VASILE SPORICI

Un néo-rationaliste dialectique : Stéphane Lupasco *



Un philosophe que Stéphane Lupasco invoque souvent est le néo-rationaliste Gaston Bachelard. Ainsi, dans son ample préface à l'un de ses livres fondamentaux [1] l'auteur écrit : "Bachelard donne un sens nouveau et des plus prudents à la dialectique : un non incessant vitalise et doit vitaliser la raison, afin que l'esprit élabore et précise ce qu'il appelle un surrationalisme ..."

Lupasco se sépare fermement de Bachelard en ce qui concerne la dialectique, mais des éléments de néo-rationalisme persistent aussi dans son oeuvre. On pourrait rétorquer que l'historiographie n'évoque pas explicitement un tel mouvement philosophique. Pourtant, certains dictionnaires [2] tentent de justifier l'inclusion, parmi les orientations de la pensée métaphysique du vingtième siècle, du néo-rationalisme et on pense qu'il s'est créé autour de la revue suisse Dialectique . Les principaux représentants seraient F. Gonseth, J. Ullmo, J. Piaget, G. Bachelard.

Pourquoi est-il possible de considérer l'orientation de Stéphane Lupasco comme un néo-rationalisme dialectique ? Premièrement, je dois reconnaître un fait : quoique la dénomination ait sa justification dans l'oeuvre lupascienne, elle n'est pas très adéquate. Aussi, cette notion n'est pas très attrayante, car elle est trop mise en avant par les marxiste-leninistes. Il est bien connu que les idéologues soviétiques ont nommé la philosophie officielle du régime, "matérialisme dialectique et historique", forme suprême du matérialisme et du rationalisme. D'ici une dévaluation quelque peu injuste et du matérialisme et du rationalisme.

Et pourtant, en nous rapportant sans parti pris à la logique, à la gnoséologie et à la vision d'ensemble de Lupasco sur la réalité, nous sommes conduits à penser qu'elle est pour une grande part néo-rationaliste et en totalité dialectique . Et si nous ulilisions la suggestion de Bachelard. nous pourrions même parler d'un surrationalisme . Mais nous pourrions parler également de réalisme et même d'irrationalisme. Dans une monumentale histoire universelle de la logique [3] Anton Dumitriu considère que, dans la logique de Stéphane Lupasco, "il faut joindre le rationnel à l'irrationnel, l'identité à la non-identité", ce qui définit un rationalisme renouvelé, lié à une logique capable de transformer le principe de la complémentarité en une méthode de compréhension de la coexistence et de l'équilibre asymptotique des contraires. Pour une approche comme celle-ci il n'est pas question d'éclectisme mais d'encyclopédisme, d'esprit systémique.

Une caractéristique néo-rationaliste du lupascianisme est l'accent sur la contribution du sujet, avec sa fantaisie créatrice, à la connaissance. La structure de la donnée logique est ici la structure de l'expérience même, dont la signification est différente de celle conçue par l'empirisme : "Pas d'expérience sans logique, pas de logique sans expérience. Mais plus encore, la logique est une expérience, et l'expérience logique c'est l'expérience elle-même", écrit Lupasco [4]. La théorie est subordonnée à l'objet, comme dans le réalisme, mais un objet en complémentarité du sujet. Le sujet et l'objet sont des conséquences fonctionnelles de l'expérience comme opération logique. Il s'ensuit qu'il ne s'agit pas d'une logique inhérente au sujet et à l'objet intelligibles, car tous les deux dépendent de la logique et non pas inversement. Lupasco donne un nouveau sens à des notions philosophiques fondamentales, à partir du principe que l'appareil logique, contradictoire et dynamique, engendre par lui-même l'objet et le sujet, la réalité et l'irréalité, la connaissance et l'inconnaissance. La logique devient le synonyme de la méthode et de l'expérience : "La logique, pensons-nous, doit être, désormais, la science première des dynamismes contradictoires de toute expérience. Telle est la réforme de l'entendement que nous proposerions", conclut le fondateur de la logique dynamique du contradictoire [5]. On pourrait en déduire que le sujet et l'objet sont inséparables, mais de là il ne résulte pas qu'ils n'existent pas distinctement [6].

Il est très clair qu'on écarte ainsi la difficulté fondamentale du rationalisme classique, notamment 1e désaccord entre les structures logico-mathématiques et l'expérience. L'unification néo-rationaliste du sujet et de l'objet s'appuie sur l'étude critique de l'histoire de la science et aussi sur la recherche psychologique expérimentale de la genèse des mécanismes de la connaissance et de la pensée. Pour les néo-rationalistes représentatifs la dialectique est elle-même une modalité épistémologique fondamentale. L'orientation générale est celle de la recherche historico-génétique de la connaissance.

Comme Lupasco lui-même, les néo-rationalistes repoussent le conventionnalisme subjectif, propre au néo-positivisme et à l'apriorisme kantien. Mais d'autre part, Lupasco a aussi en commun avec le néo-positivisme son effort d'attribuer à la philosophie un caractère rigoureux, par l'élimination de la spéculation arbitraire et sa substitution par la logique des sciences exactes. Néo-positiviste est aussi sa réfutation du matérialisme et de l'idéalisme classiques, qui s'appuiraient sur des spéculations incontrôlables et dépourvues de sens. Par son caractère prédominant logiciste (basé sur les théories déductives de la science moderne), le lupascianisme est en convergence avec la méthodologie des philosophes comme B. Russell, L. Wittgenstein, R. Carnap etc., par sa tentative de donner un caractère de précision à la démarche philosophique. On peut identifier même quelques éléments de néo-criticisme, comme, par exemple, la sollicitation épistémologique des sciences exactes, pour reconstruire une philosophie située entre la métaphysique spéculative et l'empirisme.

Il est à souligner que pour les néo-rationalistes, comme pour Lupasco, la dialectique est une modalité épistémologique fondamentale. Le problème : de quelle sorte de dialectique s'agit-il ?

Il est difficile de trouver dans la philosophie contemporaine un concept si propice à des spéculations, des contestations et des connotations si diverses que celui de "dialectique".

Dans l'antiquité il y a eu une dialectique spontanée, considérée comme naïve par certains historiens parce qu'elle n'expliquerait pas scientifiquement sa propre découverte d'une inter-relation universelle des phénomènes du monde réel, formant un tout qui se trouve dans un mouvement et une transformation perpétuels. A son tour, la dialectique d'Hegel interprète le monde comme un processus d'autodéveloppement, déterminé par les contradictions internes. Stéphane Lupasco considère la généralisation, par Hegel, de la présence des contradictions dans le monde, comme un progrès décisif par rapport à Kant. Celui-ci, comme on sait, n'admettait la contradiction que dans les antinomies. Pour les philosophes matérialistes la dialectique objective des phénomènes de la nature et de la société détermine la dialectique subjective, c'est-à-dire la logique, la connaissance. Selon une expression consacrée, la dialectique des choses crée la dialectique des idées et non le contraire, extrémisme métaphysique équivalent à l'assertion que la dialectique des idées crée la dialectique des objets.

Lupasco prouve qu'elles s'engendrent réciproquement, s'inter-conditionnent. L'autodéveloppement matériel de l'énergie, comme processus transfini, pourrait se comparer - avec les réserves de rigueur - à l'autodéveloppement historique de l'idée chez Hegel. Le reflet des principes dialectiques dans la conscience exprime 1e fait que la dialectique peut être considérée en même temps comme ontologie, gnoséologie et logique. Aussi, une thèse dialectique importante, celle de la coïncidence du logique et de l'historique, trouve son correspondant dans la logique lupascienne. Cela se reconnaît dans le conflit incessant des dialectiques inverses - d'homogénéisation et d'hétérogénéisation - donc antagonistes et contradictoires. Dans ce processus énergétique transfini, 1es individus et les groupes sont en interaction et fondent des systèmes et des systèmes de systèmes conformément à la systémologie lupascienne. Dans le domaine social, Lupasco parle de dialectico-sociologie : on part du logique et on découvre l'historique . Il s'en déduite que l'histoire devrait être aussi corrigée par le logique.

Chez Lupasco le logique est un dynamisme contradictoire non-historique. Mais il ne peut pas se manifester sans créer une succession des systèmes de systèmes, donc sans déclencher un développement dans le temps, qui est l'histoire. Et puis il faut observer que le logique est liée à la complémentarité, et l'histoire au devenir. L'histoire avance souvent "en zigzag", par bonds imprévus, ce qui fait que le déploiement des idées est interrompu par des détails insignifiants. La manière appropriée d'approcher l'histoire est celle du logique. Ainsi, l'histoire sera réfléchie logiquement, selon les lois rendues accessibles par le développement historique réel lui-même [7].

Dans une de ses dernières oeuvres [8] Stéphane Lupasco s'occupe des "dialectiques des sociétés humaines". La nouveauté de ses analyses "socio-dialectiques", "dialectico-sociologiques" ou "dialectico-méthodologiques" qu'entreprend l'auteur dans ses ouvrages de sociologie est impressionnante. L'historique et le logique s'interpénètrent dans un rythme et avec une rigueur implacables. Par exemple, Lupasco aborde grâce à la logique dynamique du contradictoire la question passionnante du rapport entre "1a société dite libérale et la société dite collectiviste ou communiste". Ses découvertes et ses diagnostics sont magistraux par leur inédit et 1eur audace. Mais être audacieux implique aussi des risques. A mon sens, il est risqué d'étudier l'histoire socio-humaine avec les mêmes moyens scientifiques et avec la même méthodologie d'interprétation que ceux utilisés pour l'étude de la nature. Lupasco considère comme résolue cette question de la philosophie de la science par son panlogisme moderne. Il se trouve en opposition avec le positivisme ou l'empirisme logique. La doctrine lupascienne se situe parmi les écoles realisto-scientifiques et instrumentalistes.

Définissant son encyclopédisme philosophique, Hegel parlait du "besoin de connaissance rationnelle qui donne la dignité". La philosophie même serait en quête de l'absolu. Mais l'encyclopédisme en philosophie permet-il d'aborder les sciences et la réalité ? Une logique universelle ne garantit pas la traversée des niveaux structuraux du monde. Même une vision panlogiste de l'univers ne permet pas 1e voyage imprudent de la physique à 1a métaphysique. Il ne faut pas perdre de vue que dans la pensée contemporaine il y a un pluralisme des méthodes.

Le fondateur de la logique dynamique du contradictoire ne croit pas qu'il soit possible d'appliquer les notions classiques à des sciences comme 1a physique quantique par exemple. Aujourd'hui, la complémentarité implique l'association de processus de plus en plus complexes à des phénomènes de plus en plus élémentaires. Cette tendance correspond à l'isomorphisme lupascien entre le monde psychique et le monde microphysique. Ces deux mondes se trouvent effectivement à l'extrême complexité énergétique du monde.

Il y a pourtant, à mon sens, dans certains domaines, une surdétermination par d'autres facteurs que ceux qui sont considérés comme universellement valables.

La notion de surdétermination est empruntée à la psychanalyse pour l'appliquer dans les sciences de la société. Elle décrit la manière dont les contradictions générales, principales, fondamentales du niveau "micro" sont finalement modifiées et même détournées par de nombreux facteurs qui forment la structure du niveau macro. Si active qu'elle soit, la contradiction fondamentale ne se manifeste pas comme un phénomène pur, mais elle est conditionnée, affectée par les instances qui la gouvernent. Cela signifie qu'elle détermine, mais est également déterminée dans un seul et même mouvement : elle est déterminée par les différents niveaux et instances du système qu'elle anime; c'est-à-dire elle est surdéterminée dans son principe.

La logique dynamique du contradictoire considère que la totalité des déterminations d'une contradiction se reflète dans un principe unique, non-influençab1e par la structure locale des relations. Mais les conclusions des sciences psycho-sociales suggèrent que les antagonismes n'agissent pas directement. La surdétermination n'est pas que du domaine du singulier ou de l'aberrant historique ou biologique. Une mutation génétique n'est pas surdéterminée (sauf dans les cas expérimentaux), mais l'apparition d'une espèce l'est nécessairement. Il en résulte que des processus comme l'évolution biologique ou l'histoire sociale ne puissent pas être investigués et interprétés par des raisonnements logiques universels, parce qu'ils ne sont pas du domaine d'un seul type de contradiction. Je crois que le devenir ne peut pas se réduire à l'une ou l'autre de ses déterminations - fusse-t-il l'antagonisme énergétique. La surdétermination établit des relations entre divers types de contradictions. En biologie, par exemple, la surdétermination se manifeste par des interactions entre l'évolution et l'adaptation aux conditions du milieu. L'existence de l'ADN, comme support matérie1 de l'hérédité, n'est pas le produit d'une autodétermination absolue par l'action du principe d'exclusion de Pauli. L'hétérogénéisation diversificatrice n'implique pas une direction, un sens, donc elle ne se confond pas avec l'évolution. Celle-ci ne se réduit pas à la "fabuleuse hétérogénéité de l'être vivant", comme le définit Stéphane Lupasco.

Lupasco lui-même souligne souvent les limites du réductionnisme microphysique. Il dit, par exemple, que le deuxième principe de la thermodynamique n'est pas absolu, mais seulement asymptotique, réalisable à la fin du devenir physique. Mais cela peut se dire aussi au sujet d'autres principes, comme celui de l'exclusion. Lupasco admet l'existence des phénomènes qui ne s'inscrivent pas dans les limites définies par le principe d'exclusion ou l'antagonisme hétérogénéisation-homogénéisation et reconnaît que l'homogénéisation est une création diversificatrice. La question est de savoir si, dans la dynamique d'homogénéisation-hétérogénéisation, se manifestent le hasard, le contingent. Car les dialecticiens ne peuvent pas ignorer la thèse hégélienne de l'unité entre la nécessité et le hasard. Bien que Lupasco rejette formellement cette thèse dialectique, il l'accepte néanmoins lorsqu'il admet que l'action du hasard physique doit avoir lieu, pour différencier la matière vivante. La matière vivante et la matière physique s'affrontent et collaborent antagoniquement engendrant des phénomènes dynamiques nouveaux, des "données créatrices", comme les appelle Lupasco [9]. La logique de l'évolution il la voit se manifester dans la mutation des gènes, principes et structures se trouvant à la base de la matière vivante. Or, pour les biologistes la mutation est un phénomène par définition accidentel. En plaçant l'origine de la différenciation vivante au niveau des électrons, on pousse implicitement le déterminisme mutationnel jusqu'à la limite d'interaction électron-photon ; de sorte qu'il ne reste plus de place pour des phénomènes statistiques. C'est-à-dire on tend vers l'absolutisation des lois dynamiques et du déterminisme microphysique là où pourtant gouvernent des lois statistiques et l'indéterminisme.

La logique de Lupasco admet la corrélation du hasard et de la nécessité. Mais par la poussée du déterminisme de la variabilité et de la diversité biologique au niveau quantique, on crée les prémisses pour considérer la mutation comme un phénomène extrêmement répandu et sans exception profitable, ce qui signifie l'absolutisation de la nécessité. Or, on sait que la mutation biologique est un phénomène exceptionnel, rarissime, aléatoire. Et puis la mutation génétique n'est pas la seule manière d'hétérogénéisation du monde vivant.

Je crois que Stéphane Lupasco a privé sa géniale théorie d'une nouvelle confirmation, lorsqu'il a considéré que le hasard mutationne1 et télénomie sont inacceptables. Le hasard, les mutations dans le monde vivant sont en fait complémentaires de la finalité - autrement dit de l'actualisation des phénomènes inclus dans le code génétique, dans 1'information héréditaire. C'est le début de 1'évolution qui, comme le dit aussi Lupasco, est une actualisation des potentialités complexes, issues de l'interaction entre 1e génotype et les facteurs aléatoires internes et externes.

Je voudrais achever ce plaidoyer en faveur de la philosophie de Stéphane Lupasco, par les propos inspirés du philosophe Constatin Noica, consacrés à son collègue de génération : "Dans un monde où la philosophie se fait par l'histoire de la philosophie, c'est-à-dire par l'autofécondation, allant jusqu'à l'autodévoration (Heidegger), ou par la soumission de la pensée philosophique à la science - ce miracle européen, parfaitement comparable au miracle grec, Stéphane Lupasco apporte la fraîcheur et la candeur d'un principe que n'ont mis à jour ni l'histoire de la philosophie, ni la science, mais les englobe toutes les deux" [10]. Constantin Noica a ainsi formulé aussi la conviction de notre propre génération.

Vasile SPORICI

Ecrivain et philosophe (Roumanie)

* Texte traduit du roumain par l'auteur et Basarab Nicolescu

RÉFÉRENCES


[1] Stéphane Lupasco, Logique et contradiction , P.U.F., 1947, p. VIII.

[2] Dictionar filozofic, Ed. Politicã, Bucarest, 1978, p. 496.

[3] Anton Dumitriu, Istoria logicii , Editions de l'Académie Roumaine, Bucarest, 1969, p. 522.

[4] Stéphane Lupasco, Logique et contradiction , op. cit., p. XVII.

[5] Idem, p. 231.

[6] Stéphane Lupasco, Logica dinamicã a contradictoriului , Editura Politicã, Bucarest, 1982, p. 433, sélection de textes, traduction et postface de Vasile Sporici, préface de Constantin Noïca.

[7] Vasile Sporici, Determinare si structurã în genetica modernã , Editura Junimea, Jassy, 1978, pp. 201-202.

[8] Stéphane Lupasco, Psychisme et sociologie , Casterman, 1978, ch. 5.

[9] Stéphane Lupasco, L'Énergie et la matière vivante , Julliard, Paris, 1962, p. 163.

[10] Constantin Noïca, préface à Logica dinamicã a contradictoriului, op. cit., pp. 6-7.


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