GEORGES LERBET

"L'Univers psychique" et la pensée complexe



Aborder la question du rapprochement de la conception par Stéphane Lupasco, de l'univers du psychisme avec les acquis de la pensée complexe dans le domaine cognitif depuis ces toutes dernières années, est, sans aucun doute, une des façons de rendre hommage au père des trois matières. En effet, c'est un des moyens de montrer quelle fut sa part de précurseur en tant que modélisateur. Un modélisateur auquel j'ai eu l'occasion de me référer [1] pour tenter d'établir des ponts entre son travail de logicien et celui de Piaget, quand j'avais entrepris d'étudier le développement comme un système sous tensions entre des processus ayant tendance à réduire la fermeté du système considéré, et d'autres ayant tendance à l'augmenter.

Par la suite, d'autres travaux m'ont conduit à approfondir cette voie systémique et cognitive. Ils ont conservé, en toile de fond au moins implicite la pensée de Lupasco. Aujourd'hui, c'est donc l'occasion de mettre en évidence la part de sa contribution à la construction du nouvel édifice cognitif.

Pour poursuivre dans cette voie, je vais commencer par rappeler très brièvement quelques grands points de la pensée de Lupasco afin d'en assurer le cadrage. J'examinerai ensuite succinctement la façon dont il a conçu l'univers psychique. Ce sera alors le moment de m'interroger sur sa conception de l'affectivité, conception qui m'aidera à frayer le passage vers la vision complexe des systèmes bio-cognitifs qui permettent d'interroger la pensée complexe et la rationalité ouverte, lesquelles s'inscrivent comme supports formalisateur et méthodologique.

Les trois matières

Il est inutile de rester bien longtemps sur ce point, sauf pour rappeler que Lupasco eut l'idée géniale de considérer que la matière-énergie, quelle qu'elle soit, est censée se situer entre deux pôles exclusifs. L'un correspond à sa potentialisation complète et l'autre à son actualisation toute aussi complète.

Je n'insisterai pas sur le fait que la matière-énergie macrophysique a tendance à actualiser l'homogénéisation de l'énergie jusqu'à ce qu'elle se dégrade vers un équilibre calorique où l'entropie du système est maximum. Quant à l'hétérogénéisation croissante actuelle, elle correspond à une évolution de sens contraire et elle concerne ce que Lupasco a reconnu comme étant la matière-énergie biologique.

Reste la troisième matière-énergie. Elle caractérise celle où les deux autres matières-énergies sont tendues. Cette tension maximum traduit un état où l'une et l'autre, mi-potentielles et mi-actuelles, trouvent leur équilibre.

Tel serait le cas aussi bien de la matière micro-physique que de la matière neuro-psychique.

La matière-énergie psychique

Pour décrire sommairement la modélisation qu'a donné Lupasco de l'univers psychique, il convient de la situer dans le domaine de la systémologie et dans le courant des sciences psycho-physiologiques telles qu'on les entend classiquement. Ces sciences ont l'habitude de distinguer le système efférent marqué par la réaction externalisée de l'organisme et le système afférent qui reçoit les stimulus de l'environnement. Lupasco reprit cette distinction en attribuant essentiellement les actions au premier et la perception au second.

Dans cette perspective, le système neuro-psychique est un système sous tensions (dont l'état exhibé est dit "T"). Il gère et contrôle les finalisations potentielles des deux autres dont les causalités émergent dans leur actualisation.

C'est ainsi que, dans le système afférent, un objet actualise des données sensorielles hétérogènes à l'insu du sujet. En revanche, celui-ci en prend conscience quand il l'identifie en l'intériorisant et en le rendant significatif et potentiel comme tel dans son esprit.

Quand c'est le système d'action qui est à l'oeuvre, le sujet qui procède par choix, opère en réduisant (potentialisant) la multiplicité des paramètres (les hétérogénéisations) qui s'opposent à son choix. Ce faisant, il identifie son projet intérieurement et devient en mesure de l'actualiser.

En modélisant de cette façon les structures de base de l'univers psychique, Stéphane Lupasco a élaboré un statut de semi-conscience et semi-inconscience où, selon une troisième "orthodialectique", se tendent et se concentrent les antagonismes et les contradictions de ces deux systèmes. Il a ainsi procédé à une véritable révision des idées classiques de la psychanalyse puisqu'il n'a plus laissé de place à une topique bien pratique pour permettre une conception représentable du mental de l'homme et de ses pulsions. En effet, dans cette nouvelle approche, la connaissance, cette "systématisation plus ou moins complexe des consciences en perpétuelle évolution" [2] et la conscience, cette "lucidité intime de la subjectivation", ont un nouveau statut. Elles constituent, en quelque sorte, un système "méta" par rapport aux deux systèmes qui ont été présentés précédemment, puisqu'elles sont couplées récursivement avec elles-mêmes (connaissance de la connaissance et conscience de la conscience) et avec leur complémentaire, leur absence, selon une structure dialectique, c'est-à-dire, respectivement, l'inconnaissance et l'inconscience.

Dans cette troisième matière, psychique, Lupasco a vu la plus forte concentration d'énergie, analogue et non identique, à celle rencontrée dans la matière nucléaire. C'est l'univers de l'esprit méditant, imaginant mais aussi vivant et se mouvant dans sa quête de la connaissance du monde qui l'entoure et dans lequel il baigne et dont il procède. En d'autres termes, cet univers psychique est modélisé de façon à rendre compte des processus physiques et biologiques les plus organiques dont le corps est le support, mais aussi des processus cognitifs qui gèrent ce corps et ce psychisme dans le temps et dans l'espace, tout en procédant récursivement selon une longue chaîne de systèmes de systèmes, chaîne à la fois évolutive et constructive.

Quand nous cherchons à faire le point sur ce beau montage, nous en retenons immédiatement sa cohérence rationnelle et son organisation logique. Cohérence rationnelle, parce que le jeu des processus homogénéisant et hétérogénéisant s'opposent antagonistiquement et contradictoirement sans toutefois parvenir à s'expulser de manière complète au point que l'actualité de l'un imposerait la potentialité de l'autre. Il règne donc toujours un état de tensions que Lupasco a su formaliser dans le cadre d'une logique du tiers inclus qui implique le surplomb conceptuel et opératoire des points de vue identitaires opposés et exclusifs.

Cependant, quand tout cela est avéré et, somme toute, globalement très satisfaisant pour l'esprit, il semble manquer à l'ensemble quelque chose d'indispensable pour que la vie mentale et sensitive y circule, quelque chose qui échappe aux paramètres classiques propres aux catégories de la pensée. Ce quelque chose, Lupasco l'a reconnu dans le concept d'affectivité, indispensable pour que la cohérence s'accompagne de et s'accomplisse dans la cohésion propre au vivant-connaissant.

L'affectivité

En relisant les pages nombreuses qu'il a consacré à ce concept depuis la troisième partie de sa thèse jusqu'à ce qu'il en a écrit dans l'Univers psychique , l'idée qui s'impose à l'esprit est au moins double.

- Premièrement, elle a trait à la méthodologie retenue pour en parler et pour l'appréhender. Pour ce faire, nous remarquons que c'est à son propos que Lupasco a recours explicitement à la phénoménologie, jusque là plutôt négligée.

- Secondement, nous retenons aussi que, chez lui, l'affectivité s'apparente à ce qui ressortit à l'ontologie du sujet, en bref à ce qui tente d'échapper à toute entreprise savante qui serait contrainte de se plier aux règles scientifiques marquées, à un moment donné, par une forme de réductionnisme et ce quel que soit l'effort accompli pour éviter ce dernier. En effet, toute approche cohérente implique un cadrage à bords lisses dont la particularité consiste à ramener les objets, les théories, les modèles ou les paradigmes, à des référents reconnus et au moins corroboratifs à défaut d'être semblables.

Pour illustrer cela, nous pensons précisément au réductionnisme psycho-sociologique caractéristique de certaines lectures marxistes de l'homme en société. Nous pensons également au réductionnisme psycho-biologique qui fait décrire l'homme et son esprit à travers un jeu complexe de strictes connexions de neurones. Nous pensons encore au réductionnisme psycho-logique, dont, nous semble-t-il, le concept de sujet épistémique constitue un exemple probant chez Piaget.

En bref, pris dans ce jeu de strictes réductions et quels que soient le niveau épistémologique choisi et les domaines scientifiques rapprochés, le chercheur se doit d'admettre une perte considérable d'information sur son objet et, dans le même esprit, entrevoir l'affectivité dans une théorie générale des facultés, telle que l'on peut la recontrer dans les modèles psychométriques où l'on cherche à la "mesurer" au même titre que l'intelligence ou la motricité, par exemple.

Sauf à reconnaître une inévitable subjectivation et à s'interroger sur la pertinence de la définition que Piaget, en son temps, donnait de l'affectivité quand il en faisait l'énergétique de l'intelligence.

Face à ces réductionnismes ou à ces conceptions énergétiques de l'affectivité, n'était-ce pas alors ne pas se résoudre à ces approches et à ces points de vue que de vouloir adjoindre à tout travail de cette sorte, le comblement du manque qu'ils véhiculent, en plongeant l'univers psychique dans un bain affectif ? Un bain qui répondrait à d'autres normes, sans que les émotions, les sentiments fussent négligés et ramenés, peut-être parfois de manière métaphorique, à une mécanique, fût-elle un analogon quantique ?

C'est sur ces bases très générales que semble devoir se situer la compréhension d'une conception solide, située, originale et très pertinente de l'affectivité. Ce fut aussi une conception très datée comme c'est le propre de tout travail scientifique. Dès lors, pour en apprécier la portée, il convient de la placer dans le contexte très contemporain de la pensée complexe.

La pensée complexe et l'émergence du bio-cognitif

Il est clair que depuis au moins deux décennies, en particulier après les travaux de Enrst Von Foerster, Douglas Hofstadter, Edgar Morin, mais surtout Francisco Varela et Jean-Pierre Dupuy, la pensée complexe s'est très affermie. Parmi ses apports théoriques les plus évidents, et pour dire vite, nous retiendrons le rôle attribué aux processus récursifs et à l'enchevêtrement des hiérarchies dans les systèmes hypercomplexes.

Ces processus ont une valeur heuristique de tout premier plan dans le domaine biologique et dans les nouvelles relations qu'ils initient entre lui et la cognition. C'est dans cette perspective qu'il faut lire les travaux de Varela et particulièrement ceux qui ont trait à l'autonomie du vivant. Dans un ouvrage de première grandeur [3], Varela a su montrer, combien il était pertinent de rapprocher les travaux de Gödel et ceux portant sur la cellule quant à l'autoréférence que contiennent les uns et les autres. La difficulté qu'ont les langages formels à parler d'eux-mêmes est avérée quand, par exemple, les théorèmes mathématiques qui parlent des nombres arithmétiques sont rapprochés des nombres eux-mêmes. Deux domaines (logique et arithmétique) sont ainsi enchevêtrés au point qu'ils rendent indécidable un énoncé ciculaire qui les concerne [4].

Le grand intérêt du travail de Varela a consisté à montrer l'isomorphisme du cadre conceptuel de Gödel théorisant l'indécidabilité avec le cadrage du fonctionnement de la cellule qui sont dans l'un et l'autre cas autoréférentiels.

Dans celui de la cellule, le métadomaine propre à la production des molécules constitutives de la dynamique cellulaire est entremêlé avec le domaine de la membrane qui en définit les frontières. Si bien que se constitue une circularité fonctionnelle sur laquelle se succèdent "une membrane est formé à des métabolites sont produits par une membrane est formée... etc.", circularité rendant compte de successions transfinies que Varela définit comme étant une "clôture opérationnelle", c'est-à-dire un système autonome dont "l'organisation est caractérisée par des processus :

a) dépendant recursivement les uns des autres pour la génération et la réalisation des processus eux-mêmes, et

b) constituant le système comme une unité reconnaissable dans l'espace (le domaine) où les processus existent" [5].

Quand les processus biologiques se caractérisent par leur enchevêtrement à la fois cohésif et producteur d'autonomie, ils prennent de facto, une ampleur nouvelle. En particulier, ils interrogent sur le statut du cognitif qui les accompagne dans l'ordre du vivant. Pour tout dire, que la vie soit corrélée avec l'autonomie du sujet vivant, quel qu'il soit, fait se demander s'il demeure très opportun de poser bio- et cognition comme étant des processus successifs dans le développement, ou s'ils doivent être compris de manière conjointe, les uns et les autres ne traduisant que deux faces différentes d'un même diptyque.

Pour être un peu plus complet, il faut noter que ces recherches déterminantes n'ont été possibles que pour autant que Varela a su tirer profit des travaux mathématiques de Spencer-Brown [6] et de les prolonger en calcul autoréférentiel.

Qu'apportait donc Spencer-Brown de capital et que Varela a prolongé ? Un outillage théorique qui limite les calculs à des opérateurs de présence-absence selon un formalisme très rudimentaire pour signifier un état marqué (la présence ou l'absence d'une barre en équerre) mais si riche qu'il permet avec deux axiomes, de pousser très loin un raisonnement.

Ainsi l'arithmétique élémentaire de George Spencer-Brown s'appuie-t-elle sur la distinction et sur le repérage d'une limite dans l'espace grâce à un indicateur général de marquage, le token, qui signifie aussi bien dedans-dehors que surface-profondeur et hiérarchie-équivalence. Il constitue un repère extérieur d'un état, par rapport à un fond.

Comme nous le disions à l'instant, cette arithmétique est fondée sur deux axiomes :

- la "condensation" qui est un axiome qui conforte le caractère puissant de l'état marqué. Cela donne aux deux termes une relation qui traduit aussi bien une affirmation que le corrélat de l'un par rapport à l'autre.

- la "cancellation" signifie qu'il s'agit de l'opération de rayer, de barrer, de biffer (latin cancello ) pour (re)trouver un vide ("empty"). Cette action de rayer semble signifier qu'il s'agit aussi bien de nier que de compenser c'est-à-dire annuler un écart. Comme, par exemple, marquer indiquerait quelque chose et marquer deux fois équivaudrait à revenir sur ses pas sans laisser de traces !

Le grand mérite de Varela a été d'étendre ce calcul, pour signifier ce qui peut se jouer à l'intérieur du système autonome. Pour donner du sens à l'autonomie qui échappe à partir de la visibilité du marquage, Varela a fait l'hypothèse que le tiers ne s'exclut pas quand une forme change d'apparence. Qu'on la distingue ou qu'on ne la distingue pas, la valeur propre de l'opérateur demeure ; celui-ci pouvant seulement être absent aux yeux de l'observateur mais continuer d'exister malgré l'action opérée. Pour en saisir la portée, la métaphore de la bouteille de Klein rend compte symboliquement d'un espace autonome qui échappe en partie à la vision externe que l'on peut en avoir. D'où l'idée qu'a eue Varela de se demander ce que devenait la forme rentrante quand la forme s'applique à elle-même. Pour ce faire, Varela a proposé un schéma de forme, qui étend l'arithmétique primaire sans changer fondamentalement la nature des calculs avec, cette fois, 4 axiomes : dominance, ordre, constance, nombre.

Ainsi Varela a-t-il conjoint biologique et cognitif.

Dans un autre travail [7], nous avons montré que la psychogénèse de Piaget répondait à seulement à une vision successive du biologique et du cognitif, puisque, par exemple, les premières structures réflexes procèdent constructivement des structures biologiques. Nous avons alors insisté sur le fait que l'avancée varelienne, en conjoignant ces structures, a fini par en changer le statut général. Ainsi, la cognition devient-elle un système si général qu'elle concerne le sujet en tant que tel, au delà des instances cognitives que l'on peut y reconnaître (activité sensori-motrice, figurative, opératoire...), puisqu'elle réduit la portée du concept d'intelligence comme de ceux de conation ou d'affectivité, au profit d'une nouvelle approche du sujet vivant qui connaît, agit et conjointement ressent.

Cette nouvelle approche prend position sur une double fonctionnalité également cognitive qui est à la fois autoréférentielle et hétéroréférentielle. Elle est autoréférentielle en ce qu'elle conçoit le sujet comme dépendant récursivement de lui-même dans la suite de ce que nous venons de présenter des travaux de Varela, et elle est hétéroréférentielle parce qu'elle le conçoit comme interdépendant avec l'environnement. Selon un jeu d'interactions complexes, le sujet impose son influence à celui-ci (assimilation) et il en subit l'influence (accommodation), le tout tendant à construire un état d'équilibre progressif d'adaptation.

Cybernétique de second ordre et autoréférence

Stéphane Lupasco avait bien senti l'importance heuristique de la cybernétique [8]. Il la reconnaissait comme étant une "science empirique" dont les feed-backs impliquaient la reconnaissance des processus d'actions et de rétroactions, sachant que tout "système physique ou biologique" pouvait être, selon lui, "ramené à un système cybernétique". Cependant, faute d'approfondissement suffisant de cette science empirique, il évoquait là ce qui ressemble, dans sa globalité, à ce que l'on reconnaît aujourd'hui dans la première cybernétique.

Dans cette première cybernétique wienerienne, la part belle est faite au gouvernement d'un système depuis ce qui lui est extérieur, car on postule que son contrôle repose sur le contrôle de ses entrées à partir de ses sorties, c'est-à-dire qu'il repose sur une hétéroréférenciation aussi bien assimilatrice qu'accommodatrice. En revanche, la cybernétique de second ordre ou seconde cybernétique, prend aussi en compte ce que le système vivant et connaissant peut exercer de contrôle sur lui-même en se fiant à ce qui lui est propre.

Dans cette voie, il est évident que la conjecture de Heinz Von Foerster a joué un rôle considérable ne serait-ce que dans le domaine méthodologique, puisqu'elle a conduit à admettre que plus un système est autonome moins son comportement est prévisible. En d'autres termes, cette conjecture postule que la boite noire qu'est le système, ne saurait acquérir une transparence complète grâce au simple affinement des contrôles exercés par l'environnement ou par le système lui-même, en ne prenant en compte que le jeu de ses sorties exercées sur ses entrées, fussent-elles intégrés cognitivement.

La place faite à l'autoréférence implique donc désormais que l'on convienne que d'autres processus opérationnellement clos et autodépendants jouent aussi un rôle. Un rôle cependant ambigu comme peut le laisser prévoir l'indécidabilité qui l'accompagne pour l'observateur certes, mais aussi pour le sujet lui-même. En effet, c'est à la suite des travaux de Dupuy qui a montré combien une fonction autoréférentielle est, en quelque sorte, inépuisable et génératrice d'un point fixe aveugle, que l'on est amené à reconnaître l'ouverture de tout système bio-cognitif sur lui-même et de postuler que son accomplissement s'accompagne nécessairement d'incomplétude. Une incomplétude indispensable à son possible "espace" de développement mais aussi à sa possible et parfois fatale détérioration.

Pour tout dire, la reconnaissance de cette incomplétude foncière et de l'indécidabilité bio-cognitive sur laquelle elle repose, fait penser à cette possible aperception subjective d'une vacuité consubstancielle de l'existence sur laquelle reposeraient à la fois l'expérience du sens - qui motive et finalise la vie et la pensée -, et l'écart entre le vécu et le non-vécu, le su et le non-su, écart intrinsèque sans lequel il ne saurait y avoir de dynamique du vivant si celle-ci se limitait à des rapports avec l'environnement.

En effet, la prise en compte de l'autoréférence signifie qu'en elle-même, cette fonction échappe à tout repère externalisé comme le sont en particulier les paramètres spatio-temporels. Elle signifie donc durée, dans un esprit bergsonien, continuité, a-temporalité et non plus ruptures. Elle est ainsi constructive d'audace poétique singulière. En bref, elle constitue une des composantes majeures du "self", cette singularité qui associe si pertinemment en anglais "auto" et "soi".

Autoréférérence et rationalité ouverte

Vue ainsi, l'autoréférence est productrice d'une cognition qui n'est pas dépourvue de rationalité, même si cette rationalité est plutôt fluide que découpante. Pour cerner de plus près cet aspect de la cognition me paraît s'appuyer davantage sur une symbolique que sur une sémiotique. Il me paraît aussi être porteur des composantes de ces grands mythes dont chacun fait vivre en soi une forme congruente avec ses aspirations et ses mises en expériences, selon un jeu de correspondances, jeu qui confère au mythe son originalité ressentie et sa valeur herméneutique singulière.

Cependant, l'autoréférence n'est pas pour autant isolante, solipsiste. Sauf dans des cas très pathologiques, elle ne fonctionne qu'en interaction avec son complémentaire symétrique qu'est l'hétéroréférence qui relie le sujet à l'environnement, qui permet au "self" de se différencier du "non-self" en jouant un rôle dans la construction d'une sensibilité personnelle dont les deux participent.

Si bien que comprendre comment se construit le sujet bio-cognitif dans le paradigme de la complexité, revient à se pencher électivement sur les interactions entre les deux formes majeures de référenciations constitutives de la raison comme le sont les diverses formes de mises en rapport.

De cela, il ressort au moins deux aspects principaux :

- Le premier a trait au statut de l'autonomie dont on aurait tort de penser qu'il se réduit à la composante autoréférentielle de la vie, mais dont il semble plutôt qu'elle se situe dans le domaine complexe où interagissent les auto- et hétéroréférenciations.

- Le second conduit à la conception d'une raison "ouverte". Cette raison s'apparente largement aux processus interactifs constitutifs de ce que Morin a dénommé la dialogique. Il s'agit d'une part, de ceux, bien classiques, exacerbés dans la logique binaire tautologique redevable de l'axiomatique aristotélicienne. D'autre part, il s'agit de ceux où l'accent est mis sur les différentes formes de rapports de mises en correspondance, et qui sont reconnus comme propres aux raisonnements analogiques.

C'est dans l'interaction de ces processus que vit et se développe cette raison ouverte et, somme toute, très commune. Ici, par exemple, l'axiome de tiers inclus trouve droit de cité, non pas parce qu'il serait provisoirement toléré mais parce qu'on lui reconnaît son inhérence cognitive dans certaines conditions. Conditions de "mesure" micro, par exemple, conditions de "mesure" de l'hypercomplexe comme c'est, en particulier, le cas dans les sciences humaines en général, et les sciences bio-cognitives en particulier quand elles échappent au réductionnisme positiviste.

Ainsi, est-ce au coeur de la complexité que nous tentons de faire émerger la conception d'une autonomie qui échappe à une méthodologie laquelle aurait pour objectif son appréhension directe. Une autonomie que nous pouvons au mieux conjecturer en recourant à des pratiques d'explicitation dialogique, c'est-à-dire en faisant jouer cette raison ouverte dont il était question plus haut et pour laquelle j'ai choisi ce qualificatif en rapprochant ce que Piaget disait de la raison à savoir qu'elle est l'axiomatique de l'intelligence, de ce que Gödel avait démontré, à savoir que toute axiomatique est nécessairement ouverte.

Retour à l'affectivité dans l'oeuvre de Stéphane Lupasco : intuitions actuelles

En arrivant presque au terme de cette communication, un retour sur l'oeuvre de Stéphane Lupasco s'impose pour jeter un regard nouveau sur l'affectivité et sur les intuitions de l'auteur, au vu de ce que semblent révéler les travaux actuels auxquels nous venons de faire trop rapidement allusion.

Sans refaire un balayage systématique des écrits de Lupasco sur l'affectivité, certains points paraissent cependant suffisamment révélateurs de ces intuitions pour que nous nous y tenions.

Le premier point semble être contenu dans cette phrase empruntée à l'Univers psychique [9] : "Imprévisible au moyen des causalités antagonistes, contradictoires et dialectiques que j'ai mises en lumière, écrivit Stéphane Lupasco, l'affectivité les baigne cependant, y apparaît et disparaît, déterminante de par une sorte de cybernétique signalisante translogique d'une singulière puissance, sans laquelle, les comportements des hommes, quels qu'ils soient (...) semblent dénués de sens, bien que l'affectivité, en tant que telle, n'en ait en elle-même aucun".

Qui ne reconnaît pas aisément ici, cette sorte de cybernétique qualifiée aujourd'hui, de second ordre parce qu'elle vient après le premier hérité de Wiener ? Dans cette perspective, l'affectivité porte bien en elle cette capacité d'oscillation, rencontrée déjà dans les fugues de Bach, et indicatrice de l'autonomie, comme l'avait déjà montré Varela. Elle porte aussi une grande puissance heuristique, bien supérieure, dans son domaine disciplinaire, à ce que l'on peut attendre des modèles positivistes qui expulsent tout ce qui pourrait être porteur de contradictoriel.

Dès lors, l'affectivité, entendons maintenant l'autonomie, a-t-elle vraiment aucun sens ? Elle n'en a pas si ce sens est conçu comme pouvant être exhibé grâce à une méthodologie qui serait en prise directe avec l'objet, et comme ce serait le cas avec ce qui se rapporte aux méthodes expérimentales ou cliniques. Dans ce cas, le chercheur essaie de se mettre dans les mêmes dispositions que celles de son objet/sujet vivant et connaissant, par la volonté de l'un, de l'autre ou des deux.

En revanche, il en va autrement si l'affectivité et l'autonomie sont reconnues comme singulières et ineffables. On sait alors qu'elles ne sont pas porteuses d'un sens identique et fusionnable, mais seulement de conjectures plus ou moins partageables pour signifier autre chose que ce qui est plus directement référable.

Dès lors, une réponse affirmative à question exprimée plus haut, commence à poindre. Elle serait celle d'un sens en creux, vacuitaire, indispensable pour que se pose ce qui féconde l'action et la pensée, pour que la sensbilité du self rapporté au non-self, puisse émerger en une véritable richesse immunitaire, cognitive et cohésive d'un soi et d'un non-soi dans leurs rapports au monde.

C'est un peu ce que Lupasco a laissé entendre dans la suite du passage déjà cité : "Sans douleur, sans plaisir, écrivit-il, sans souffrance et sans joie, dans n'importe lequel de ses actes, la destinée de l'homme lui semble vide, dans sa santé comme dans ses maladies, dans ses opérations les plus abstraites comme les plus concrètes, dénuée de sens, bien que ces douleurs et ces plaisirs, ces souffrances et joies ne comportent, en eux-mêmes, aucun sens. Tout s'arrête à leur ontologie, qui se suffit à elle-même. Aucun sens n'est plus possible. Comme si tout s'engouffrait dans cette éternité absolue. Qui remplit et désemplit quelque carcasse creuse".

A la place de ces derniers verbes peut-être écrira-t-on aujourd'hui qui "résonne" et qui "relaxe", selon un rythme de fonctionnemment donnant une cohésion signifiante au développement vital, comme l'a bien montré très récemment Varela [10]. En tout cas, présence mais aussi absence, l'une et l'autre nécessaires, de cette "vacuité ontologique" que révèle l'affectivité et que pointe l'autonomie.

En définitive, comme l'autonomie dans la sciences bio-cognitives contemporaines, l'affectivité semble bien constituer le propre des interactions voilées qui sont porteuses de sens "épistémique" et de sens "vital" [11] hérités des processus hétéro- et autoréférentiels mais qui, en elles-mêmes, ne les génèrent pas. En quelque sorte, l'affectivité comme l'autonomie, catalyse et conforte ces processus dans la cohésion/cohérence ontologique de chaque sujet. Mais, conjointement, elle lui impose la présence de ces limites.

Des limites que Lupasco envisageait comme étant dramatiques quand il rapprochait exemplairement les contenus affectifs de plaisir et de douleur pour signifier leur "sommet dramatique", en art par exemple, à travers "l'ineffable béatitude" dont ces contenus sont porteurs.

Comme si l'une n'allait pas sans l'autre. Comme si rêver d'expulser la douleur qui dérange n'expulsait aussi ce qui extasie. Avec cet impossible annulation des limites, impossibilité qui donne au dramatique un caractère transfini - et que nous préférons reconnaître et nommer après Michel Maffesoli, le "tragique".

Parce que son issue n'a pas de fin "pure", nous reconnaissons aussi dans l'oeuvre de Lupasco, celle d'un homme dont la sensibilité fait de lui un précurseur dans le domaine des recherches sur la cognition qui s'inscrivent dans une perspective très contemporaine.

Ainsi, dans l'humanisme intégral de Stéphane Lupasco, n'y a-t-il pas de place pour autre chose que pour un univers psychique de l'état T, état qui ne résout rien parfaitement même dans sa situation d'"orgasme" [12], fût-il mystique ou idéologique. Parce que, même dans les situations les plus extrèmes ou extémistes, on ne peut qu'exacerber l'inextricable sortie vers ce tragique dès qu'émerge l'ambition d'accéder au principe de réalité.

Georges LERBET
Professeur à l'Université
François Rabelais de Tours,
Directeur du Laboratoire des Sciences
de l'Education et de la Formation

NOTES ET RÉFÉRENCES


[1] Georges Lerbet, L'insolite développement. Vers une science de l'entre-deux , Ed. Universitaires, L'Harmattan, Paris, 1988.

[2] Stéphane Lupasco, avec la collaboration de Solange de Mailly-Nesle et Basarab Nicolescu, L'homme et ses trois éthiques , Le Rocher, Paris, 1986, p. 30.

[3] Francisco Varela, Principles of Biological Autonomy , Elsvier/North Holland, New York, 1979.

[4] Par exemple, l'énoncé "je ne suis pas un théorème" montre que la richesse du système formel est suffisante pour contenir les nombres, l'arithmétique et les expressions pour en rendre compte.

[5] Francisco Varela, p. 86 de l'édition française.

[6] George Spencer-Brown, , Laws of Form , E.P. Dutton, New York, 1979 (1ère édition, Alen et Unwin, Londres, 1971).

[7] Georges Lerbet, Stratégies intelligentes et dynamique du complexe bio-cognitif : interprétations post-piagétiennes , "Rev. Intern. de Systémique", IX, 2, 1995, pp. 123-131.

[8] Stéphane Lupasco, Cf., par exemple, Les trois matières , Julliard, Paris, 1960, p. 66 ; L'énergie et la matière vivante , Le Rocher, Paris, 1987, p. 123, etc.

[9] Stéphane Lupasco, L'univers psychique , Ed. Denoël/Gonthier, Paris, 1979, p. 221.

[10] Francisco Varela, 1996, Approche de l'intentionnalité : de l'individu aux groupes sociaux , in "L'organisation apprenante", Université de Provence, 1996, pp. 33-44.

[11] Nous faisons allusion ici à la distinction opérée par Jean Piaget après la critique de son ouvrage, Sagesse et illusion de la philosophie , critique développée dans la seconde édition (Paris, PUF, 1968). Cf., aussi ultérieurement, Paul Ricoeur, Sémantique de l'action , CNRS, 1979.

[12] Stéphane Lupasco, L'homme et ses trois éthiques , op.cit., p. 139.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 13 - Mai 1998

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