quelle est cette notion tellement forte au Japon de la Réalité intérieure à quoi renvoie le Shigemori, qui n'a pas d'équivalent dans la culture occidentale; comment comprendrais-je le signe de Nachi quand le sacré de la Nature ne m'est en aucun cas perceptible selon les mêmes canaux ; comment entrerais-je réellement dans l'improvisation à la vina alors que mon rapport au Temps, et au croisement de l'instant et de l'éternité, est totalement différent de celui qu'accomplit, et que manifeste le musicien indien au moment même qu'il joue ?

Certes, cette Réalité intérieure, ce sacré de la Nature, cette notion particulière du temps, je peux bien la concevoir dans un mouvement de saisie intellectuelle, mais ils sont par nature hors de mon champ d'expérience et ce n'est pas la même chose, quand il s'agit par exemple du Shintô japonais, de tenter de penser la double absence d'une immanence et d'une transcendance dans une sorte d'évidence de l'être-là de la rivière ou de la montagne, que de regarder cette rivière sur ce mode singulier : de cela, je suis parfaitement incapable.

Cela ne veut pourtant pas dire, au contraire, que je n'ai pas d'ouverture à une Ïuvre étrangère. Sauf celles, bien entendu qui relèvent de la langue, et qui doivent passer de ce fait par le filtre - et donc par l'inéluctable déformation en même temps que par l'interprétation d'un texte traduit - toutes les oeuvres, en effet, présentent, dans leur construction même, un arrangement de rythmes et de rapports numériques que chacun peut saisir s'il en a le désir. Cela va presque sans dire pour ce qui est de la musique : il y a longtemps que Pythagore en a formalisé la structure mathématique - et qu'il s'agisse de la musique occidentale classique, de la musique sérielle exclusivement fondée sur les douze tons de la gamme chromatique, des modes si différents de la musique indienne ou de la samâ mystique islamique, on trouve toujours, sous ses applications diverses, une théorie des ondes et des intervalles qui se trouve mise en jeu - de même que toute sculpture, tout monument, toute création plastique s'établissent selon un système de rapports des surfaces, des masses ou des volumes qui trouve dans l'antique conception de la proportion du Timée son expression achevée.

La découverte d'une autre culture, sur ce plan, c'est souvent la possibilité de faire venir ces rapports à la lumière alors que la simple apparence les en empêchait avant et il n'y a rien de plus parlant sur ce point que la réévaluation, par exemple, au début de notre siècle, de l'art d'origine africaine, passant en quelques années dans la conscience occidentale du néant ou du domaine de la sauvagerie primitive à une véritable exaltation - et fécondant notre propre art dans l'apparition du cubisme.

Toute découverte, alors, et l'exemple en est typique, n'amène pas néanmoins à une impossible intégration et à une inflexion de l'art ancien : elle entraîne une rupture, la création d'un novum, dans la mesure même où le cubisme de Picasso n'est bien évidemment ni de l'art africain, ni une évolution de ses périodes bleue ou rose, mais autre chose qui les dépasse tous les deux d'une manière irréductible.

Phénomène, d'ailleurs, intéressant à plus d'un titre : car en adoptant à la base une attitude transculturelle, le cubisme impose du même coup un phénomène culturel nouveau qui va devoir être pris, à son tour, en considération, par un nouvel effort transculturaliste - comme si le nouveau devait ainsi s'enchaîner sans arrêt au nouveau, dans un interminable mouvement dont le point de comparaison obligé, réel quoiqu'absent à la fois, échappe sans cesse à nos mains.

Il n'en reste pas moins que, dans ce cas, Picasso a bien dû se saisir, au-delà de l'incommunicabilité que je pointais tout à l'heure, de quelque chose d'essentiel dans le masque dogon ou dans l'art bambara - de la même façon que je ne peux nier que, la statue d'Isis ou d'lshtar, le Shigemori ou le rouleau de la Cascade de Nachi me parlent fortement - ils créent du sens pour moi, même si c'est aussi moi, en retour, qui leur donne un sens qu'ils n'avaient sans doute pas à l'origine.

Autrement dit, au-delà d'une inaccessible réalité, toute Ïuvre d'art, quelle qu'elle soit par ailleurs, de quelque culture, endroit, époque qu'elle nous vienne, touche à un élément fondamental de l'homme qui transcende cette culture, cet endroit, cette époque. Or c'est là précisément que, au-delà du multiculturel, se présente la notion de transculturel : la façon qu'ont eue les hommes, à travers toutes les épiphanies de l'invisible qu'ils ont mises en Ïuvre, de répondre à cette question qui nous poursuit apparemment depuis le premier humain conscient : pourquoi, et pour quoi, sommes-nous sur cette terre? - fût-ce pour répondre avec le bouddhisme que la question, finalement, n'a pas de sens par elle-même. Mais pour dire qu'elle n'a pas de sens, il a bien fallu, d'abord, se la poser - il a fallu que Gautama sorte de sa citadelle, qu'il prenne conscience de la maladie et de la mort, et qu'il conclue après une longue réflexion que la question n'était pas tant de savoir d'où venait la souffrance que de trouver le chemin pour pouvoir y échapper.

Le transculturel en revient ici à déboucher sur la question des origines et des fins c'est-à-dire, au fond même, sur la question religieuse. Parlant de ce dialogue entre les cultures qu'il fallait à l'évidence de plus en plus développer, André Malraux parlait en 1974, en visite au Japon, d'un dialogue "racine contre racine". On comprend sans doute maintenant ce qu'il entendait par ces mots : toute culture, tout art, toute poésie, toute musique, ne peuvent se confronter à une autre culture, un autre art, une autre poésie, une autre musique, par-delà leurs apparences passagères et leur noyau jamais dérobé, que dans cette zone mystérieuse en l'homme où elles affirment son pouvoir de création ou de témoignage contre ce que l'Occident appelle la chute originelle et la mort, l'Inde le voile de la maya, et le bouddhisme l'illusion fondamentale.

La chute, le voile, l'illusion.

On s'aperçoit facilement en quoi chacun de ces termes renvoie à la même réalité existentielle - répond à la même angoisse métaphysique de l'homme devant sa condition, mais on constate aussi très vite comme ils symbolisent des réponses différentes qu'on ne pourrait en aucun cas vouloir se faire correspondre.

Il faut, bien sûr, s'entendre sur ces mots.

Il ne s'agit en aucun cas de vouloir en rester à ce constat de différence. Le comparatisme, ici, s'impose, et il deviendra à l'évidence l'une des tâches majeures, à mener jusqu'à son bout, du prochain siècle qui s'annonce.

Simplement, une nouvelle fois, comparatisme ne veut pas dire indistinction, et il n'est sans doute rien de plus pernicieux que cette tendance que l'on voit régulièrement réapparaître à affirmer une philosophia perennis, supposée identique pour toutes les traditions et toutes les religions, et selon laquelle il n'est qu'une seule vérité primordiale du phénomène religieux, que les religions constituées auraient plus ou moins affublée de leurs oripeaux particuliers. Alors, bouddhisme, christianisme, Islam, hindouisme, judaïsme, - on peut continuer la liste… - deviennent en fait la même chose sous des dehors purement accidentels.

Cette position n'est pas, ne saurait être acceptable.

Car chaque religion a sa spécificité, et les ressemblances, les invariants éventuels qu'on peut même y repérer, ne prennent de sens que dans leur manifestation - ce qui fait que ces invariants ou ces structures ne peuvent être homologués sans autre précaution.

Je prendrai pour exemple l'Ïuvre de ce mystique rhénan que fut mettre Eckhart au XIVème siècle chrétien. On sait que maître Eckhart, dans un véritable effort de théologie négative, a été amené à parler d'une déité au-delà de la figure de Dieu, déité dont on ne peut rien dire ni penser positivement, mais à laquelle une percée , une Durchbruch qui nous dépouille de tous nos conditionnements et de toutes nos limitations, nous permet d'avoir accès dans une "inconnaissance connaissante" qui nous révèle à nous-mêmes, par delà notre ego, dans notre identité foncière à cette ultime réalité.

Beaucoup de chercheurs, au XXème siècle, ont été frappés des similitudes de cette position d'Eckhart, soit avec certaines conceptions du bouddhisme - et c'est par exemple la voie qu'a suivie le premier un Suzuki ; soit avec le système indien de Shankara - et c'est la voie qu'a suivie le philosophe néo-kantien des phénomènes religieux qu'était Rudolf Otto. Sans compter les comparaisons qui ont été tentées, à la suite des travaux de Henry Corbin et de son disciple japonais Izutsu, entre la métaontologie d'Eckhart, et la conception de la Wahdat-al-Wujud, de l'Unicité de l'existence, qui caractérise, après le soufisme mystique d'Ibn'Arabi, tout le courant de pensée du néo-platonisme perse.

Certes, toutes les tentatives qui ont été menées dans ce sens, sont absolument passionnantes - et plus encore, sans aucun doute nécessaires. Il ne peut être indifférent de construire un vaste système d'homologies entre la déité d'Eckhart, entre la Réalité ultime du bouddhisme, l'Inconditionné en soi innommable du védantisme shankarien ou le Néant-suressentiel des tenants de la "philosophie orientale" de l'Islam.

Il est particulièrement éclairant de voir comment la notion même de l'ætre s'y relativise et ne tient que d'un non-être au-delà de toutes nos catégories logiques et linguistiques.

Il est parfaitement enseignant de faire ressortir la profonde parenté de la Durchbruch à la description bouddhique de l'éveil, ou celle de la situation du dieu créateur chrétien tel que l'envisage Eckhart au Brahman qualifié du védanta moniste, par rapport à la Déité eckhartienne ou au Brahman non qualifié de Shankara.

Ces similitudes, néanmoins, posent tout de suite leurs limites : car le théisme du dieu créateur ou du Brahman qualifié n'ont à l'évidence aucun équivalent dans le bouddhisme de stricte obédience cependant qu'on ne peut soutenir jusqu'au bout la comparaison entre la notion de déité et celle de Réalité ultime - qui n'est jamais posée en tant que telle dans la tradition du Mahayana. Si l'on voulait vraiment établir une correspondance terme à terme, il faudrait équivaloir en effet l'être d'Eckhart à l' ainséité du bouddhisme, et le non-être à la vacuité - ce que font bien, à leur manière, plusieurs courants philosophiques japonais, en particulier celui qui est issu de Dogen, mais que refusent absolument les Madhyamika, par exemple, qui voient dans cette conception de l'ainséité une tendance à ontologiser la Réalité ultime, en même temps qu'ils préfèrent définir la vacuité par un ensemble de négations renforcées qui la font échapper à une définition du néant : ni l'être, ni le non-être, ni l'être et le non-être, ni l'absence de l'être et du non-être.

Comparatisme, donc, mais comparatisme disjonctif comme nous le disions dès l'abord. D'ailleurs, aussitôt que l'on effectue le trajet "descendant" de la Déité à l'homme (mais si Eckhart ou Sohrawardi accepteraient sans problème ce mot de descendant ce n'est pas très sûr pour Shankara, et il est quasiment certain qu'un philosophe bouddhiste le récuserait au principe), on voit apparaître tout de suite les différences essentielles qui font que chacun de ces systèmes est irrémédiablement singulier : là où Eckhart ne peut faire autrement que de parler de chute et d'incarnation, Shankara parlera des phénomènes de surimposition et de l'installation de la "nescience", un bouddhiste de l'anatta, de la non-substantialité des choses, et donc de l'illusion que quoi que ce soit "existe", un tenant de la gnose islamique, des théophanies de l'être à travers les mondes intermédiaires.

On s'aperçoit comme ici la véritable unité porte d'abord sur l'unité de la question, non point sur la multiplicité des réponses - qui peuvent bien faire entre elles comme des jeux de miroirs, mais ne sauraient, à peine qu'on les trahisse, être naïvement rabattues les unes sur les autres au nom d'une conception chimérique des formes de la pensée.

Au XVIème siècle, en Inde, après la conquête musulmane achevée par Babar en 1526, on sait que fleurit durant les dernières décennies, à la cour de l'empereur Akbar, cette espèce de miracle qu'on a appelé depuis l'École des traducteurs : tout un effort systématique et réglé de traduction et de comparaison des grands textes de la gnose et de la mystique musulmane d'une part, et de ceux de la tradition védique de l'autre, qu'elle insiste sur la voie de l'ascèse intellectuelle (Jnâna), chez les héritiers de Shankara, ou sur celle de la dévotion comme chez les continuateurs de Ramajuna.

Aujourd'hui, il me semble, c'est d'une telle initiative que nous aurions besoin - élargie à l'échelle mondiale. Elle seule permettrait de mener un véritable programme d'études dont les deux maîtres mots seraient sans aucun doute ceux de phénoménologie et d'herméneutique : c'est-à-dire l'accession à une méta-philosophie qui pourrait s'intéresser aussi bien à Leibniz qu'à Lao-Tseu, à la technique de l'hésychasme qu'à celle de l'éveil et de l'obtention du satori dans le zen.

Alors, en effet, on pourrait s'attendre à ce qu'apparaisse toute une combinatoire d'homologies où chaque système de pensée conserverait néanmoins sa singularité, son authenticité, sa spécificité d'origine au-delà de tous les syncrétismes faciles. Et s'il n'est pas question non plus de nier les syncrétismes réels ou ces procédures d'importation d'une philosophie à une autre, d'une religion à une autre, d'une philosophie à une religion - ou réciproquement - qui ont tant marqué l'histoire humaine (il suffit de penser à l'infusion platonicienne dans le christianisme des IV-Vèmes siècles ou dans la théologie de Scot Erigène, aux échanges entre la kabbale et certains courants gnostiques islamiques, aux cultes brésiliens de délivrance qu'a si bien étudiés Roger Bastide dans leur "mélange" de tradition chrétienne et de religions africaines), nous devons y relever à nouveau que ce n'est pas tant une synthèse d'éléments disparates qui s'y est trouvée mise en jeu que, encore une fois, la création de nova, de domaines religieux à leur tour singuliers, et qui, comme c'était le cas du cubisme en art, sont passibles de ce fait de la même attitude de recherche transculturelle.

Ce que j'ai ici exposé, j'aurais pu l'étendre aussi bien au domaine de la science ou à celui de la politique - en montrant par exemple que, loin de l'illusion partagée de la disparition des nations, l'avenir appartient plutôt à la découverte de ce que signifierait le terme de trans-national, c'est-à-dire à la double reconnaissance de la nation comme universel singulier et de ce qui traverse toutes les nations en les respectant comme telles. Autrement dit, à l'articulation qu'il nous reste encore aujourd'hui sérieusement à penser, entre l'humanité - c'est-à-dire le fait d'être humain - comme une, et une multiplicité d'humains qui demandent à être reconnus dans leur irréductible diversité et leurs façons différentes de vouloir mener leur vie de groupe.

Il serait intéressant à cet égard de bien vouloir réfléchir aux positions de quelqu'un que l'on a souvent pris pour un nationaliste, c'est-à-dire au général de Gaulle, dès le moment qu'il tente de dresser une philosophie, d'une part de l'art en lui-même, d'autre part des rapports de la culture à la politique. Son premier mouvement, en effet, est certes bien de défendre l'irréductible spécificité de chaque langue et de chaque nation - mais au nom de la richesse et de la profondeur d'une vie de l'esprit dont il est persuadé qu'elle doit se constituer comme une symphonie d'ensemble de ses constituants séparés. On se rappelle peut-être sa déclaration lors de la fameuse conférence de presse de 1962 : "Dante, Goethe, Chateaubriand, appartiennent à toute l'Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement et éminemment Italien, Allemand, et Français. Ils n'auraient pas beaucoup servi l'Europe s'ils avaient été des apatrides et s'ils avaient pensé, écrit, en quelque "espéranto" ou "volapük" intégrés ...". Ce qui en revient à affirmer le principe de la discordia concors de Nietzsche, une philosophie de la conjonction des opposés - c'est-à-dire aussi d'une logique du tiers-inclus - où une unité transnationale, ici européenne, se construit du point de vue culturel à partir de la multiplicité même, reconnue en tant que telle, des traditions nationales. Les deux sens du trans se retrouvent à nouveau : ce qui traverse et ce qui dépasse, et ce qui dépasse en traversant.

Peut-on, pourtant, s'en arrêter là ? Et la dialectique interne du trans, le jeu de l'un et du multiple se subsumant sous ce qu'on pourrait appeler un Un -multiple, a-t-elle atteint son terme ? Une autre déclaration de De Gaulle nous apporte la réponse où, envisageant le mouvement de l'esprit, non plus dans une dimension verticale, mais horizontale, c'est-à-dire sous le chef de l'échange entre ces cultures et ces nations spécifiées, il déclare par exemple en 1943, à Alger, alors même que la France qu'il représente est encore totalement engagée dans l'effort de guerre - et lors du soixantième anniversaire de l'Alliance Française et de l'effort de contact et de compréhension mutuelle qu'elle développe entre les peuples : "Quand la France parut succomber et qu'on put craindre que s'éteignît le flambeau qu'elle fait briller sur l'univers, il sembla, suivant le mot de Charles Morgan, que l'Humanité "s'exilait d'elle-même dans la terreur brûlante et glacée". Mais, la flamme claire de la pensée française, comment eût-elle pris et gardé son éclat si, inversement, tant d'éléments ne lui avaient été apportés par l'esprit des autres peuples? La France a pu, de siècle en siècle et jusqu'au drame présent, maintenir le rayonnement extérieur de son génie. Cela lui eût été impossible si elle n'avait eu le goût et fait l'effort de se laisser pénétrer par les courants du dehors. En pareille matière, l'autarcie mènerait vite à l'abaissement. Sans doute, dans l'ordre artistique, scientifique, philosophique, l'émulation internationale est-elle un ressort dont il ne faut pas que l'Humanité soit privée, mais les hautes valeurs ne subsisteraient pas dans une psychologie outrée de nationalisme culturel. Nous avons, une fois pour toutes, tiré cette conclusion, que c'est par de libres rapports spirituels et moraux, établis entre nous-mêmes et les autres, que notre influence culturelle peut s'étendre à l'avantage de tous et qu'inversement peut s'accroître ce que nous valons." (C'est bien entendu moi qui souligne de la sorte les passages essentiels).

La position qui est ici affirmée, paraît parfaitement claire : il n'y a pas de culture retranchée ou solitaire et, selon le beau mot de Du Bellay autrefois, toute culture particulière est faite d'un provignement, on pourrait même dire d'un enfantement perpétuel par les formes, les idées, la valeur éminente de toutes les autres cultures. D'où l'idée qui s'impose que le transculturel, dans sa réalité transnationale, est le double concert des cultures différentes dans l'unité différenciée qu'elles bâtissent de l'humain, et l'incessante circulation, fût-ce dans un phénomène de métamorphose, entre nations et cultures, circulation sans laquelle chacune de ces entités serait vite condamnée à "l'abaissement", c'est-à-dire à la stérilité et à la froideur d'une perpétuelle répétition qui ne serait rien d'autre, en fin de compte, que le froid même de la mort.

Le trans, dans cette optique, se définit alors comme visée en même temps que comme affirmation d'un universel qui est celui de l'Humanité en tant que telle - d'un universel qui est aussi celui de l'autonomie de l'esprit, et, par conséquent, de chacune de ses activités, qu'il s'agisse d'art, de philosophie ou de science. Ainsi, s'adressant en 1966 aux représentants de l'UNESCO qui fêtaient le vingtième anniversaire de leur Organisation, le général de Gaulle est-il amené à y professer entre autres que "si tous les peuples s'accordent aussi volontiers dans les domaines conjugués de l'Éducation, de la Science et de la Culture, et s'ils sont aussi disposés à travailler ensemble afin de les promouvoir avant tout chez ceux d'entre eux que les rigueurs de la nature et les vicissitudes de l'Histoire ont retardés à cet égard, n'est-ce pas d'abord pour le motif, qu'en dehors des exclusions et par-dessus les frontières, le développement intellectuel commande le progrès général ? N'est-ce pas aussi parce que ce sont la pensée, le sentiment et la raison, marques insignes de notre espèce, qui lui confèrent sa solidarité, autrement dit, que l'unité humaine ne procède que de l'esprit ?" En ajoutant d'ailleurs aussitôt : "Je dis l'unité humaine. Oui ! Cette perpétuelle ressemblance de l'art à l'art, en vertu de laquelle celui-ci, comme Malraux nous l'a montré, n'est jamais changé qu'en lui-même, (...) cette profonde compréhension que la culture établit entre ceux qui l'aiment et la répandent, sortent, en vérité, d'une seule et même source, commune à toute l'Humanité."

La démonstration, dans ce cas - quoi qu'on pense de De Gaulle par ailleurs et de la politique concrète qu'il a menée - est tout à fait lumineuse : aussi profondément patriote que l'on soit (et qui douterait un instant que le Général ne le fût ?), une réflexion rigoureuse, dès qu'elle s'applique aux différentes cultures nationales, pointe obligatoirement, à la fois, le transculturel et le transnational comme leur horizon obligé, en même temps que l'une de leurs conditions à être.

Le particulier ne se soutient ici que de l'universel tandis que, dans un mouvement réciproque, l'universel n'existe et ne s'affirme que dans son incarnation en autant de cultures singulières qui le manifestent en le différenciant dans chacune de ses facettes.

D'où l'idée fondamentale à l'époque où nous vivons, que le transculturel ne saurait être, en aucun cas, de 1'"uni-culturel" (ce qui serait, à l'évidence, une contradiction in adjecto) , et que le transdisciplinaire, à peine de se trahir, ou mieux : de se nier lui-même, ne saurait déboucher sur l'imposition d'une seule culture, d'une seule philosophie, d'une seule religion, d'une seule appartenance nationale, qui aliéneraient tous les hommes dans leur liberté. Son idéal est celui d'une orchestration où joueraient et se marieraient toutes les différences sous le chef d'une unité d'autant plus forte et rigoureuse qu'elle serait, dans l'ordre du concret, toujours absente - et donc toujours "à venir".

De la même manière que, dans l'exécution d'une symphonie, ce sont les timbres propres des violons, du piano ou des cuivres qui constituent dans leur réunion l'Ïuvre d'ensemble pourtant une en elle-même, et qui ne s'impose à mesure que dans la recherche de l'instant suivant, de l'harmonie à créer - avant de s'éteindre au silence qui est peut-être, après tout, la dernière instance qui lui confère tout son sens et l'explique de ne rien dire ?

MICHEL CAZENAVE


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 3-4 - Mars 1995

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