CIRET |
Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires
Nous savons que le mode de pensée ou de connaissance parcellaire, compartimenté, monodisciplinaire, quantificateur nous conduit à une intelligence aveugle, dans la mesure même où l'aptitude humaine normale à relier les connaissances s'y trouve sacrifiée au profit de l'aptitude non moins normale à séparer. Car connaître, c'est, dans une boucle ininterrompue, séparer pour analyser, et relier pour synthétiser ou complexifier. La prévalence disciplinaire, séparatrice, nous fait perdre l'aptitude à relier, l'aptitude à contextualiser, c'est-à-dire à situer une information ou un savoir dans son contexte naturel. Nous perdons l'aptitude à globaliser, c'est-à-dire à introduire les connaissances dans un ensemble plus ou moins organisé. Or les conditions de toute connaissance pertinente sont justement la contextualisation, la globalisation.
Ces conditions se rappellent à nous d'autant plus que s'ouvre une ère planétaire d'inter-solidarité. Ajoutons que la disjonction historique entre les deux cultures, la culture des humanités, qui comportait la littérature, la philosophie, mais surtout une possibilité de réflexion et d'assimilation des savoirs, et la nouvelle culture scientifique, fondée sur la spécialisation et la compartimentation, aggrave les difficultés que nous pouvons avoir à réfléchir sur les savoirs et, là encore, à les intégrer. Ainsi, vivons-nous sous l'empire de ce qu'on pourrait appeler un paradigme de disjonction. Or il est évident que la réforme de pensée ne vise pas à nous faire annuler nos capacités analytiques ou séparatrices mais à y adjoindre une pensée qui relie. Certes, il ne suffit pas de dire " Il faut relier " pour relier : relier nécessite des concepts, des conceptions, et ce que j'appelle des opérateurs de reliance.
La première notion ou conception, qui est maintenant bien connue, c'est évidemment celle de système. C'est une approche qui a réémergé récemment dans notre connaissance, alors que dominait dans l'histoire scientifique l'idée que la connaissance des parties ou des éléments de base suffit pour connaître les ensembles, ceux-ci n'étant finalement que des bricolages, des mécanos comportant des pièces que la science a pour fonction de distinguer. En effet, réémerge une idée connue depuis longtemps, à savoir que le tout est quelque chose de plus que la somme des parties; ou, dit autrement, qu'un tout organisé, un système, produit ou favorise l'émergence d'un certain nombre de qualités nouvelles qui n'étaient pas présentes dans les parties séparées. N'est-ce pas l'un des plus grands mystères de l'univers que la réunion d'éléments dispersés, comme le fut, par exemple, la réunion des macro-molécules, s'assemblant, aient pu donner le premier être vivant ? Que de ce nouveau type d'organisation aient émergé des qualités nouvelles comme les qualités de connaissance, de mémoire, de mouvement, d'auto-reproduction ?
On peut dire que la notion de système, ou encore d'organisation, terme que je préfère, permet de connecter et de relier les parties à un tout et de nous désemprisonner de connaissances fragmentaires.
Une deuxième notion importante est celle de circularité ou de boucle. Cette notion a été souvent utilisée mais sans être nommée. Quand Pascal disait "Je tiens pour impossible de connaître le tout si je ne connais les parties ni de connaître les parties si je ne connais le tout", il soulignait avec force que la vraie connaissance, c'est une connaissance qui fait le circuit de la connaissance des parties vers celle du tout et de celle du tout vers celle des parties. On peut en donner un exemple très simple : quand nous faisons une version à partir d'une langue étrangère, nous essayons de saisir un sens global provisoire de la phrase; nous connaissons quelques mots, nous regardons dans le dictionnaire; les mots nous aident à envisager le sens de la phrase, laquelle nous aide à fixer les mots, à les faire sortir de leur polysémie pour leur donner un sens univoque. Par ce circuit nous arrivons, si nous y réussissons, à avoir la bonne traduction. Norbert Wiener a explicité à un niveau déjà assez intéressant, cette idée de boucle : celle de la boucle régulatrice, où le retour de l'effet sur la cause annule la déviance, assurant ainsi une relative autonomie du système. C'est l'exemple du système de chauffage qui, constitué par une chaudière et un thermostat, maintient l'autonomie thermique d'une pièce.
Il est évident que cette idée d'autonomie relative des systèmes est d'autant plus importante qu'elle était antérieurement inconcevable dans le domaine des sciences, puisque le déterminisme de la science classique se fondait sur une causalité extérieure aux objets.
La notion de boucle est d'autant plus intéressante et féconde qu'elle ne s'en tient pas à l'idée d'une boucle régulatrice, annulant les déviances et permettant de maintenir l'homéostasie d'un système ou d'un organisme ; la notion la plus forte est celle de boucle auto-génératrice ou récursive, c'est-à-dire où les effets et les produits deviennent nécessaires à la production et à la cause de ce qui les cause et de ce qui les produit. Exemple évident de ce type de boucle, nous-mêmes, qui sommes les produits d'un cycle de reproduction biologique dont nous devenons, pour que le cycle continue, les producteurs. Nous sommes des produits producteurs. Ainsi, la société est le produit des interactions entre individus, mais au niveau global, justement, émergent des qualités nouvelles qui, rétroagissant sur les individus - le langage, la culture - leur permet de s'accomplir comme individus. Les individus produisent la société qui produit les individus.
On peut en tirer de suite deux conséquences importantes. L'une, en quelque sorte logique, c'est que nous avons affaire à un produit producteur, ce qui, évidemment, est incompatible avec la logique classique. L'autre, c'est que nous voyons apparaître la notion d'auto-production et d'auto-organisation. Je dirais plus : dans cette notion d'auto-production et d'auto-organisation - une notion clé pour beaucoup de réalités physiques et surtout pour les réalités vivantes - non seulement nous pouvons fonder de façon encore plus forte l'idée d'autonomie, mais, plus encore, nous pouvons comprendre le processus ininterrompu qui est celui de la réorganisation ou de la régénération.
La régénération, nous la vivons à chaque instant : nos molécules se dégradent et sont remplacées par de nouvelles, nos cellules meurent et sont remplacées par de nouvelles, notre sang circule et détoxifie nos cellules par l'oxygène, notre cur bat et fait actionner par sa pompe la circulation du sang. Chaque moment de notre vie est un moment de régénération. C'est pourquoi je pense que le mouvement est nécessaire à l'être. Je dirais que l'être ne peut s'auto-produire et s'auto-maintenir que s'il s'auto-régénère. D'ailleurs, les seuls êtres que nous connaissons dans la nature sont organisés - et les êtres les plus présents, ceux qui sont dotés de subjectivité et d'existence, ce sont effectivement les êtres vivants, c'est-à-dire ceux qui dépendent de ce processus permanent de régénération. Quand nous réfléchissons au sens de l'auto-organisation ou de l'auto-production, nous nous rendons compte, comme l'avait remarqué Von Foerster, que l'auto-organisation est finalement une notion paradoxale : un être, une réalité auto-organisée, auto-productrice consomme de l'énergie, donc la dégrade, donc a besoin de puiser de l'énergie dans son environnement et, par là-même dépend de cet environnement qui en même temps lui procure son autonomie. La séparation des deux cultures faisait que l'autonomie existait en métaphysique et non en science. Mais nous voici dans une conception de l'autonomie qui existe non dans le ciel métaphysique mais sur terre et en se construisant à partir de dépendances. Plus notre esprit veut être autonome, plus il doit lui-même se nourrir de cultures et de connaissances différenciées. Schrödinger avait déjà énoncé que dans notre identité, nous portons l'altérité, ne serait-ce que l'altérité du milieu. Dans notre identité d'individu social, nous portons l'altérité de la société. Dans notre identité de sujet pensant, nous portons l'altérité de l'héritage génétique qui est celui de l'humanité, et l'héritage pulsionnel qui est celui de notre animalité. Nous en arrivons ainsi à un certains nombre de notions qui nous permettent de relier au lieu de séparer.
Je signalerai encore une troisième notion que j'appelle la dialogique, notion qui peut être considérée comme l'équivalent ou l'héritière de la dialectique. J'entends "dialectique" non pas à la façon réductrice dont on comprend couramment la dialectique hegelienne, à savoir comme un simple dépassement des contradictions par une synthèse, mais comme la présence nécessaire et complémentaire de processus ou d'instances antagonistes.
C'est l'association complémentaire des antagonismes qui nous permet de relier des idées qui en nous se rejettent l'une l'autre, comme par exemple l'idée de vie et de mort. Car, qu'y a-t-il de plus antagonistes que vie et mort ? Bichat définissait la vie comme l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Il n'y a pas si longtemps que nous comprenons comment le processus de vie, le système de régénération dont j'ai parlé, utilise la mort des cellules pour les rajeunir. Autrement dit, la vie utilise la mort. De même, le cycle trophique de l'écologie qui permet aux êtres vivants de se nourrir les uns les autres fait qu'ils se nourrissent par la mort d'autrui. Quand meurent des animaux, ceux-ci non seulement font le festin d'insectes nécrophages et d'autres animalcules, sans compter les unicellulaires, mais leurs sels minéraux sont absorbés par les plantes. Autrement dit, la vie et la mort sont l'envers l'un de l'autre. Ce qui fait que la formule de Bichat peut être complexifiée : la vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort tout en utilisant les forces de mort pour elle-même. Ruse de la vie, qui ne doit pas escamoter le fait que vie et mort demeurent deux notions absolument antagonistes. Donc, là aussi, possibilité de relier des notions sans nier leur opposition.
Quatrième notion enfin, celle que j'appelle principe hologrammatique. Il signifie que dans un système, dans un monde complexe, non seulement une partie se trouve dans le tout (par exemple, nous êtres humains, nous sommes dans le cosmos), mais le tout se trouve dans la partie. Non seulement l'individu est dans une société mais la société est à l'intérieur de lui puisque dès sa naissance, elle lui a inculqué le langage, la culture, ses prohibitions, ses normes; mais il a aussi en lui les particules qui se sont formées à l'origine de notre univers, les atomes de carbone qui se sont formés dans des soleils antérieurs au nôtre, les macro-molécules qui se sont formées avant que naisse la vie. Nous avons en nous le règne minéral, végétal, animal, les vertébrés, les mammifères etc. Nous sommes, en quelque sorte, non pas, à la façon ancienne, microcosmes du macrocosme, miroirs du cosmos; c'est dans notre singularité que nous portons la totalité de l'univers en nous, nous situant dans la plus grande reliance qui puisse être établie.
La réforme de pensée, c'est celle qui permet d'intégrer ces modes de reliance. J'appelle cela pensée complexe, mais je me hâte de dire qu'il y a un malentendu sur le mot : certains, en entendant sans cesse le mot complexe autour d'eux, me disent "Vous voyez comme vos idées progressent". Je leur réponds qu'ils se trompent car tel qu'on l'emploie ou tel qu'on croit le comprendre le terme sert à signifier la confusion, l'embarras et l'incapacité que l'on a à décrire la réalité. Alors que ce que j'appelle la pensée complexe, c'est celle qui surmonte la confusion, l'embarras et la difficulté de penser à l'aide d'opérateurs et à l'aide d'une pensée organisatrice : séparatrice et reliante.
La réforme de pensée rencontre des conditions favorables et des conditions défavorables.
Les conditions favorables, ce sont les deux grandes révolutions du siècle. La première, bien avancée mais encore loin d'être achevée, est celle qui a commencé au début du siècle avec la physique quantique, et qui a entièrement bouleversé notre notion du réel, abolissant totalement la conception purement mécaniste de l'univers.
La deuxième révolution, qui en est à ses débuts, s'est manifestée dans certaines sciences que l'on peut appeler les sciences systémiques, où nous voyons effectivement se créer des approches complexes, polydisciplinaires, comme dans les sciences de la terre, de l'écologie ou de la cosmologie. En écologie, l'écologue est comme le chef d'orchestre qui prend en compte les déséquilibres, les régulations, les dérèglements des écosystèmes, et qui fait appel aux compétences spécifiques du zoologiste, du botaniste, du biologiste, du physicien, du géologue, etc. L'objet systémique n'est pas un objet découpé à la tronçonneuse de disciplines devenues schizoïdes. Dans l'ancienne conception, il n'y a aucun dialogue possible entre des sciences qui éliminent l'idée de nature, de cosmos, l'idée d'homme. A partir de la pensée complexe, nous retrouvons la possibilité de parler de l'être humain, de la nature et du cosmos, nous pouvons rétablir la reliance entre les deux cultures, dialoguer, nous situer dans l'univers où le local et le global sont reliés. Ces deux révolutions encore inachevées l'une et l'autre, mais en cours, représentent donc les conditions favorables de la réforme de pensée.
Les conditions défavorables relèvent des structures mentales, des structures institutionnelles, et du paradigme de disjonction et de réduction qui fonctionne à l'intérieur des esprits, même quand ceux-ci sont arrivés à des conceptions qui ont dépassé et la disjonction et la réduction. Nous voyons par exemple chez un René Thom la croyance déterministe subsister alors que toute sa pensée a su aller au-delà. Nous sommes de nouveau dans la boucle des causalités : la réforme de pensée nécessite une réforme des institutions qui nécessite elle-même une réforme de pensée. Il s'agit de transformer ce cercle vicieux en circuit productif. La condition est que puisse apparaître quelque part une déviance fructueuse qui permette d'essaimer et de devenir une tendance. J'ai donné ailleurs l'exemple de l'université moderne instituée par Humbolt dans un petit pays périphérique d'alors, la Prusse, au début du siècle dernier.
Je crois que la réforme, pour être porteuse d'un vrai changement de paradigme, doit être pensée non seulement au niveau de l'université, mais au niveau de l'enseignement primaire. La difficulté est d'éduquer les éducateurs, ce qui est le grand problème que posait Marx dans une de ses thèses fameuses sur Feuerbach " Qui éduquera les éducateurs ? " Il y a une réponse, c'est qu'ils s'auto-éduquent eux-mêmes avec l'aide des éduqués.
Je suis convaincu que c'est à l'école primaire que l'on peut essayer de mettre en place - en activité - la pensée reliante car elle est présente potentiellement chez tout enfant. Cela peut se faire à partir des grandes interrogations, notamment la grande interrogation anthropologique : " Qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous ? " Il est évident que si l'on pose cette question, on peut répondre à l'enfant, à travers une pédagogie adéquate et progressive, en quoi et comment nous sommes des êtres biologiques, en quoi ces êtres biologiques sont à la fois des êtres physico-chimiques, des êtres psychiques, des êtres sociaux, des êtres historiques, des êtres dans une société vivant en économie d'échanges, etc. De là, nous pouvons dériver, déboucher et ramifier vers les sciences séparées, tout en montrant leurs liens. A partir de ces bases, nous pouvons faire découvrir ce que peut être la pensée, les modes systémique, hologrammatique, dialogique, etc.
A l'école primaire, partant, par exemple, du soleil, on pourra en montrer son organisation étonnante, avec des explosions incessantes qui soulèvent des problèmes d'ordre et de désordre; on soulignera son rôle par rapport à la terre, le rôle des photons, indispensable à la vie : on pourra ainsi envisager gravitation, mouvement, lumière, hydrosphère, lithosphère, atmosphère, photosynthèse. On le reliera à son rôle dans les sociétés humaines : institution des calendriers, des grands mythes solaires...
L'étape du secondaire devrait être celle de la fécondation de la culture générale, de la rencontre entre la culture traditionnelle et la culture scientifique; le temps de la réflexivité sur la science, sur sa situation dans le temps, dans l'histoire ; le temps de la fécondation réciproque de l'esprit scientifique et de l'esprit philosophique, de la jonction des connaissances. La littérature, elle, doit y tenir un rôle éminent car elle est une école de vie. C'est l'école où nous apprenons à nous connaître nous-mêmes, à nous reconnaître, à reconnaître nos passions. La Rochefoucault disait que sans roman d'amour, il n'y aurait pas d'amour; il exagérait peut-être, mais les romans d'amour nous font reconnaître notre façon d'aimer, nos besoins d'aimer, nos tendances, nos désirs. Il est fondamental de donner à la littérature son statut existentiel, psychologique et social, qu'on a tendance à réduire à l'étude des modes d'expression. Du même coup, à partir des grandes uvres d'introspection comme les Essais de Montaigne, on inciterait à la nécessité d'auto-connaissance pour chacun ; on réfléchirait aux problèmes et difficultés qu'elle pose, à commencer par la présence en chacun d'une tendance permanente à l'auto-justification et à l'auto-mythifi-cation, à la self deception ou mensonge sur soi-même.
Il s'agit aussi d'affermir et de complexifier l'enseignement de l'histoire. L'histoire, ce n'est pas seulement l'histoire des événements, des processus économiques, des dominations et des soumissions des peuples entre eux. C'est aussi les changements dans les conceptions de la vie, de la mort, des moeurs, etc.
Il faut que l'histoire devienne davantage encore multidimensionnnelle et réintroduise les événements qu'elle a voulu chasser pendant un temps. L'histoire nous rattache au passé : passé de la nation, des continents, de l'humanité, et par ces passés à notre poly-identité naturelle, européenne, humaine.
Alors, l'Université ? J'ai déjà dit qu'il nous fallait dépasser l'alternative : l'Université doit-elle s'adapter à la modernité, ou adapter la modernité à elle. Elle doit faire l'un et l'autre alors qu'elle est violemment entraînée vers le premier pôle. Adapter la modernité à l'Université, c'est rééquilibrer la tendance vers la professionnalisation. La sur-adaptativité est un danger qu'avait bien vu Humbolt puisqu'il disait que l'Université a pour mission de donner les bases de connaissances de la culture et que l'enseignement professionnel doit relever d'écoles spécialisées. L'Université est avant tout le lieu de transmission et de transformation de l'ensemble des savoirs, des idées, des valeurs, de la culture. A partir du moment où l'on pense que l'Université a principalement ce rôle, elle apparaît dans sa dimension trans-séculaire; elle porte en elle un héritage culturel, collectif, qui n'est pas seulement celui de la nation mais de l'humanité, elle est trans-nationale. Il s'agit maintenant de la rendre trans-disciplinaire. Pour ce faire, il faudrait y introduire les principes et les opérateurs de la réforme de pensée que j'ai évoqués. Ce sont ces principes et ces opérateurs qui permettront de relier les disciplines à travers une relation organique, systémique, tout en les laissant librement se développer.
Je retiens au passage comme très prometteuse la proposition d'une dîme payée par chaque université au profit des enseignements transdisciplinaires. Ceux-ci porteraient, par exemple, sur la relation cosmo-physico-bio-anthropologique et par la boucle des sciences décrite par Piaget. Que veut dire cette idée? Rapportée aux sciences humaines, cela signifie qu'il faut leur donner un socle, celui des sciences physiques, puisque nous sommes aussi des êtres physiques. Mais l'idée de la boucle vient aussi du fait que la physique elle-même s'est développée au cours de l'histoire des sociétés, notamment au XIXe siècle, c'est-à-dire que la physique n'est pas la base ultime de la connaissance; elle est elle-même un produit historico-anthropologico-social, ce qui la replace dans la boucle. C'est une idée-clé qui permet de dépasser et réduction et disjonction.
Je crois qu'il est très important de parler des conséquences éthiques que la boucle des connaissances peut entraîner. En effet, morale, solidarité, responsabilité ne peuvent être dictées in abstracto; on ne peut pas les faire ingurgiter à des esprits comme on gave les oies en leur mettant un entonnoir et en leur donnant la nourriture adéquate. Je pense qu'elles doivent être induites par le mode de pensée et par l'expérience vécue. La pensée qui relie montre la solidarité des phénomènes. La pensée qui nous relie au cosmos ne nous réduit pas à l'état physique. Non, c'est une pensée qui nous montre nos origines physico-cosmiques mais qui montre que nous sommes aussi des émergences. Nous sommes dans la nature mais nous sommes hors de cette nature dans une relation dialogique. Or, une pensée qui relie nous rend la solidarité. Ainsi, aujourd'hui, les pensées écologiques nous montrent notre différence, puisque nous tendons à détruire cette nature, et par là même, elles rappellent notre solidarité vitale avec la nature.
Mais qu'est-ce qui détruit la solidarité et la responsabilité? C'est le mode compartimenté et parcellaire dans lesquels vivent non seulement les spécialistes, techniciens, experts, mais aussi ceux qui sont compartimentés dans les administrations et les bureaucraties. Si nous perdons de vue le regard sur l'ensemble, celui dans lequel nous travaillons et bien entendu la cité dans laquelle nous vivons, nous perdons ipso facto le sens de la responsabilité; tout au plus nous avons un minimum de responsabilité professionnelle pour notre petite tâche. Pour le reste, comme le disait Eichmann, et comme l'ont dit ceux qui donnaient du sang contaminé aux hémophiles : " J'obéis aux ordres ". Nous obéissons aux ordres, nous obéissons aux instructions. Tant que nous n'aurons pas essayé de réformer ce mode d'organisation du savoir, qui est en même temps un mode d'organisation sociale, tous les discours sur la responsabilité et sur la solidarité seront vains.
La réforme de pensée peut réveiller les aspirations et le sens de la responsabilité inné en chacun de nous, faire renaître le sentiment de solidarité qui se manifeste peut-être plus particulièrement chez certains, mais qui est potentiel en tout être humain. La réforme de pensée et la réforme de l'enseignement ne sont pas les seuls éléments qui peuvent agir en ce sens mais elles représentent un élément constitutif essentiel.
Une deuxième conséquence importante du point de vue éthique, c'est que la pensée transdisciplinaire nous incite à l'éthique de la compréhension. Un être humain est une galaxie; il est non seulement extraordinairement complexe, mais il possède sa multiplicité intérieure. Il n'est pas le même à tout moment de son existence; il n'est pas le même en colère, il n'est pas le même quand il aime, il n'est pas le même en famille, il n'est pas le même au bureau etc. Nous sommes des êtres de multiplicité en quête d'unité et les phénomènes de dédoublement et de triplement de personnalité, considérés comme cas pathologiques, sont en fait l'exaspération de ce qui est absolument normal.
Nous sommes multiples et susceptibles de dériver au cours des événements, des hasards, des circonstances. Combien en ai-je vus dériver sous l'occupation, qui par pacifisme sont devenus collaborateurs. Combien en ai-je vus dériver dans le stalinisme, qui voulaient régénérer l'humanité et qui en sont devenus les bourreaux. Ils dérivaient, soumis à des processus dont ils n'étaient pas conscients. Si nous savons cette multiplicité humaine, si nous voyons tout ce qu'elle peut subir, nous entendrons ce que nous dit Hegel : Si vous nommez criminel quelqu'un qui a commis un crime, vous le réduisez et l'enfermez dans un comportement qui ne résume pas l'ensemble de ses traits de caractère. Réduire une personne à son passé, c'est le mutiler de ses évolutions possibles. Récemment, on m'a demandé : "Cioran, saviez-vous que, jeune, il était nazi, Garde de Fer ?" ; j'ai répondu : " C'est horrible, mais on ne réduit pas quelqu'un à son passé, à sa jeunesse; il a évolué depuis".
C'est la tendance à la réduction qui nous prive des potentialités de la compréhension : entre les peuples, entre les nations, entre les religions. C'est elle qui fait que l'incompréhension règne au sein de nous-mêmes, dans la cité, dans nos relations avec autrui, au sein des couples, entre parents et enfants.
Sans la compréhension, il n'y a pas de civilisation possible. Nous sommes encore barbares par rapport au processus et à l'éthique de la compréhension. Des phénomènes de barbarie surgissent dans divers points du globe, cela pourrait à nouveau apparaître chez nous. Dans nos pays dits civilisés, nous sentons ou pressentons tous que les conséquences éthiques d'une réforme de pensée seraient incalculables. C'est pour cela qu'effectivement nous nous rendons compte que la réforme de l'Université porte en elle des virtualités qui dépassent la réforme de l'Université elle-même.
EDGAR MORIN