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Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires
La philosophie de Lupasco se place sous le double signe de la discontinuité avec la pensée philosophique constituée et de la continuité - cachée, car inhérente à la structure même de la pensée humaine - avec la tradition. Elle a comme double source la logique déductive, forcément associative et l'intuition - une intuition poétique, et donc non-associative, informée par la physique quantique.
On peut déceler trois étapes majeures dans l'oeuvre de Lupasco.
Sa thèse de doctorat Du devenir logique et de l'affectivité [1], publiée en 1935, est une méditation approfondie sur le caractère contradictoire de l'espace et du temps, révélé par la théorie de la relativité restreinte d'Einstein. Le principe de dualisme antagoniste y est pleinement formulée. Les notions d'actualisation et de potentialisation sont déjà présentes, même si elles ne seront précisées que graduellement au niveau de la compréhension et aussi au niveau de la terminologie.
Si dans sa thèse Lupasco s'intéresse à la théorie d'Einstein, apogée de la physique classique, dans L'expérience microphysique et la pensée humaine , livre paru en 1940 [2], il assimile et généralise l'enseignement de la nouvelle physique - la physique quantique - dans une véritable vision "quantique" du monde, acte de courage intellectuel et moral dans un monde fortement dominé par le réalisme classique. Même les pères fondateurs de la mécanique quantique (à l'exception, dans une certaine mesure, de Bohr, Pauli et Planck) n'ont pas osé franchir ce pas.
Enfin, le dernier pas décisif est franchi en 1951, avec Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction [3], qui représente l'essai d'une formalisation axiomatique de la logique de l'antagonisme. Le tiers inclus , clef de voûte de la philosophie lupascienne, y est, pour la première fois dans l'oeuvre de Lupasco, présent. C'est le tiers inclus qui permet la cristallisation de la pensée de Lupasco, en introduisant une rigueur et une précision sans lesquelles elle pouvait être perçue comme une immense rêverie, fascinante mais floue. Cette rigueur et cette précision expliquent l'influence, ouverte ou souterraine, de l'oeuvre de Lupasco dans la culture française. Mais c'est également le tiers inclus qui a déclenché toute une série de malentendus sans fin et une hostilité, allant du silence embarrassé à l'exclusion délibéré de Lupasco du monde académique et des dictionnaires. Pour toutes ces raisons je préfère concentrer ma communication sur le tiers inclus, en ayant l'occasion de m'exprimer ailleurs sur l'oeuvre de Lupasco dans son ensemble [4].
La première phrase du Principe d'antagonisme et la logique de l'énergie était suffisante pour éloigner de la lecture du livre de Lupasco tout philosophe ou tout logicien normalement constitué : "... que se passe-t-il si l'on rejette l'absoluité du principe de non-contradiction, si l'on introduit la contradiction, une contradiction irréductible, dans la structure, les fonctions et les opérations mêmes de la logique ?" [5]. Cette phrase condense, aujourd'hui encore, le malentendu majeur concernant l'oeuvre lupascienne : la logique de Lupasco violerait le principe de non-contradiction. La philosophie de Lupasco serait donc frappée du sceau de l'insignifiance et classée, comme une curiosité baroque, dans le musée de bizarreries intellectuelles. Comme nous le verrons par la suite, Lupasco ne rejette pas le principe de contradiction : il met simplement en doute son "absoluité". Mais continuons notre voyage à l'intérieur du livre que je considère comme central pour la compréhension de l'oeuvre lupascienne.
Lupasco aggrave encore son cas quelques pages plus loin, où il formule son "postulat fondamental d'une logique dynamique du contradictoire" : " A tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l'exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structurellement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e... " [6]. Lupasco précise que e ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de non-e, mais non disparaître. De même, non-e ne peut jamais qu'être potentialisé par l'actualisation de e, mais non disparaître.
On peut très bien imaginer la perplexité de beaucoup de logiciens et philosophes devant un tel postulat : si le mot "proposition" est bien défini en logique, quelle pourrait être la signification des mots comme "phénomène", "élément" et "événement", appartenant plutôt au vocabulaire de la physique qu'à celui de la logique ? Surtout, comment comprendre qu'un seul et même symbole "e" puisse signifier les quatre mots à la fois ? Lupasco était-il en train de commettre une erreur majeure de logique dès le début de son livre ? Ou fondait-il une nouvelle logique, ouverte vers l'ontologie ? La logique de Lupasco serait-elle, en fait, une ontologique ? Il n'est pas aisé de répondre à de telles questions sans une lecture attentive du Principe d'antagonisme et des autres livres de Lupasco.
Le fameux état T ("T" du "tiers inclus") fait son apparition à la page 10 du Principe d'antagonisme . Il est défini comme un état "ni actuel ni potentiel" [7]. Le mot "état" fait référence aux trois principes lupasciens - l'actualisation A, la potentialisation P et le tiers inclus T - sous-jacents au "principe d'antagonisme". Sur le plan formel, e et non-e ont ainsi trois indices : A, P, et T, ce qui permet à Lupasco de définir ses "conjonctions contradictionnelles" ou quanta logiques [8], faisant intervenir six termes logiques indexés : l'actualisation de e est associée à la potentialisation de non-e, l'actualisation de non-e est associée à la potentialisation de e et le tiers inclus de e est, en même temps, le tiers inclus de non-e. Cette dernière conjonction montre la situation particulière du tiers inclus. Ce tiers est un tiers unificateur : il unifie e et non-e. Nous verrons plus loin le sens profond de cette unification non-fusionnelle qu'il est impossible de comprendre sans faire appel à la notion de "niveaux de Réalité" [4].
Les trois quanta logiques lupasciens sont directement inspirés par la physique quantique [4]. Ils remplacent les deux conjonctions de la logique classique, faisant intervenir quatre termes logiques indexés : " si e est "vrai", non-e doit être "faux" " et " si e est "faux", non-e doit être "faux" ".
On comprends ainsi, si on fait l'effort de lire avec attention les onze premières pages du Principe d'antagonisme que Lupasco ne rejette point le principe de non-contradiction : il élargit son domaine de validité, tout comme la physique quantique a un domaine de validité plus large que la physique classique. Mais la question cruciale persiste : comment peut-on concevoir un tiers unificateur de e et non-e ? Ou, selon les propres mots de Lupasco, comment peut-on concevoir que toute " non-actualisation - non-potentialisation " peut-elle impliquer une " non-actualisation - non-potentialisation contradictoire " [9] ? D'ailleurs, quel pourrait être le sens de l'expression " non-actualisation - non-potentialisation " ?
Un chapitre extrêmement intéressant est La contradiction irréductible et la non-contradiction relative [10] . Lupasco introduit ici la contradiction et la non-contradiction elles-mêmes en tant que termes logiques. Mais, si ces deux termes sont indexés en fonction de A et P, l'index T est absent. Autrement dit, dans l'ontologique lupascienne, il n y a pas de tiers inclus de la contradiction et de la non-contradiction. Paradoxalement, la contradiction et la non-contradiction se soumettent aux normes de la logique classique : l'actualisation de la contradiction implique la potentialisation de la non-contradiction et l'actualisation de la non-contradiction implique la potentialisation de la contradiction. Il n y a pas d'état ni actuel ni potentiel de la contradiction et de la non-contradiction. Le tiers inclus intervient néanmoins d'une manière capitale : le quantum logique faisant intervenir l'indice T est associé a l'actualisation de la contradiction, tandis que les deux autres quanta logiques, faisant intervenir les indices A et P, sont associés à la potentialisation de la contradiction. Dans ce sens, la contradiction est irréductible, car son actualisation est associée à l'unification de e et non-e. Par conséquent, la non-contradiction ne peut être que relative . Comme nous le verrons par la suite, le sens de ces affirmations s'éclaire après avoir introduit les niveaux de Réalité et leur incomplétude [11].
Le principe d'antagonisme dissipe un autre malentendu : Lupasco ne rejette pas la logique classique, il l'englobe. La logique classique est, pour Lupasco, "... une macrologique , une logique utilitaire à grosse échelle, qui réussit plus ou moins, pratiquement" [12]. En revanche, "La logique dynamique du contradictoire se présente... comme la logique même de l'expérience , en même temps que comme l' expérience même de la logique " [13].
Voilà une affirmation qui a l'air d'un parfait cercle vicieux pour un logicien classique, séparant complètement logique et ontologie. Pour Lupasco la logique est bien "l'expérience même de la logique" : le sujet connaissant est impliqué lui-même dans la logique qu'il formule. "L'expérience" est ici l'expérience du sujet . Le caractère circulaire de l'affirmation "logique comme expérience même de la logique" découle du caractère circulaire du sujet : pour définir le sujet il faudrait prendre en considération tous les phénomènes, éléments, événements, états et propositions concernant notre monde, et de surcroît l'affectivité. Tâche évidemment impossible : dans l'ontologique de Lupasco le sujet ne pourra jamais être défini. Tout ce que la logique peut faire c'est expérimenter un cadre axiomatique bien défini.
Ceci a des conséquences épistémologiques importantes. Si Lupasco est d'accord avec Ferdinand Gonseth sur l'impossibilité d'un jugement scientifique absolu, il s'éloigne de Gonseth sur le plan de la compréhension de cette impossibilité [14]. Pour Lupasco, un jugement scientifique est intrinsèquement relié au jugement scientifique antagoniste : c'est cette contradiction irréductible, reliée au sujet lui-même, qui est le moteur même de l'avancée scientifique. Le progrès scientifique, qui s'opérerait par un rapprochement continuel des lois absolues et immuables, est, pour Lupasco, une simple illusion, tenace mais sans aucun fondement. Les lois elles-mêmes doivent se soumettre à la contradiction irréductible.
"L'histoire de la science est d'ailleurs là pour décevoir impitoyablement toute croyance à une vérité absolue, à quelques loi éternelle" [15]. Cette affirmation de Lupasco mériterait d'être longuement méditée aujourd'hui quand, dans la foulée de l'affaire Sokal, on voit réapparaître les démons de la "vérité absolue" et des "lois éternelles" [16].
Pour Lupasco, tout peut être ramené à e ou à non-e. "Davantage encore si l'on remarque maintenant que e ou non-e... ne sont pas des éléments ou événements substantiels, des supports derniers, les termes pour ainsi dire "matériels" d'une relation, mais eux-mêmes toujours des relations" [17]. Les supercordes [18], telles qu'elles apparaissent aujourd'hui dans la plus ambitieuse théorie d'unification en physique quantique et relativiste et qui sont supposées représenter les particules et les antiparticules, ne sont-elles pas plutôt des relations que des éléments substantiels ?
La logique axiomatique contient trois orientations privilégiées, trois dialectiques déterminées par les trois principes lupasciens A, P et T. Le tiers inclus est associé à la dialectique quantique , celle de la "contradiction actualisée relativement par le possible ambivalent, par l'équivoque ". Elle donne accès à "la logique concrète qui règne souvent dans les profondeurs de "l'âme" , la logique plus particulièrement "psychique" " [19]. La terminologie est ici significative. En effet, pour Lupasco il doit y avoir isomorphisme (et non pas identité) entre le monde microphysique et le monde psychique. Lupasco n'a jamais affirmé que "l'âme" se trouve dans l'électron, ou le proton, ou le muon, ou le pion, affirmation qui serait d'ailleurs absurde, car les centaines de particules connues sont aussi fondamentales les unes que les autres. Le monde quantique et le monde psychique sont deux manifestations différentes d'un seul et même dynamisme tridialectique. Leur isomorphisme est engendré par la présence continuelle, irréductible de l'état T dans toute manifestation. Ludovic de Gaigneron arrivait a une conclusion semblable : "... il ressort que l'essentiel du Sujet, comme celui de l'Objet, doit subsister dans une sphère synthétique où se concilient l'affirmation et la négation d'un spectacle dont la science ne dissout que le seul aspect négatif . Sa méditation exhaustive du divisible aboutit, en effet, à un rien d'objectivité... Mais pourquoi la nature de ce "rien d'espace" serait-elle incompatible avec le "rien d'espace" d'où jaillit la conscience humaine ? " [20].
La dialectique quantique est, selon les très beaux mots de Lupasco, celle de la " dilatation du doute " [21].
La notion de trois matières est déjà présente dans Le principe d'antagonisme . La dialectique quantique donne "naissance à une troisième matière , la matière que nous pourrions désigner sous le nom de matière T , qui serait peut-être comme une matière-source, comme une matière-mère, sorte de creuset phénoménal quantique d'où jaillerait les deux matières divergentes, physique et biologique... et où ces dernières retourneraient rythmiquement et dialectiquement, pour se dérouler à nouveau" [22].
La structure ternaire de systématisations énergétiques se traduit, dans la philosophie de Lupasco, par la structuration de trois types de matières, ou plutôt par l'existence de trois orientations privilégiées d'une seule et même matière. Dans son livre le plus célèbre Les trois matières, publié neuf ans après Le principe d'antagonisme , Lupasco écrit : "... la matière ne part pas de l ' "inanimé"... pour s'élever, par le biologique, de complexité en complexité, jusqu'au psychique et même au-delà : ses trois aspects constituent... trois orientations divergentes, dont l'une, du type microphysique... n'est pas une synthèse de deux, mais plutôt leur lutte, leur conflit inhibiteur... " [23]. La conclusion que toute manifestation, tout système comporte un triple aspect - macrophysique, biologique et quantique (microphysique ou psychique) - est certes étonnante et riche de multiples conséquences.
La tridialectique lupascienne est une vision de l'unité du monde , de sa non-séparabilité :
"... il n'est pas d'élément, d'événement, de point quelconque au monde qui soit indépendant, qui ne soit dans un rapport quelconque de liaison ou de rupture avec un autre élément ou événement ou point, du moment qu'il y a plus d'un élément ou événement ou point dans le monde (ne serait-ce que pour notre représentation ou notre intellect)... " . Et Lupasco conclut : "Tout est ainsi lié dans le monde... si le monde, bien entendu, est logique... [24]. Lupasco renoue avec la tradition en éclairant d'une manière nouvelle l'ancien principe d'interdépendance universelle. Mais il anticipe aussi d'une décennie le principe de bootstrap , introduit en physique quantique par Geoffrey Chew [25, 26] et selon lequel chaque particule est ce qu'elle est parce que toutes les autres particules existent à la fois. Dans un certain sens, toute particule est faite de toutes les autres particules.
Il n'est donc pas étonnant que Lupasco partage, avec la théorie du bootstrap, l'idée qu'il ne peut pas y avoir des constituants ultimes de la matière. La logique d'antagonisme énergétique ne tolère pas l'existence expérimentale d'un système formé d'un seul couple de dynamismes antagonistes, système qui serait donc la brique fondamentale de l'univers. Pour Lupasco, tout système est un système de systèmes. Lupasco montre avec pertinence le fondement métaphysique de la croyance dans les constituants ultimes de la matière, croyance assez tenace aujourd'hui encore parmi les physiciens quantiques : "... l'élément... sera toujours, à son tour, composé d'éléments, contiendra toujours structurellement d'autres éléments, sans que l'on puisse arriver jamais à un élément dernier qui signifierait... l'identité parfaite et la non-contradiction absolue... et qui réduirait donc toute chose à un élément unique, somme toute, à l'UN métaphysique... " [27]. En physique des particules les quarks nous apparaissent certes comme des constituants ultimes de la matière hadronique. Mais les quarks ont une propriété paradoxale : le mécanisme théorique de confinement permanent des quarks nous dit qu'ils ne peuvent jamais sortir de la matière, car, pour sortir, ils auraient besoin d'une énergie infinie. De plus, sur le plan théorique, on pourrait s'attendre à ce que les quarks aient, à leur tour, des sous-constituants. La quête des constituants ultimes de la matière semble être sans fin.
Il ne fait pas de doute que, pour Lupasco, la science, tout du moins une science digne de ce nom, a nécessairement un fondement ontologique. Sinon elle se réduit à "un procès-verbal dressé au contact de la succession des faits" [28].
Lupasco répond ainsi avec un démi-siècle d'avance à la critique de Dominique Terré [29]. Apprendre aujourd'hui que Stéphane Lupasco est un prophète de l'irrationnel est, tout simplement, risible. Au fond, toute la dérive de l'argumentation de Dominique Terré a comme source une terrible confusion : croire que "science" veut dire exclusivement "prédire", c'est là une vision périmée et fausse. La science inclue la compréhension, fondement d'une certaine vision de la nature et de la Réalité. Elle fait appel, de plus en plus, dans sa tentative d'unification, à des êtres virtuels, abstraits, ce qui donne l'impression d'irrationnel pour celui ou celle qui voudrait tout réduire à l'information donnée par les organes des sens et les instruments de mesure.
L'ontologique lupascienne a des conséquences fort importantes sur notre compréhension de l'espace et du temps. Deux musicologues ont fait une analyse pertinente de ces conséquences et je prie le lecteur de s'y référer [30, 31]. Il suffit de dire ici que le tiers inclus induit la discontinuité de l'espace et du temps. Lupasco rejoint ainsi une de conclusions initiales majeures de la mécanique quantique, mais qui n'a pas été suivi d'effets dans la théorie ultérieure, les physiciens se contentant, à quelques exceptions près, de surajouter à la mécanique quantique l'espace-temps continu de la physique classique, procédure certes bancale mais commode. Pour Lupasco "Le temps évolue par saccades, par bonds, par avances et reculs... " [32]. L'espace est lui-aussi discontinu. L'espace-temps quantique est celui de la troisième matière, des phénomènes quantiques, esthétiques et psychiques [33].
Le principe d'antagonisme est un livre prophétique et inaugural : avec lui, le tiers inclus acquière ses pleins droits dans la philosophie contemporaine. En vrai chercheur, Lupasco considère pourtant qu'il ne constitue que "les prolégomènes à une science de la contradiction" [34]. Ainsi finit Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie .
Il nous reste à répondre à la question centrale : comment peut-on concevoir un tiers unificateur de e et non-e ?
Un peu après 1977, après un long séjour fort stimulant à Lawrence Berkeley Laboratory, j'ai commencé à réaliser que l'impact majeur culturel de la révolution quantique était certainement la remise en cause du dogme philosophique contemporain de l'existence d'un seul niveau de Réalité. Dans une série d'articles parus dans la revue "3ème Millénaire", revue à laquelle Lupasco collaborait lui aussi, j'ai formulé la notion de "niveaux de Réalité" [35], qui trouvera sa formulation plénière en 1985, dans mon livre Nous, la particule et le monde [36] . En pleine préparation de ce livre, j'ai compris soudainement que cette notion donnait aussi un une explication simple et claire de l'inclusion du tiers. Avec une certaine appréhension (comment un grand créateur comme lui va réagir à mon intrusion sur le territoire de sa philosophie ? ) je me suis ouvert à Lupasco. Au lieu d'une résistance ce fut une explosion de joie et Lupasco m'encouragea, avec sa générosité proverbiale, de publier au plus vite ma trouvaille.
Donnons au mot "réalité" son sens à la fois pragmatique et ontologique.
J'entends par Réalité, tout d'abord, ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. La physique quantique nous a fait découvrir que l'abstraction n'est pas un simple intermédiaire entre nous et la Nature, un outil pour décrire la Réalité, mais une des parties constitutives de la Nature. Dans la physique quantique, le formalisme mathématique est inséparable de l'expérience. Il résiste, à sa manière, à la fois par son souci d'autoconsistance interne et son besoin d'intégrer les données expérimentales sans détruire cette autoconsistance. L'abstraction fait partie intégrante de la Réalité.
Il faut donner une dimension ontologique à la notion de Réalité, dans la mesure où la Nature participe de l'être du monde. La Nature est une immense et inépuisable source d'inconnu qui justifie l'existence même de la science. La Réalité n'est pas seulement une construction sociale, le consensus d'une collectivité, un accord intersubjectif. Elle a aussi une dimension trans-subjective , dans la mesure ou un simple fait expérimental peut ruiner la plus belle théorie scientifique.
Il faut entendre par niveau de Réalité un ensemble de systèmes invariant à l'action d'un nombre de lois générales : par exemple, les entités quantiques soumises aux lois quantiques, lesquelles sont en rupture radicale avec les lois du monde macrophysique. C'est dire que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Personne n'a réussi à trouver un formalisme mathématique qui permet le passage rigoureux d'un monde à l'autre. Il y a même de fortes indications mathématiques pour que le passage du monde quantique au monde macrophysique soit à jamais impossible. Mais il n'y a en cela rien de catastrophique. La discontinuité qui s'est manifestée dans le monde quantique se manifeste aussi dans la structure des niveaux de Réalité. Cela n'empêche pas les deux mondes de coexister. La preuve : notre propre existence. Nos corps ont à la fois une structure macrophysique et une structure quantique.
Les niveaux de Réalité sont radicalement différents des niveaux d'organisation, tels qu'ils ont été définis dans les approches systémiques. Les niveaux d'organisation ne présupposent pas une rupture des concepts fondamentaux : plusieurs niveaux d'organisation appartiennent à un seul et même niveau de Réalité. Les niveaux d'organisation correspondent à des structurations différentes des mêmes lois fondamentales. Par exemple, l'économie marxiste et la physique classique appartiennent à un seul et même niveau de Réalité.
Le développement de la physique quantique ainsi que la coexistence entre le monde quantique et le monde macrophysique ont conduit, sur le plan de la théorie et de l'expérience scientifique, au surgissement de couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A) : onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc.
Le scandale intellectuel provoqué par la mécanique quantique consiste dans le fait que les couples de contradictoires qu'elle a mis en évidence sont effectivement mutuellement contradictoires quand ils sont analysés à travers la grille de lecture de la logique classique. Cette logique est fondée sur trois axiomes :
1. L'axiome d'identité : A est A.
2. L'axiome de non-contradiction : A n'est pas non-A.
3. L'axiome du tiers exclu : il n'existe pas un troisième terme T (T de "tiers inclus") qui est à la fois A et non-A.
Dans l'hypothèse de l'existence d'un seul niveau de Réalité, le deuxième et le troisième axiomes sont évidemment équivalents. Cela explique peut-être pourquoi, même dans les manuels de logique, l'axiome du tiers exclu n'est que rarement mentionné en tant qu'axiome indépendant de ceux d'identité et de non-contradiction.
Si on accepte la logique classique, on arrive immédiatement à la conclusion que les couples de contradictoires mis en évidence par la physique quantique sont mutuellement exclusifs, car on ne peut affirmer en même temps la validité d'une chose et son contraire : A et non-A. La perplexité engendrée par cette situation est bien compréhensible : peut-on affirmer, si on est sain d'esprit, que la nuit est le jour, le noir est le blanc, l'homme est la femme, la vie est la mort ?
Dès la constitution définitive de la mécanique quantique, vers les années trente, les fondateurs de la nouvelle science se sont posé avec acuité le problème d'une nouvelle logique, dite "quantique". A la suite des travaux de Birkhoff et van Neumann, toute une floraison de logiques quantiques n'a pas tardé à se manifester [37]. L'ambition de ces nouvelles logiques était de résoudre les paradoxes engendrés par la mécanique quantique et d'essayer, dans la mesure du possible, d'arriver à une puissance prédictive plus forte qu'avec la logique classique.
La plupart des logiques quantiques ont modifié le deuxième axiome de la logique classique - l'axiome de non-contradiction - en introduisant la non-contradiction à plusieurs valeurs de vérité à la place de celle du couple binaire (A, non-A). Ces logiques multivalentes, dont le statut est encore controversé quant à leur pouvoir prédictif, n'ont pas pris en compte une autre possibilité : la modification du troisième axiome - l'axiome du tiers exclu.
Ce fut le mérite historique de Lupasco d'avoir montré que la logique du tiers inclus est une véritable logique, formalisable et formalisée, multivalente (à trois valeurs : A, non-A et T) et non-contradictoire. Lupasco avait eu raison trop tôt. L'absence de la notion de "niveaux de Réalité" dans sa philosophie en obscurcissait le contenu. Beaucoup ont cru que la logique de Lupasco violait le principe de non-contradiction - d'où le nom, un peu malheureux, de "logique de la contradiction" - et qu'elle comportait le risque de glissements sémantiques sans fin. De plus, la peur viscérale d'introduire la notion de "tiers inclus", avec ses résonances magiques, n'a fait qu'augmenter la méfiance à l'égard d'une telle logique.
La compréhension de l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A - s'éclaire complètement lorsque la notion de "niveaux de Réalité" est introduite.
Pour obtenir une image claire du sens du tiers inclus, représentons les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité. Si l'on reste à un seul niveau de Réalité, toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde A et corpuscule non-A). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton), et ce qui apparaît contradictoire est perçu comme non-contradictoire.
C'est la projection de T sur un seul et même niveau de Réalité qui produit l'apparence des couples antagonistes, mutuellement exclusifs (A et non-A). Un seul et même niveau de Réalité ne peut engendrer que des oppositions antagonistes. Il est, de par sa propre nature, auto-destructeur, s'il est séparé complètement de tous les autres niveaux de Réalité. Un troisième terme, disons T', qui est situé sur le même niveau de Réalité que les opposés A et non-A, ne peut réaliser leur conciliation..
Toute la différence entre une triade de tiers inclus et une triade hégélienne s'éclaire par la considération du rôle du temps . Dans une triade de tiers inclus les trois termes coexistent au même moment du temps. En revanche, les trois termes de la triade hégélienne se succèdent dans le temps. C'est pourquoi la triade hégélienne est incapable de réaliser la conciliation des opposés, tandis que la triade de tiers inclus est capable de la faire. Dans la logique du tiers inclus les opposés sont plutôt des contradictoires : la tension entre les contradictoires bâtit une unité plus large qui les inclut.
On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, en ce sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T), coexistant au même moment du temps. C'est une logique formelle, au même titre que toute autre logique formelle : ses règles se traduisent par un formalisme mathématique relativement simple. Il est important de souligner qu'un logicien de métier comme Petru Ioan arrive à la même conclusion [38].
La logique du tiers inclus n'est pas simplement une métaphore pour un ornement arbitraire de la logique classique, permettant quelques incursions aventureuses et passagères dans le domaine de la complexité. La logique du tiers inclus est une logique de la complexité et même, peut-être, sa logique privilégiée dans la mesure où elle permet de traverser, d'une manière cohérente, les différents domaines de la connaissance.
La logique du tiers inclus n'abolit pas la logique du tiers exclu : elle restreint seulement son domaine de validité. La logique du tiers exclu est certainement validée pour des situations relativement simples, comme par exemple la circulation des voitures sur une autoroute : personne ne songe à introduire, sur une autoroute, un troisième sens par rapport au sens permis et au sens interdit. En revanche, la logique du tiers exclu est nocive, dans les cas complexes, comme par exemple le domaine social ou politique. Elle agit, dans ces cas, comme une véritable logique d'exclusion : le bien ou le mal, la droite ou la gauche, les femmes ou les hommes, les riches ou les pauvres, les blancs ou les noirs. Il serait révélateur d'entreprendre une analyse de la xénophobie, du racisme, de l'antisémitisme ou du nationalisme à la lumière de la logique du tiers exclu.
Une analyse pertinente de la fécondité du tiers inclus et de la notion de niveaux de Réalité dans le domaine de la théologie a été faite récemment par Thierry Magnin [39].
Nous nous attendons, dans les années à venir, à des avancées importantes de l'étude de la conscience grâce à l'introduction de ceux deux notions. La conscience n'est-elle pas le meilleur laboratoire de l'inclusion du tiers ?
La considération simultanée du tiers inclus et des niveaux de Réalité m'a conduit à formuler un modèle transdisciplinaire de la Nature et de la connaissance [11].
Quelle est la nature de la théorie qui peut décrire le passage d'un niveau de Réalité à un autre ? Y a-t-il une cohérence, voire une unité de l'ensemble des niveaux de Réalité ? Quel est le rôle du sujet-observateur dans l'existence d'une éventuelle unité de tous les niveaux de Réalité ? Y a-t-il un niveau de Réalité privilégié par rapport à tous les autres niveaux ? L'unité de la connaissance, si elle existe, est-elle de nature objective ou subjective ? Quel est le rôle de la raison dans l'existence d'une éventuelle unité de la connaissance ? Quel est, dans le domaine de la réflexion et de l'action, la puissance prédictive du nouveau modèle de Réalité ? En fin de compte, la compréhension du monde présent est-elle possible ?
La Réalité comporte, selon notre modèle, un certain nombre de niveaux. Les considérations qui vont suivre ne dépendent pas du fait que ce nombre soit fini ou infini. Pour la clarté terminologique de l'exposé, nous allons supposer que ce nombre est infini.
Deux niveaux adjacents sont reliés par la logique du tiers inclus, dans le sens que l'état T présent à un certain niveau est relié à un couple de contradictoires (A, non-A) du niveau immédiatement voisin. L'état T opère l'unification des contradictoires A et non-A, mais cette unification s'opère à un niveau différent de celui où sont situés A et non-A. L'axiome de non-contradiction est respecté dans ce processus. Ce fait signifie-t-il pour autant que nous allons obtenir ainsi une théorie complète, qui pourra rendre compte de tous les résultats connus et à venir ? La réponse à cette question n'a pas qu'un seul intérêt théorique. Après tout, toute idéologie ou tout fanatisme qui se donnent comme ambition de changer la face du monde, sont fondés sur la croyance dans la complétude de leur approche. Les idéologies ou les fanatismes en question sont sûrs de détenir la vérité, toute la vérité.
Il y a certainement une cohérence entre les différents niveaux de Réalité, tout du moins dans le monde naturel. En fait, une vaste autoconsistance semble régir l'évolution de l'univers, de l'infiniment petit à l'infiniment grand, de l'infiniment bref à l'infiniment long.
La logique du tiers inclus est capable de décrire la cohérence entre les niveaux de Réalité par le processus itératif comportant les étapes suivantes : 1. Un couple de contradictoires (A, non-A) situé à un certain niveau de réalité est unifié par un état T situé à un niveau de Réalité immédiatement voisin ; 2. A son tour, cet état T est relié à un couple de contradictoires (A', non-A'), situé à son propre niveau ; 3. Le couple de contradictoires (A', non-A') est, à son tour, unifié par un état T' situé à un niveau différent de Réalité, immédiatement voisin de celui où se trouve le ternaire (A', non-A', T). Le processus itératif continue à l'infini jusqu'à l'épuisement de tous les niveaux de Réalité, connus ou concevables.
En d'autres termes, l'action de la logique du tiers inclus sur les différents niveaux de Réalité induit une structure ouverte, gödelienne , de l'ensemble des niveaux de Réalité [40, 41].
Cette structure a une portée considérable sur la théorie de la connaissance, car elle implique l'impossibilité d'une théorie complète, fermée sur elle-même.
En effet, l'état T réalise, en accord avec l'axiome de non-contradiction, l'unification du couple des contradictoires (A, non-A) mais il est associé, en même temps, à un autre couple de contradictoires (A', non-A'). Ceci signifie qu'on peut bâtir, à partir d'un certain nombre de couples mutuellement exclusifs une théorie nouvelle, qui élimine les contradictions à un certain niveau de Réalité, mais cette théorie n'est que temporaire, car elle conduira inévitablement, sous la pression conjointe de la théorie et de l'expérience, à la découverte de nouveaux couples de contradictoires, situés au nouveau niveau de Réalité. Cette théorie sera donc à son tour remplacée, au fur et à mesure que de nouveaux niveaux de Réalité seront découverts, par des théories encore plus unifiées. Ce processus continuera à l'infini, sans jamais pouvoir aboutir à une théorie complètement unifiée. L'axiome de non-contradiction sort de plus en plus renforcé de ce processus. Dans ce sens, nous pouvons parler d'une évolution de la connaissance , sans jamais pouvoir aboutir à une non-contradiction absolue, impliquant tous les niveaux de Réalité : la connaissance est à jamais ouverte .
Les considérations précédentes permettent de répondre d'une manière rigoureuse à la très intéressante question formulée récemment par le logicien Petru Ioan [38]: pourquoi se limiter au tiers inclus ? Pourquoi ne pas introduire le "quart inclus", la "quinte incluse", etc. ? A la lumière du schéma qui vient d'être décrit, le quart inclus, par exemple, devrait unifier A, non-A et T. Or, c'est précisément le terme T' qui réalise cette unification ! Le terme T' est-il pour autant un "quart inclus" ? Certainement pas, car il est, à son tours, le tiers unificateur de A' et non-A', ces deux derniers termes apparaissant au même niveau de Réalité que T. Autrement dit, la structure de quart inclus (A, non-A, T, T') se décompose en deux structures de tiers inclus : (A, non-A, T) et (A', non- A', T'). On n'a donc pas besoin d'un "quart inclus", d'une "quinte incluse", etc. Dans ce sens, le tiers inclus est un tiers infini ou, plus précisément, il est infiniment tiers . Ce résultat est à rapprocher du célèbre théorème de Peirce , démontré à l'aide de la théorie des graphes : "... toute polyade supérieure à une triade peut être analysée en terme de triades, mais une triade ne peut pas être généralement analysée en termes de dyades" [42]. Il ne s'agit pas d'une simple analogie. Notre schéma, montré explicitement dans Réf. 43, peut être déployé biunivoquement sur des graphes. Par conséquent, le théorème de Peirce doit être respecté.
La structure ouverte de l'ensemble des niveaux de Réalité est en accord avec un des résultats scientifiques les plus importants du XXème siècle : le théorème de Gödel, concernant l'arithmétique [44].
Le théorème de Gödel nous dit qu'un système d'axiomes suffisamment riche conduit inévitablement à des résultats soit indécidables, soit contradictoires. Cette dernière assertion est souvent oubliée dans les ouvrages de vulgarisation de ce théorème.
La portée du théorème de Gödel a une importance considérable pour toute théorie moderne de la connaissance. Tout d'abord, il ne concerne pas que le seul domaine de l'arithmétique, mais aussi toute mathématique qui inclut l'arithmétique. Or, la mathématique qui est l'outil de base de la physique théorique contient, de toute évidence, l'arithmétique. Cela signifie que toute recherche d'une théorie physique complète est illusoire. Si cette affirmation est vraie pour les domaines les plus rigoureux de l'étude des systèmes naturels, comment pourrait-on rêver d'une théorie complète dans un domaine infiniment plus complexe - celui des sciences humaines ?
En fait, la recherche d'une axiomatique conduisant à une théorie complète (sans résultats indécidables ou contradictoires) marque à la fois l'apogée et le point d'amorce du déclin de la pensée classique. Le rêve axiomatique s'est écroulé par le verdict du saint des saints de la pensée classique - la rigueur mathématique.
Le théorème que Gödel a démontré en 1931 n'a eu pourtant qu'un très faible écho au delà d'un cercle très restreint de spécialistes. Ceci explique probablement l'étrange silence de Lupasco sur ce théorème et sur sa signification épistémologique, pourtant si lupascienne.
La structure gödelienne de l'ensemble des niveaux de Réalité, associée à la logique du tiers inclus, implique l'impossibilité de bâtir une théorie complète pour décrire le passage d'un niveau à l'autre et, a fortiori, pour décrire l'ensemble des niveaux de Réalité.
L'unité reliant tous les niveaux de Réalité, si elle existe, doit nécessairement être une unité ouverte .
Il y a, certes, une cohérence de l'ensemble des niveaux de Réalité, mais cette cohérence est orientée : une flèche est associée à toute transmission de l'information d'un niveau à l'autre. Par conséquence, la cohérence, si elle est limitée aux seuls niveaux de Réalité, s'arrête au niveau le plus "haut" et au niveau le plus "bas". Pour que la cohérence continue au delà de ces deux niveaux limites, pour qu'il y ait une unité ouverte, il faut considérer que l'ensemble des niveaux de Réalité se prolonge par une zone de non-résistance à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Cette zone de non-résistance correspond, dans notre modèle de Réalité, au "voile" de ce que Bernard d'Espagnat appelle "le réel voilé" [45] et est certainement reliée a l' affectivité lupascienne [46].
Le niveau le plus "haut" et le niveau le plus "bas" de l'ensemble des niveaux de Réalité s'unissent à travers une zone de transparence absolue. Mais ces deux niveaux étant différents, la transparence absolue apparaît comme un voile, du point de vue de nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. En fait, l'unité ouverte du monde implique que ce qui est en "bas" est comme ce qui est en "haut". L'isomorphisme entre le "haut" et le "bas" est rétabli par la zone de non-résistance.
La non-résistance de cette zone de transparence absolue est due, tout simplement, aux limitations de notre corps et de nos organes des sens, quels que soient les instruments de mesure qui prolongent ces organes des sens. L'affirmation d'une connaissance humaine infinie (qui exclut toute zone de non-résistance), tout en affirmant la limitation de notre corps et de nos organes des sens, nous semble un tour de passe-passe linguistique. La zone de non-résistance correspond au sacré , c'est-à-dire à ce qui ne se soumet à aucune rationalisation. La proclamation de l'existence d'un seul niveau de Réalité élimine le sacré, au prix de l'autodestruction de ce même niveau.
L'ensemble des niveaux de Réalité et sa zone complémentaire de non-résistance constitue l' Objet transdisciplinaire.
Dans la vision transdisciplinaire, la pluralité complexe et l'unité ouverte sont deux facettes d'une seule et même Réalité .
Un nouveau Principe de Relativité émerge de la coexistence entre la pluralité complexe et l'unité ouverte : aucun niveau de Réalité ne constitue un lieu privilégié d'où l'on puisse comprendre tous les autres niveaux de Réalité . Un niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Ce Principe de Relativité est fondateur d'un nouveau regard sur la religion, la politique, l'art, l'éducation, la vie sociale. Et lorsque notre regard sur le monde change, le monde change. Dans la vision transdisciplinaire, la Réalité n'est pas seulement multidimensionnelle - elle est aussi multiréférentielle.
Les différents niveaux de Réalité sont accessibles à la connaissance humaine grâce à l'existence de différents niveaux de perception , qui se trouvent en correspondance biunivoque avec les niveaux de Réalité. Ces niveaux de perception permettent une vision de plus en plus générale, unifiante, englobante de la Réalité, sans jamais l'épuiser entièrement [43].
La cohérence de niveaux de perception présuppose, comme dans le cas des niveaux de Réalité, une zone de non-résistance à la perception.
L'ensemble des niveaux de perception et sa zone complémentaire de non-résistance constituent le Sujet transdisciplinaire.
Les deux zones de non-résistance de l'Objet et du Sujet transdisciplinaires doivent être identiques pour que le Sujet transdisciplinaire puisse communiquer avec l'Objet transdisciplinaire. Au flux d'information traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de Réalité correspond un flux de conscience traversant d'une manière cohérente les différents niveaux de perception . Les deux flux sont dans une relation d'isomorphisme grâce à l'existence d'une seule et même zone de non-résistance. La connaissance n'est ni extérieure, ni intérieure : elle est à la fois extérieure et intérieure. L'étude de l'Univers et l'étude de l'être humain se soutiennent l'une l'autre. La zone de non-résistance joue le rôle du tiers secrètement inclus , qui permet l'unification, dans leur différence, du Sujet transdisciplinaire et de l'Objet transdisciplinaire.
Le rôle du tiers explicitement ou secrètement inclus dans le nouveau modèle transdisciplinaire de Réalité n'est pas, après tout, si surprenant. Les mots trois et trans ont la même racine étymologique : le "trois" signifie "la transgression du deux, ce qui va au delà de deux". La transdisciplinarité est la transgression de la dualité opposant les couples binaires : sujet - objet, subjectivité - objectivité, matière - conscience, nature - divin, simplicité - complexité, réductionnisme - holisme, diversité - unité. Cette dualité est transgressée par l'unité ouverte englobant et l'Univers et l'être humain.
Le tiers inclus logique est utile sur le plan de l'élargissement de la classe des phénomènes susceptibles d'être compris rationnellement. Il explique les paradoxes de la mécanique quantique, dans leur totalité, en commençant avec le principe de superposition. Je me risque à prédire que dans la prochaine décennie le tiers inclus va faire son entrée dans la vie de tous les jours par la construction des calculateurs quantiques [47], qui vont marquer l'unification entre la révolution quantique et la révolution informationnelle. Les conséquences de cette unification sont incalculables.
Plus loin encore, de grandes découvertes dans la biologie de la conscience sont à prévoir si les barrières mentales par rapport à la notion de niveaux de Réalité vont graduellement disparaître. Cela va pouvoir montrer la fécondité du tiers inclus ontologique, impliquant la considération simultanée de plusieurs niveaux de Réalité. Des multiples disciplines, comme par exemple l'art, le droit ou l'histoire des religions auront la chance d'un complet renouvellement . Et l'éthique et l'éducation vont pouvoir enfin se mettre en conformité avec les défis de notre millénaire naissant.
Dans l'unité il y a, comme il se doit, trois tiers. Le troisième tiers - le tiers secrètement inclus - est le garde-fou contre toute dérive néoscientiste ou totalitaire et contre toute tentation d'une dictature par l'économique, quelles que soient les habits rassurants que de telles dérives ou dictatures vont emprunter pour réussir. Le tiers secrètement inclus est le gardien de notre mystère irréductible, seul fondement possible de la tolérance et de la dignité humaine. Sans ce tiers tout est cendres.
Basarab NICOLESCU
Physicien théoricien au CNRS,
Président du CIRET
NOTES ET RÉFÉRENCES
[1] Stéphane Lupasco, Du devenir logique et de l'affectivité, Vol. I - "Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l'esprit", Vol. II - "Essai d'une nouvelle théorie de la connaissance", Vrin, Paris, 1935 ; 2ème édition : 1973 (thèse de doctorat) ; La physique macroscopique et sa portée philosophique, Vrin, Paris, 1935 (thèse complémentaire).
[2] Stéphane Lupasco, L'expérience microphysique et la pensée humaine, P.U.F., Paris, 1941 (une édition préliminaire a été publiée en 1940 à Bucarest, à la Fundatia Regala pentru Literatura si Arta) ; 2ème édition : Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1989, préface de Basarab Nicolescu.
[3] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, Coll. "Actualités scientifiques et industrielles", n° 1133, Paris, 1951 ; 2ème édition : Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1987, préface de Basarab Nicolescu.
[4] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, ch. "La genèse trialectique de la Réalité", Le Mail, Paris, 1985.
[5] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.3.
[11] Basarab Nicolescu, La transdisciplinarité , manifeste, Le Rocher, Coll. "Transdisciplinarité",, Paris, 1996.
[12] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.20.
[14] Ferdinand Gonseth, A propos de deux ouvrages de M. Stéphane Lupasco, Dialectica, vol. 1, n° 4, Zürich, 1947.
[15] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.21.
[16] Basarab Nicolescu, Le véritable enjeu de l'affaire Sokal, Transversales Sciences - Cultures , n° 47, Paris, septembre-octobre 1997.
[17] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.36.
[18] Basarab Nicolescu, Relativité et physique quantique , in "Dictionnaire de l'ignorance", Albin Michel, Paris, 1998.
[19] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.40.
[20] Ludovic de Gaigneron, L'image ou le drame de la nullité cosmique, Le Cercle du Livre, Paris, 1956, pp.184-185.
[21] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.63.
[23] Stéphane Lupasco, Les trois matières, Julliard, Paris, 1960 ; réédité en poche en 1970 dans la Collection 10/18 ; 2ème édition : Cohérence, Strasbourg, 1982, p.52.
[24] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.70.
[25] G.F.Chew, Hadron Bootstrap : Triumph or Frustration ? , Physics Today, vol.23, n° 10, 1970.
[26] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit., ch. "La théorie du bootstrap topologique".
[27] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.70.
[29] Dominique Terré, Les dérives de l'argumentation scientifique, P.U.F., Paris, 1998.
[30] Costin Cazaban, Temps musical/espace musical comme fonctions logiques, in L'esprit de la musique - Essais d'esthétique et de philosophie, Klincksieck, Paris, 1992, sous la direction de Hugues Dufourt, Joël-Marie Fouquet et François Hurard.
[31] Mireille Vial-Henninger, Essai de mythe-analyse du processus de création musicale, Septentrion Presses Universitaires, Paris, 1996 (thèse de doctorat).
[32] Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie - Prolégomènes à une science de la contradiction, op.cit., p.105.
[35] Basarab Nicolescu, Quelques réflexions sur la pensée atomiste et la pensée systémique, 3ème Millénaire, n° 7, Paris, mars-avril 1983 ; dans le même numéro de cette revue Stéphane Lupasco publiait La systémologie et la structurologie.
[36] Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, op.cit..
[37] T. A. Brody, On Quantum Logic , in Foundation of Physics , vol. 14, n° 5, 1984 ; voir aussi C. J. Isham, Quantum Logic and the Histories Approach to Quantum Theory, Imperial College preprint Imperial/TP/92-93/39.
[38] Petru Ioan, Stéphane Lupasco et la propension vers le contradictoire dans la logique roumaine, contribution à ce livre.
[39] Thierry Magnin, Entre science et religion - Quête de sens dans le monde présent, Le Rocher, Coll. "Transdisciplinarité", Paris, 1998, préface de Basarab Nicolescu, postface d'Henri Manteau-Bonamy.
[40] Basarab Nicolescu, Levels of Complexity and Levels of Reality, in "The Emergence of Complexity in Mathematics, Physics, Chemistry, and Biology", Proceedings of the Plenary Session of the Pontifical Academy of Sciences, 27-31 October 1992, Casina Pio IV, Vatican, Ed.Pontificia Academia Scientiarum, Vatican City, 1996 (distributed by Princeton University Press), edited by Bernard Pullman.
[41] Basarab Nicolescu, Gödelian Aspects of Nature and Knowledge, in "Systems - New Paradigms for the Human Sciences", Walter de Gruyter, Berlin - New York, 1998, edited by Gabriel Altmann and Walter A. Koch.
[42] Don D. Roberts, The Existential Graphs of Charles S. Peirce , Mouton, Illinois, 1973, p.115 ; voir aussi Pierre Thibaud, La logique de Charles Sanders Peirce - De l'algèbre aux graphes , Éditions de l'Université de Provence, Aix-en-Provence, 1975.
[43] Basarab Nicolescu, Is Aristotle's Thinking Compatible with the Gödelian Structure of Nature and Scientific Knowledge ? Hylemorphism, Quantum Physics and Levels of Reality, to be published in the Proceedings of the International Conference "Aristotle and Contemporary Science", Thessaloniki, Greece, Sptember 1-4, 1997, Peter Lang Publishing, New York, edited by Demetra Sfendoni-Mentzou.
[44] Ernest Nagel and James R. Newman, Gödel's Proof , New York University Press, New York, 1958 ; pour le lecteur français : Le théorème de Gödel , textes de Ernest Nagel, James R. Newman, Kurt Gödel et Jean-Yves Girard, Seuil, Coll. Points-Sciences n° S122, Paris, 1989, traductions de l'anglais et de l'allemand par Jean-Baptiste Scherrer.
[45] Bernard d'Espagnat, À la recherche du réel, Gauthier-Villars, Paris, 1981; Le réel voilé - Analyse des concepts quantiques, Fayard, Paris, 1994.
[46] Stéphane Lupasco, L'homme et ses trois éthiques, en collaboration avec Solange de Mailly-Nesle et Basarab Nicolescu, Le Rocher, Coll. "L'esprit et la matière", Paris, 1986.
[47] David Deutsch, The Fabric of Reality, Penguin Books, London, 1997.