MICHELINE FLAK

Le corps et le mental




Dans un monde où l'on découvre l'interdépendance absolue qui existe entre le corps et le mental, il parait judicieux d'ajuster cette donnée au domaine de la formation universitaire.

Nous pensons fermement que cette notion qui paraît évidente à la lumière des études en psychologie et neurophysiologie n'a pas reçu dans le champ éducatif toute l'attention qu'elle mérite et cette faille exerce une influence délétère sur tout le système de formation des enseignants. Heureusement, une recherche-action menée sur le terrain par des éducateurs pionniers permet d'avoir sur la question une vision positive de l'avenir et nous met en mesure de préparer les structures à des réformes d'avant-garde portant sur ce qu'on appelle le savoir-être.

L'idée que nos représentations autant que nos émotions puissent agir sur le corps, et donc sur notre état de santé joue aussi à l'inverse. A savoir que l'état plus ou moins favorable de notre substrat physique, influe sur notre manière d'appréhender le monde en général et sur toute forme d'apprentissage en particulier.

En ce sens on peut dire que l'intelligence n'est pas l'affaire du cerveau seulement mais qu'on apprend avec ses bras, ses jambes, sa tête et ses viscères! L'état de nos organes dépend, on le sait, de notre système génétique mais tout autant de notre insertion dans l'environnement. Ceci inclut des éléments aussi "primaires" que le sommeil, la nourriture, l'air respiré ainsi que l'atmosphère psychologique et affective. Il est évident que l'école est le miroir de la société. Par conséquent le stress y trouve sa demeure et pour l'en déloger il faut des forces vives, puissantes et bien entraînées.

Roger Sperry, prix Nobel de médecine en 1973, a mis en lumière le rôle spécifique des hémisphères cérébraux. A la suite on a montré que le dysfonctionnement de ce système entraînait un déséquilibre du comportement, c'est à dire que notre manière d'être au monde peut verser de l'apathie la plus profonde à la surexcitation.

L'apathie vient d'une baisse énergétique dû à un ralentissement du système neurovégétatif. Ses effets amènent un désintérêt et une passivité qui ne favorisent guère l'état de vigilance critique et d'une manière générale la curiosité et la recherche si nécessaires à l'approfondissement des connaissances.

A l'autre bout du balancier, en termes extrêmes aussi, la stimulation sensorielle excessive à laquelle nous sommes confrontés journellement amène des malaises de tous ordres causés par l'hyperactivité du système nerveux (orthosympathique).

Il n'est pas posssible d'enseigner ni même de concevoir des formes universitaires nouvelles sans tenir compte de l'état d'être des enseignants et des apprenants. Ce postulat est fondamental. Il doit entraîner une révision de certaines données de la formation des maîtres.

L'ancien Ministre de l'Éducation a souligné qu'il faut que dans les I.U.F.M. les futurs professeurs soient formés très rapidement à des méthodes " différentes ", pour être à même d'affronter la violence à l'école. Notre urgence c'est d'éduquer les réactions incontrôlées de l'être humain d'aujourd'hui.

Pacifier les remous impulsifs de la personne à l'état brut est le fondement de l'œuvre de civilisation. A-t-on jamais vu dans les archives de l'histoire des enfants sauvages - enfants loups- qui aient pu accéder à un état de culture ? Selon l'expression d'Albert Jacquard, " il faut des hommes pour faire un homme ".

Dans cette perspective nous pouvons nous tourner vers l'utilisation de techniques psycho-corporelles déjà largement connues et qui sont considérées à juste titre comme des antidotes du stress. Elles se révèlent plus précieuses que bien des discours moralisateurs et des injonctions religieuses. Ceux-là s'adressent trop souvent au seul intellect que l'on voudrait tout puissant pour empêcher les coups, les carnages, les holocaustes qui font l'Histoire. Face à ce déchaînement qui semble inexorable, nous pouvons faire appel à diverses méthodes pour les ajuster aux circonstances de l'époque et faire barrage à l'exclusion, au fanatisme, au refus des différences.

Assurés par une expérience de plus de vingt ans sur le terrain, nous savons que l'entreprise est juste et nous ne serons jamais assez nombreux, quelles que soient nos croyances, nos principes d'action et nos didactiques, pour conjuguer les efforts d'éducation de l'espèce humaine en ce XXIe siècle.

Ce qu'on appelle le patrimoine ne comporte pas seulement des monuments de pierre à sauvegarder. Il concerne aussi des idéaux culturels. Cela nous le savons mais nous pouvons y ajouter des praxis qu'on peut faire équivaloir à des yogas - terme employé au pluriel car il est entendu au sens large et non limitatif. En effet le yoga n'est pas qu'indien. Il a essaimé dans le monde entier et qu'il soit chinois comme le Taï chi ou japonais comme le Zen, le yoga s'est internationalisé et popularisé comme antidote naturel du stress ambiant.

Les diverses techniques de relaxation que l'on trouve aujourd'hui en Occident ont une dette évidente vis-à-vis des disciplines traditionnelles et nous avons là une source inépuisable de méthodologies, tout-à-fait compatibles avec la vie en société et en particulier le domaine de l'éducation.

Il est un impératif en pédagogie : apprendre à vivre en bonne intelligence avec ses semblables. Ne pas nuire est le jalon initial sur la route qui mène à une humanité accomplie. Pour la réaliser, il faut tout un entraînement. Il permet de dépasser les instincts destructeurs, l'agressivité, la haine, le mirage des fantasmes collectifs engendreurs de boucs émissaires [1] , bref, ces formes variées et toutes extérieures de la lutte de l' Un , contre l' Autre , traduction immédiate et redoutable du combat intérieur qui se livre entre moi et moi-même

Que nous dit la neurophysiologie? Le cortex supérieur spécifique du développement cérébral humain, contient les centres de la réflexion et de la décision. C'est la zone où les réactions du cerveau fossile - le reptilien, et le limbique - sont pour ainsi dire réfléchies avant le passage à l'acte, dans le miroir de la conscience. Les enseignants doivent en tirer la conséquence: il est indispensable de dégager dans le psychisme l'espace où un temps de latence permet de suspendre l'irrémédiable. Ce moment différé n'est presque rien, mais il condense en un instant l'œuvre fondamentale de l'évolution: le pouvoir de la conscience sur les pulsions animales.

Les Traditions de sagesse ancienne peignent cette réalité par la métaphore du dressage du buffle ou du domptage de l'éléphant furieux. Le mental non éduqué y apparaît aussi sous les traits d'un singe ivre. Ces images archétypales nous apportent la clé pour mieux comprendre les perturbations des comportements: hyperkynésie et troubles attentionnels, que nous déplorons de plus en plus dans nos classes, et pas seulement en France. Cette agitation physique et mentale devient pathologique et appelle trop souvent des traitements médicamenteux, au risque d'induire une accoutumance perverse. Les yogas ont depuis longtemps mis au point une autre riposte, dont la justesse est corroborée par la recherche scientifique et médicale. Ils permettent à l'être humain de sauvegarder son "humanitude". L'éducateur qui a vérifié dans sa personne l'efficacité de ces techniques, est certainement bien placé pour développer la capacité des jeunes à la prise de conscience et les aider peu à peu à naître à eux-mêmes.

Les techniques que nous retiendrons particulièrement pour être incluses dans la formation des maîtres devront répondre à certains critères.

Premier critères : ces techniques psychophysiques devont être testées par le temps et la science. De multiples études scientifiques, médicales, éducatives ont prouvé l'efficacité de procédures s'appuyant sur l'énergie de base, celle contenue dans le corps. L'instinct animal dans l'être humain est pour ainsi dire, transformé dans le lieu même où il règne en tyran : la charpente osseuse, les muscles, les ligaments, la respiration, la sensation, l'émotion… Ces éléments primordiaux sont susceptibles d'être transformés par des exercices portant sur la posture, la respiration, les tensions. Ce travail sur soi permet d'induire le calme en désenchevêtrant les pulsions chaotiques de la personne à l'état brut.

Deuxième critère : ces techniques psychophysiques devront être ajustées aux conditions diversifiées du lieu et du moment, ainsi qu'au niveau de compréhension et d'âge et aux exigences culturelles. En effet, elles ne s'appuient fondamentalement sur aucun dogme et peuvent se plier facilement aux impératifs de la laïcité et de l'objectivité.

Troisième critère : elles demanderont une solide formation des enseignants afin que la qualité d'être soit transmise à l'apprenant par une perception directe. Ceci aura pour effet de contrebalancer l'hyper-intellectualisation de programmes et d'introduire la notion d'équilibre de la personne comme élément de valeur.

Ceci est pour l'apprentissage un enjeu de taille. Il amène le retour d'une attention non pas contrainte et commandée, mais celui d'une attention spontanée, celle-la même après laquelle soupire le monde de l'éducation.

Dans un monde où la violence tantôt couve, tantôt éclate, tantôt se déguise avec des effets de plus en plus contagieux, il faut aujourd'hui des éducateurs avertis et dûment formés pour savoir aider les jeunes à découvrir en même temps que le goût d'apprendre, les valeurs fondamentales qui seront celles du siècle à venir.

MICHELINE FLAK


NOTES


[1] René Girard, La Violence et le Sacré, Livre de Poche, Biblio Essais.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 12 - Février 1998

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