MAURICE-RUBEN HAYOUN

Le nom divin dans la tradition juive depuis la Bible jusqu'à Franz Rosenzweig



A André Chouraqui, l'éveilleur des consciences

Nul parmi nous n'a, autant que notre maître et ami André Chouraqui, médité et écrit sur le Nom, le seul qui soit vraiment, c'est-à-dire le Nom de Dieu. André Chouraqui a traduit les documents de la Révélation et, partant, les désignations de Dieu, dans les trois monothéismes. En évoquant ici brièvement la problématique du Nom divin dans la tradition juive, c'est d'emblée un hommage mérité que je souhaite rendre à l'homme et à son œuvre. Mais avant de parler du Nom divin il convient de dire aussi un mot du nom en général.

La Bible hébraïque regorge d'occurrences au terme SHEM, décliné sous toutes ses formes. Il suffit d'ouvrir une concordance biblique pour s'en rendre compte. Mais l'on se concentrera ici sur quelques passages qui nous paraissent les plus significatifs :

1 - Le premier acte responsable commis par le premier Homme au premier jour de la Création est de donner des noms à ce qui l'entoure. Par ces actes de nomination il s'affiche comme la seule créature réellement faite "à l'image de Dieu", ce Dieu qui a justement tiré l'univers du néant par le seul biais de la parole. Cette puissance créatrice de la parole échoira au parler humain et se retrouvera beaucoup plus tard - à la fois dans les spéculations du talmud et du Sefer Yetsira (premier ouvrage cosmologique hébraïque) -, ce qui prouve que le passage de l'animalité à l'humanité se fait par l'acquisition du langage articulé et intelligible.

2 - La seconde occurrence biblique mettant en valeur l'importance du Nom est justement en relation avec l'appellation divine elle-même dans le livre de l'Exode : Moïse, impressionné par le miracle du buisson ardent, demande à l'être surnaturel qui se manifeste à lui : Et s'ils me demandent (le peuple des Hébreux) quel est son NOM, ma shemo, que dois-je leur répondre ? Et c'est la célèbre réponse d'Exode 3;14 : Ehyé asher Ehyé shelahani alékhém (Je serai qui je serai m'a envoyé vers vous). Il est curieux de voir que l'Éternel se manifeste lui-même par un verbe conjugué au futur, lui qui transcende le temps et l'espace.

3 - Sur l'importance des noms et du don du nom on trouve un Psaume (46; 9) dont l'interprétation talmudique révèle l'intérêt que les rabbins accordaient au nom qui révèlerait, selon eux, l'essence profonde ou la personnalité intime de ceux ou de celles qui le portent. Le verset du Psaume s'énonce ainsi : Allez voir les œuvres de Dieu qui a fait des dévastations (SHAMMOT) sur toute la terre. Le terme "dévastations" se dit dans ce contexte SHAMMOT, mais les talmudistes habitués à distinguer entre le terme réel et ses différentes vocalisations possibles lisent non pas SHAMMOT mais simplement SHEMOT qui signifie les noms (SHEM, pluriel SHEMOT). Dieu serait donc celui qui préside au don des noms, notamment des hommes. On se souvient des tentatives déployées par la Bible afin d'établir une connexion entre les noms et les personnes (Moïse, Noémi, Nabal, etc). Il n'est pas inintéressant de s'arrêter quelques instants sur cette problématique.

Le talmud nous enseigne que Shema garim, expression araméenne pour dire que "les noms ont une efficacité". Le nom entretient des relations complexes avec la personne qui le porte, il est même censé en décrire la nature profonde. Il peut parfois laisser présager son avenir. C'est le cas de Noé (Gen. 5;29), de Pélég (Gen. 10;25) et de Salomon (I Chr. 22;9). Ou comme le dit Lauterbach dans son excellent article (cf. Bibliographie infra) : "Nomina sunt omnia".

I Samuel 25;25 dit bien : "Que mon Seigneur ne fasse pas attention à ce vaurien, à ce Nabal, car il est comme son nom : son nom est Fou et il a en lui de la folie". Cette coïncidence quasi-absolue entre la personnalité et le nom apparaît chez quelques personnages bibliques qui changèrent d'appellation : voir le cas de Jacob (Gen. 27;36) dont le nom est changé en Israël et qui veut dire combattre la divinité (Gen. 32;29). Jacob lui-même modifiera le nom de l'un de ses fils. Gen. 35;19 signale que Ben Jamin (fils de la droite) avait d'abord été Ben Oni (fils de la détresse). Moïse agira de même avec son disciple et successeur Josué (Nombre 13;16). Noémie dira, pour sa part (Ruth 1;20) de ne plus la nommer ainsi (l'agréable du terme hébraïque No'am) mais Mara (l'amère) en raison de son veuvage.

Le personnage de Ruth permet justement d'effectuer une transition avec un autre problème fondamental des noms : la Bible accorde une certaine immortalité aux défunts si leur nom continue d'être porté (Jer. 11;19). On se reportera au cas d'Absalon (II Samuel 18;18), mort sans laisser de descendance mâle et qui fit ériger une stèle à sa mémoire. Cependant, ces références bibliques n'indiquent pas que l'on devait donner aux nouveaux-nés mâles le nom de leur père, que ceux-ci soient déjà défunts ou encore du monde des vivants : lorsque Jacob (Gen. 48;16) bénit ses enfants et petits-enfants il entend "que son nom et celui de ses pères Abraham et Isaac soient proclamés sur eux" ; mais cela ne signifiait pas qu'ils devaient porter son nom. Même Ruth (4;17) qui épousa Booz en raison de la loi du lévirat ne nommera pas son fils Mahlon (du nom de son défunt mari) mais Obéd.

La tradition qui consiste à nommer les enfants d'après leur père ou grand-père n'est donc pas d'origine biblique, encore que cette règle souffre toutefois une exception : Nahor, le frère d'Abraham portait le même prénom que son grand-père (Gen.11;25-26). Mais même dans ce cas précis rien n'indique que cette nomination visait pérenniser la mémoire du grand-père disparu. D'ailleurs, les listes de noms de la dynastie davidique ne font pas apparaître plus d'une seule mention d'un même prénom. Il en est de même, semble-t-il, pour les grands prêtres (Ezra 7;1-5 et I Chr. 6; 35-38).

C'est la période post-exilique qui marque un tournant : les petits-fils portent parfois le nom de leur grand-père : c'est le cas du grand prêtre à l'époque du second Temple et des maîtres de la tradition talmudique tardive. Cette pratique constitue donc une innovation par rapport à l'époque biblique. Deux maîtres du IIème siècle ont tenté de rendre compte de cette évolution :

"Rabbi Yosé dit : Les anciennes générations qui connaissaient bien leurs ascendants nommaient leurs enfants d'après les événements marquants (le-shem ha-me'ora'). Mais nous qui ne connaissons guère notre généalogie, donnons à nos enfants le nom de nos ancêtres. Rabban Siméon ben Gamliel dit : Comme les Anciens étaient visités par l'esprit saint ils nommaient leurs enfants d'après des événements marquants. Mais nous qui sommes privés de l'inspiration prophétique, nous nommons nos enfants selon nos ancêtres". (Genèse rabba 37;10)

Que valent ces deux explications ? Toutes deux déplorent la perte de l'inspiration prophétique et font aussi allusion à la présence d'éléments allogènes au sein de la population juive. C'est à cette époque que l'on parlait de shétuqé (les silencieux, i.e. ceux qui restaient muets sur leur généalogie car ils l'ignoraient) et de béduqé (ceux à examiner car leur ascendance purement juive était prouvée). Mais était-ce vraiment la seule raison véritable ? Certes, la disparition de la prophétie, l'occupation du territoire national, la présence d'éléments allogènes et de soldats étrangers constituaient des facteurs importants. Une explication plus proche de l'histoire des mentalités paraît plus adéquate : l'importance fondamentale, voire même mystique ou ésotérique, accordée au nom, jointe à la croyance en les esprits, bienveillants ou malveillants, rendent mieux compte de cette évolution historique.

C'est probablement dans ce contexte qu'il faut replacer la citation talmudique suivante :

"D'où savons nous que les noms ont une efficacité (shema garim) ? La question fut posée par rabbi Eliézer. Une référence scripturaire dit (Ps. 46;9) : Allez donc voir les oeuvres de Dieu qui a opéré des ravages (shammot) dans toute la terre. Ne lis pas shammot (ravages) mais shemot (noms)".

Par cette interprétation audacieuse le sage talmudique veut montrer que même aux yeux de Dieu les noms ont une importance et qu'ils déterminent Son action sur terre ! Yebamot 83b nous livre une relation édifiante à ce sujet : Rabbi Méir avait porté un jugement dépréciatif sur un aubergiste à la simple mention du nom de ce dernier. Or Erubin 13b nous apprend que ce même rabbi Méir portait tout d'abord le nom de Méasha et qu'il devint ensuite Méir (le lumineux) après qu'il se soit signalé par ses exégèses lumineuses de la Tora.

Il est tout de même frappant de constater qu'on évitait soigneusement, à l'époque talmudique, de donner aux enfants des noms tels Abraham, Moïse, Aaron ou David... Or, certains Sages talmudiques portent des prénoms tels Antigonos, Alexandri, Romanos etc.. dont la provenance étrangère ne fait pas de doute ! Signalons ici certaines pratiques courantes chez les juifs en matière de nomination d'enfants : si l'on naît un samedi on peut alors s'appeler Shabbataï ; celui qui vient au monde un jour de fête pourrait bien s'appeler Yomtob (jour de fête). Si on naît un jour de jeûne on peut porter le nom de Rahamim (miséricorde) ; le jour du 9 Av, date commémorative de la destruction du temple, implique presque toujours le prénom Menahem (consolateur). Si un garçon naît le jour de Pourim il s'appellera généralement Mardochée et si c'est une fille elle portera le nom d'Esther...

Puisqu'on voulait voir dans le nom d'une personne son essence même on peut se poser la question suivante : en nommant un nouveau-né d'après le nom d'une personne encore vivante ne courait-on pas le risque de vider celle-ci de son être même ? Lauterbach cite deux passages talmudiques qui montrent que cette crainte n'était pas partagée : Tosefta Nidda V, 15 parle de rabbi Hananya fils de rabbi Hananya. Le contexte nous indique clairement que le père était encore vivant... Hullin 47b fournit un autre exemple : un couple reconnaissant à rabbi Nathan, un Sage talmudique vivant au IIème siècle, décida de donner son nom à un nouveau-né : la réaction du Sage fut plutôt positive.

Dans la période médiévale on distingue une évolution qui suit les appartenances ashkenaze et sefarade : Juda Ha-Lévi, l'auteur du Cusari, accepte que son petit-fils porte son prénom : "Comment Juda pourrait-il oublier Juda ?" Mais même le père pouvait parfois donner son nom à son propre fils : la croyance en les démons pouvait laisser croire qu'une telle procédure prolongerait la vie du père ; l'ange de la mort pouvait être dérouté en rencontrant sur son chemin, pour ainsi dire, deux êtres portant le même nom...

Les juifs ashkenazes ont réagi autrement en considérant qu'il ne fallait pas nommer les enfants d'après le nom du père si celui-ci était encore vivant. Un passage du Sefer hasidim (Livre des dévotieux), cité par Lauterbach (p 337) reprend cette idée tout en admettant que cette crainte est fondée sur des croyances superstitieuses :

"Toutes les superstitions n'agissent que sur ceux qui les admettent en leur créance. Les non-juifs nomment leurs fils d'après les noms des pères sans le moindre dommage. Mais les juifs veillent scrupuleusement à ne pas agir de la sorte. En certains lieux on prend garde à ne nommer les enfants que d'après des parents déjà défunts". (Ed. Berlin, 1891, p 114)

Comment expliquer une telle pratique ? On peut penser à la confusion que l'ange de la mort serait susceptible de faire ; le Sefer hasidim relate dans la même page le cas suivant : un viel homme et un jeune étudiant se marièrent la même semaine. L'ange de la mort avait reçu l'ordre de mettre à mort le viel homme mais s'en prit par erreur au plus jeune. Peu après, ce dernier apparut à sa mère dans un songe pour lui expliquer le fin mot de l'histoire. Mais le plus intéressant demeure le fait suivant : comme le jeune marié avait reçu en partage une longue vie les années qui lui restaient à vivre furent imputées au vieillard car l'autre ange, celui chargé de la durée de la vie des hommes, ne trouva alors plus qu'un seul homme qui s'était marié la même semaine... Ces superstitions étaient fortement ancrées dans la mentalité judéo-allemande médiévale puisque l'auteur de la partie principale du Sefer hasidim, rabbi Juda ben Samuel le hasid avait interdit dans son testament que l'on nommât un de ses descendants Juda ou Samuel. La seule explication qui s'impose dans ce contexte fait appel à la transmigration des âmes : Juda ben Samuel ne souhaitait pas que son âme fût dérangée dans son repos éternel et appelée à revivre dans un nouveau corps. Or, donner son nom à l'un de ses descendants eût impliqué une telle métempsychose. Cette représentation fait appel à une très vielle croyance dont on trouve trace déjà dans le Sefer ha-Bahir, un ouvrage mystique du Moyen Age, antérieur à la rédaction du Sefer hasidim : sans que le terme gilgul (transmigration des âmes) ne soit jamais prononcé on cite la parabole suivante : un roi avait confié à ses serviteurs des habits propres et précieux dont certains prirent le plus grand soin mais que d'autres avaient négligés. Le roi reprit ses vêtements, les lava et les offrit à d'autres serviteurs qu'il jugea plus dignes que les précédents. L'allusion est claire : les vêtements sont les âmes que Dieu purifie après leur passage sur terre. Ceci signifie aussi qu'il y a un nombre déterminé d'âmes et que Dieu redristribue après qu'elles avaient déjà effectué un passage sur terre... Dans l'esprit de Juda ben Samuel donner son nom à l'un de ses descendants impliquait que son âme serait nécessairement renvoyée sur terre. D'où son interdit...

4 - On peut constater, au vu de ces longs développements, que la problématique du nom a largement occupé les esprits spéculatifs juifs à travers les âges. Mais revenons un tant soit peu à la Bible qui n'hésite pas à investir le Nom divin de pouvoirs extraordinaires : Dieu peut jeter son dévolu sur un lieu en y faisant résider son Nom : le shakken shemo sham. Ainsi, la présence divine s'y manifeste grâce au Nom. Il y a dans le Nom des parcelles de divin.

La première traduction officielle de la Bible hébraïque, celle qui se trouve auréolée d'une véritable aura canonique est due au converti Onqelos et se nomme le Targoum. Cette traduction a si bien su incarner la sensibilité juive que les sages talmudiques recommandent de lire chaque vendredi deux fois le texte massorétique et une fois la paraphrase chaldaïque d'Onqelos. Ce dernier a su éviter les pièges des anthropomorphismes, si présents dans le Bible. Il s'ingénie donc à parler de la Gloire et de la splendeur divine (yiqera d'Adonaï).

5 - Mais la symbolique du Nom divin allait connaître un développement extraordinaire dans un célèbre midrash, explication homilétique de la Bible, intitulé Pirké de-Rabbi Eliézer : On y lit qu'à l'origine des origines, c'est-à-dire avant la venue du monde à l'être, il n'existait (mais le terme est impropre) que "Dieu et son Nom". Une telle déclaration n'est pas passée inaperçue aux yeux des mystiques à venir qui en déduisirent des théories kabbalistiques alambiquées et confonidrent sciemment l'essence de la Tora et l'essence divine en disant que l'intégralité du rouleau de la loi n'était qu'une suite ininterrompue de Noms divins

Il nous semble impossible de traiter, dans le cadre d'une si brève étude, l'ensemble des problématiques comprises dans une telle déclaration. En revanche, on peut explorer un angle d'approche qui a son pendant dans l'histoire universelle de la pensée : il s'agit de l'Un et du multiple. C'est l'opposition entre l'essence divine, absolument parfaite et unique, d'une part et l'univers éclaté de la matière, d'autre part. Cette essence divine est, au mieux, représentée par son NOM qui, dans certains contextes, a pu servir de matière première ou de substrat intelligible à la création. L'incomparable plénitude d'être de Dieu se retrouve en quelque sorte dans son NOM et établit une gradation permettant le passage de l'Un au multiple. C'est dire l'importance de ce Nom.

La tournure largement mysticisante prise par de telles spéculations explique probablement que les penseurs rationalistes de l'école maïmonidienne ne les goûtaient que très modérément alors que les auteurs ésotéristes s'en grisaient. Aux yeux de Maïmonide et de ses épigones il existe une rupture radicale entre le Crétaeur et le créé, même si les pratiques monothéistes (providence, liturgie, miracles etc…) imposent de ne point sacrifier l'immanence divine à la transcendance.

Dans la philosophie médiévale juive et la kabbale ancienne, cette problématique est présente car elle était charriée par le néo-platonisme.

Saadya Gaon (882-942) se livre, à l'aide d'une exégèse appropriée, à la purification de l'idée de l'Un et lutte contre les anthropomorphismes. Les Noms divins, assez nombreux dans la Bible, décrivent en fait des actions de celui-ci.

Pour Salomon ibn Gabirol (ob. 1020), l'Avicebron des Latins, l'auteur du Fons Vitae et de la Couronne il existe deux univers séparés qui ne font leur jonction que dans l'âme de l'auteur : d'une part l'univers du métaphysicien, libéré de toute attache confessionnelle, et d'autre part, l'univers religieux du poète synagogual. Alors que dans le premier Dieu est désigné comme le facteur ou l'agent premier, le Premier, la Forme première etc, la poésie religieuse le réinsère dans un environnement angélique traditionnel. L'idée de création est absente dans l'œuvre métaphysique puisque l'existence du monde consiste en l'immumisation de la matière par la Volonté.

Maïmonide (1138-1204) enfin, aristotélicien néo-platonisant, nourri aux source alfarabo-avicenniennes, Insiste sur l'incognoscibilité de Dieu dont il renforce l'unité plus que toute autre chose . Il se fait le censeur implacable de l'incorporéité et des anthropomorphismes. Pour lui, Dieu est la Cause Première.

Contrairement aux kabbalistes qui statuent l'existence d'une nomenclature sefirotique compliquée, Maïmonide reprend la définition aristotélicienne adoptée à Dieu par les penseurs médiévaux : La pensée qui se pense. En s'auto-intelligeant Dieu rend intelligent tout le reste suivant le mode le plus éminent qui soit. La science de l'Un est productrice d'être tandis que celle du multiple est toujours postérieure à la chose rendue intelligente. En l'Un essence, science et volonté ne font qu'un car il est l'archétype intelligible de l'univers.

Pour ce qui est des Noms divins proprement dits, Maïmonide voulait avant tout faire pièce à des rites ou processus magiques qui avaient cours de son temps. Ainsi, il ne reconnaît comme Nom divin que le Nom tétragrammate, les autres appellations dont se grisent la Bible et les livres de prière n'étant que des dérivés d'actions effectuées par Dieu. Dans son œuvre de théologie intitulée Mishné Tora, Maïmonide ne trouve pas de mots assez durs pour stigmatiser l'action de ceux qui insèrent dans les mezuzot (les parchemins scellés sur les linteaux des portes) des noms divins afin de bénéficier d'un surcroît de protection. C'était, aux yeux de l'auteur du Guide des égarés, abuser de la sainteté du Nom divin.

L'intellectualisme maïmonidien n'est pas étranger au surgissement des doctrines ésotériques dans le judaïsme médiéval. Dans un ouvrage récent (Le Zohar, Aux origines de la mystique juive, Noêsis, 1999) nous avons tenté de le démontrer. La kabbale, de son nom générique, improprement traduite par mystique juive, regroupe l'ensemble des écrits qui entendaient redonner au judaïsme une orientation nouvelle. En donnant au rameau majeur de l'ésotérisme judéo-médiéval le nom de qabbala (kabbale), ses tenants ont voulu démontrer par là que l'authentique tradition juive était nécessairement mystique : en fait, il s'agit bien d'une tradition auto-proclamée (comme l'écrivait, à la fin du siècle dernier, Wilhelm Bacher, "eine sich selbst benennende Kabbala").

Avant de parler de l'esprit de la kabbale disons un mot de sa structure . On peut distinguer tout d'abord des traces de l'ésotérisme juif ancien dans certains passages talmudiques, qu'ils aient ou non été censurés. Les lignes les plus connues sont évidemment contenues dans le traité Haguiga (fête) du talmud de Babylone (fol. 12a-14b). Certains midrachim, notamment ceux portant sur la théophanie du Sinaï parlent de mort initiatique et de renaissance. Le talmud utilise l'expression talmudique suivante :parha nishmatam (leur âme s'envola), c'est-à-dire qu'un court instant les enfants d'Israël cessèrent de vivre… Il y eut la littérature des Hékhalot (Palais) qui retracent l'ascension de l'âme mystique vers son créateur. Par la suite, on vit ressurgir ce courant ésotérique ancien dans un ouvrage assez curieux intitulé le Sefer ha-Bahir (Livre de l'éclat). Les premières citations qui en furent faites remontent au dernier tiers du XIIème siècle.

Le second texte fondateur de cette kabbale que les historiens nomment la kabbale espagnole ou l'ancienne kabbale, n'est autre que le Sefer ha-Zohar (Livre de la splendeur). Œuvre en majeure partie de Moïse de Léon, les premières citations du Zohar remontent au dernier quart du XIIIème siècle : même si ces tenants tentent de la faire passer pour une œuvre antique dont Siméon ben Yohaï, Tanna (Sage talmudique) du IIème siècle, est le héros, on sait que cette littérature remonte au XIIIème siècle.

L'expulsion des juifs d'Espagne, près de deux siècles après la "kabbalisation" intégrale du judaïsme d'Europe et d'Orient, change la situation du tout au tout. Jetés sur les routes, en proie au désespoir, attaqués de toutes parts pour les contraindre à se convertir à la religion d'une Eglise triomphante, les juifs transforment en drame cosmique une tragédie aux dimensions nationales. Si leur univers s'écroule ou glisse entre leurs doigts, il faut croire que l'univers physique tout entier, œuvre d'un dessein divin, est lui-même en proie à la destruction. Il faut désormais le reconstruire : ainsi naquit le schéma fondateur de la kabbale lourianique : tsimtsoum (auto-contraction de Dieu), shebirat ha-kélim (bris des vases) ettiqqun (restauration de l'harmonie cosmique).

Esprit symbolique supérieurement doué, Louria a calqué la genèse de l'univers sur le drame que son propre peuple venait de vivre, obligé de se retirer d'une terre d'Espagne où il avait vécu depuis des générations. Ainsi, Dieu, en personne, maître de l'univers, se replie sur lui-même, dans un acte de suprême amour et d'abnégation. Alors que tout lui appartient, il se retire en lui-même, laissant à la matière un espace primordial où elle pourra s'étendre. Par ailleurs, tout comme l'homme féconde la femme, Dieu forme avec l'univers un couple : les vases qui se brisent sous l'effet symbolique d'une semence trop forte rappellent, par leur forme et leur nature de receptacle, le sexe féminin. La symbolique sexuelle se mue alors en symbolisme lumineux lorsque le tiqqun doit avoir lieu : les parcelles de semence dispersées dans le néant des ténèbres doivent être rattrappées ; mais elles se sont muées en étincelles de lumière, perdues dans un océan de ténèbres. C'est par son oraison que l'orant juif participe au rétablissement de l'harmonie cosmique.

Comment qualifier à présent, l'esprit de la kabbale ? Deux points semblent se détacher de tout le reste : l'observation de la vie intime de la divinité par l'analyse du comportement des sefirot d'une part, et l'approfondissement du sens mystique des mitswot (préceptes divins), d'autre part. Le Sefer ha-Bahir ne connaissait pas encore les sefirot, il parle de middot (vertus, propriétés) et de ma'amarot (logoï), reprenant ainsi un dictum rabbinique du Traité des Pères (Priqé Avot) : par dix ma'amarot (logoï) Dieu créa l'univers. C'est avec le Sefer ha-Zohar que l'on fait connaissance des sefirot lesquelles domineront largement la kabbale ultérieure, notamment chez Moshé Cordovéro qui se demandera même, dans son Pardès rimmonim, (Jardin de grenades) si celles-ci constituent l'essence ou bien les organes de la divinité. Il conclura, évidemment, qu'elles remplissent les deux fonctions.

La kabbale a tenté d'apporter des réponses mystiques à des problèmes philosophiques : certains kabbalistes ont même repensé des chapitres entiers du Guide des égarés de Moïse Maïmonide : là où les péripatéticiens juifs parlaient d'intellect agent, les kabbalistes répliquaient en lui substituant la shekhina (Présende de Dieu) ou lakenését Israël (Ecclesia d'Israël). L'opposition kabbale / philosophie a été durement ressentie et assez mal vécue par les meilleurs esprits du judaïsme médiéval : des penseurs aussi profonds que Juda ibn Waqar, Jacob ben Shéshét, Moshé Nahmanide et Moïse de Narbonne ont exprimé leurs hésitations et tenté de réaliser ce que Georges Vajda (ob. 1981) avait nommé des "conciliations philosophico-kabbalistiques". Même un averroïste aussi patenté que Moïse de Narbonne (ob. 1362) avait commencé sa carrière en commentant l'opuscule du Shi'ur Qoma [(Mesure de la taille) de Dieu] où il s'évertuait à montrer que la kabbale et la philosophie aristotélicienne étaient deux habillages conceptuels différents d'une seule et même pensée juive…

L'enjeu, connu et reconnu par tant de générations de penseurs juifs était le suivant : le judaïsme devait-il avoir une théologie dont les termes ne lui appartiendraient pas en propre ? Pouvait-on admettre que l'aristotélisme judéo-musulman du Moyen Age était, de fait, la vérité du judaïsme ? Les tenants de la kabbale comprirent cet enjeu et s'évertuèrent à présenter leur noétique kabbalistique comme le plus authentique produit de la pensée d'Israël, alors qu'en réalité ils avaient contracté autant d'emprunts auprès de la "pensée étrangère [grecque]" que leurs collègues philosophes.

Il est une notion essentielle sur laquelle les kabbalistes jetèrent leur dévolu et qui faisait de Dieu lui-même ou de son Nom l'origine des essences . Il s'agit de l'émanation, en hébreu Shéfa' et Atsilut. La théorie émanatiste est d'origine néo-platonicienne et dans l'image de l'univers, véhiculée par des philosophes gréco-musulmans tels Al-Farabi et Ibn Sina, elle joue un grand rôle puisqu'elle permet de rendre compte du passage de l'Un au multiple et de la procession de l'univers depuis les régions supérieures jusqu'au monde des quatre éléments, c'est-à-dire de la multiplicité. Par quels canaux s'est effectuée la transition vers l'univers mental et conceptuel des kabbalistes ? Probablement par l'intermédiaire de scolastiques latins dont les œuvres parvinrent à des esprits spéculatifs juifs. En effet, il est hors de doute que les intellectuels de deux confessions ont dû s'entretenir de problèmes d'intérêt commun, établissant ainsi, par-delà les divergences et les spécificités religieuses, un dialogue dont les résultats ont nécessairement nourri leurs réflexions.

Le terme hébraïque Shéfa' signifie réellement le produit de l'émanation : dans le système néo-platonicien chaque intelligence séparée émane de la précédente ; plus on s'éloigne de la source suprême et plus le degré ontologique des essences diminue. Avicenne expliquait qu'en s'auto-intelligeant la sphère supérieure produisait ou faisait émaner l'intelligence de celle qui la suivait immédiatement. Nous sommes en présence d'auto-intellections triadiques : on obtenait ainsi l'intelligence séparée, l'âme de la sphère et la sphère elle-même. Les kabbalistes ont calqué ce processus émanatiste : la sefira malkhout (royaume) préposée au gouvernement du monde sublunaire, est inférieure en dignité ontologique à la sefira tiférét (éclat) laquelle fait pâle figure devant Kéter (couronne). Alors que le terme shéfa' avait, à l'origine, une saveur purement philosophique (correspondant à l'arabefayd), il a pris, en passant chez les kabbalistes, une connotation foncièrement mystique. Désormais, il fait partie de l'exubérant symbolisme sexuel des kabbalistes car le processus émanatiste véhicule un flux divin vivifiant qui irrigue l'arbre séfirotique, lequel connaît un point d'aboutissement ou un réceptacle. Ce dernier n'est autre que la dernière sefira qui sert de citerne, de vase et de réceptacle grâce auxquels les mondes inférieurs viennent s'alimenter. Cette vocation de mère nourricière renforce l'aspect féminin de cette sefira.

Dans le contexte de l'émanation, le symbolisme de yesod (fondement) l'avant-derrière sefira, renforce l'idée d'union (la sizygie) entre le masculin et le féminin : comme les Proverbes nous disent que "le Juste est le fondement de l'univers" et que la neuvième sefira lui correspond, les kabbalistes en firent, dans leur schéma d'homme primordial (Adam qadmon) le symbole du signe de l'alliance. Ainsi, le membrum virile irrigue malkhout, symbole du féminin et contribue ainsi au maintien en vie de l'univers.

Le second terme hébraïque mentionné, atsilut, signifie le contenu même du processus émanatiste. Il représente, dans la hiérarchie kabbalistique des mondes, ce qu'il y a de plus élevé (olam ha-atsilut). Lorsque l'hérésie sabbataïste battra son plein il sera souvent question des âmes issues de "l'univers de l'émanation", c'est-à-dire d'âmes ayant, dès l'origine, le plus haut niveau de pureté. C'est dire l'importance accordée au phénomène de l'émanation : même les âmes empruntent cette voie pour parvenir dans le corps des humains.

Les kabbalistes ont innové absolument dans le registre des appellations divines. La notion d'En-sof (le sans-fin ou le Deus absconditus) est propre aux premiers kabbalistes d'Espagne et connote l'idée d'une divinité cachée, absolument impénétrable au regard humain. C'est pour cette raison qu'on la traduit par cet équivalent latin (voir supra). Les kabbalistes espagnols de la fin du XIIème siècle et du début du XIIIème n'ont pas manqué de se saisir du problème que constituait la forme mystique de la divinité. L'En-sof, terme technique désignant la divinité inconnaissable reposant au fond de son propre abîme, ne pouvait pas avoir de forme, contrairement au Shi'ur Qoma (mesure de la taille [de Dieu]). Il constitue dans la langue hébraïque une forme assez inhabituelle qui ne se retrouve dans le corpus biblique que deux fois avec en-eyal et en-onim qui signifient tous deux impuissance.

Les mystiques se trouvèrent confrontés au dilemme suivant : le Dieu créateur, le Dieu de Jacob, en une phrase le Dieu biblique, était-il aussi l'entité suprême à laquelle les orants adressent leur prières ? La confrontation avec la conception plotinienne de la divinité a influencé les premiers kabbalistes à leur insu, d'où la notion d'En-sof. L'univers de celui-ci est situé au-desus (si l'on peut dire) de l'univers sefirotique qui constitue déjà, en soi, une manifestation d'une divinité surgissant de son tréfonds.

Même dans le Zohar la tension polaire entre le Dieu inconnu et le Dieu créateur se fait sentir : la forme mystique de la divinité est décrite dans les Idrot (assemblées) comme étant celle du Longanime (arikh anpin) ou du vieillard aux cheveux blancs (résha hiwwera). Dans d'autres passages zohariques décrivant au plan symbolique la "morphologie" du saint vieillard (attiqa qadisha) on perçoit nettement des spéculations dont l'arrière-fond porte incontestablement le sceau du Shi'ur Qoma auquel se mêlent, il est vrai, des développements de philosophie médiévale repensés dans un esprit kabbalistique.

Nous en venons enfin à la notion même de sefira qui revêt une importance cruciale dans les dénominations kabbalistiques de Dieu. On ignore au juste d'où provient ce vocable qui est pourtant, à lui seul, synonyme de toute la kabbale. On est enclin à penser que la racine est SFR qui peut signifier soit le livre (Séfer) soit compter (li-spor). D'autres sont d'avis que sefira vient de sphère, ce qui semble fort peu probable puisque les maîtres de l'ésotérisme juif ancien ignoraient le grec.

On a déjà relevé que le Sefer ha-Bahir ne connait guère de sefirot et ne parle que de middot ou de maamarot (logoï) ; cependant, les secondes préparèrent la voie aux premières. C'est ultérieurement que la terminilogie des sefirot s'imposa auprès des kabbalistes de la fin du XIIIème siècle. On va examiner d'emblée les trois premières sefirot, ensuite les sept suivantes avec leur symbolisme le plus courant, celui de l'homme primordial ou Adam qadmon (macroanthropos) et enfin la syzigie du masculin et du féminin (union sacrée entre la shekhina, Présence divine, et le Juste). On passera ensuite à la détermination classique des sefirot par deux grands maîtres de la tradition ésotérique juive au Moyen Age, Azriel de Gérone et Nahmanide (XIIIème siècle), sans omettre de se référer à un important passage du Zohar.

Les trois sefirot suprêmes, réputées inconnaissables sont Kéter Elyon (couronne suprême), hokhma (sagesse) et bina (discernement). La couronne suprême est ce qui se rapproche le plus de l'insondable volonté divine ou de l'En-sof (qui, rappelons le, n'est pas encore le substantif ou nom propre de la kabbale ultérieure mais un simple adverbe signifiant sans fin ou infini). C'est Proverbes 3;19-20 qui a choisi un tel ordre, notamment pour la seconde et la troisième sefira : "Dieu avec sagesse a fondé la terre, il a établi les cieux avec intelligence". Par sa science les abîmes s'entrouvrent et les nuées distillent la rosée. Le même livre biblique (8;22) accorde à cette même sagesse un statut privilégié. Bina, la troisième sefira supérieure, est évoquée aussi en Proverbes 2;3 : Dis mère à l'intelligence. Cette dernière phrase constituait une transition rêvée pour la suite : la sefira bina était considérée comme la mère véritable des sept autres.

Les logoï suivants sont dits logoï inférieurs mais dans la kabbale ultérieure ils deviendront les sefirot de l'édifice (sefirot ha-binyane). Dans le Bahir ces sept logoï ne sont pas encore dotés d'une panoplie imposante mais leur nombre renvoie aux sept membres principaux de l'homme primordial (Adam qadmon). Les trois logoï suprêmes feraient alors figure de forces intellectuelles plus élevées : la pensée, la sagesse et l'intelligence. Pourquoi sept ? Peut-être en raison des sept jours de la création, des sept voix du Psaume 29 ou des sept louanges de Psaume 119;164 (Sept fois par jour je te loue à cause de tes commandements de justice).

Bien que le Bahir ne sache encore rien des oppositions droite/gauche symbolisant respectivement le mâle et la femelle, le bien et le mal, la miséricorde et la rigueur, l'argent et l'or, le blanc et le rouge, on y perçoit déjà les premières tentatives d'une syzygie du féminin et du masculin. Cette symbolique culmine en la personne du juste, le tsaddiq, qui rétablit l'équilibre et dépasse les limites simples d'un juste terrestre. Il devient une véritable force cosmique. Son emplacement se situe au niveau du septième logos mais dans l'arbre sefirotique classique il descendra à la neuvième sefira nommée yesod car un verset de Proverbes 10;26 stipule que le "Juste est le fondement du monde". Dans cette nomenclature qui ne changera plus désormais, le Juste voit son symbolisme mâle s'accentuer : yesod est l'avant-dernière sefira, située juste au-dessus de la dixième, la shekhina ou malkhout (royaume) qui dispense au monde inférieur tous les flux vivifiants reçus des niveaux supérieurs ; un rapport de cohabitation quasi-sexuelle s'établit entre yesod et malkhout comme il existe de toute éternité entre hokhma et bina, deux des trois sefirot suprêmes, appelées aussi abba et imma (le père et la mère). Il arrive que la jonction entre yesod et malkhout ne soit pas toujours parfaite mais celle de hokhma et bina doit l'être faute de quoi le monde cesserait d'exister.

La kabbale du XIIIème siècle reprendra certains thèmes du Bahir qu'elle élaborera à sa manière : elle s'interrogera sur le nombre exact des sefirot, sur la nécessité de placer au-dessus de l'arbre sefirotique une sorte de Deus absconditus nommé En-sof et enfin sur la nature intrinsèque de ces mêmes sefirot. Sont-elles des organes (kélim) de la divinité ou son essence même (atsmut) ? Cette évolution devient perceptible dès le milieu du XIIIème siècle. L'ambiguité inhérente au statut d'En-sof apparaît de façon troublante chez Azriel de Gérone (XIIIème siècle) qui prépara la personnalisation, relative, d'En-sof qui ne faisait plus figure de concept abstrait. Mais dans d'autres écrits, en l'occurence celui qu'on va citer, il adopte une autre attitude :

"En-sof est l'état d'indifférencié absolu dans la parfaite unité, au sein de laquelle il ne se produit aucun changement. Et comme il est sans limites, rien n'existe hormis lui. Comme il est au-dessus de tout, il est le principe en lequel se rencontrent tout le caché et le visible ; et comme il est caché, il est la racine commune de la foi et de l'incrédulité, et les Sages de l'exploration (les philosophes) approuvent celui qui dit que notre compréhension de lui ne peut se faire que par la voie de la négation".

On sent ici une éventuelle influence plotinienne. C'est ce que Scholem a magistralement démontré dans un article sur la lutte entre le Dieu de Plotin et le Dieu biblique dans la kabbale ancienne (voirr la bibliographie).

Voyons ce que dit un texte anonyme du XIIIème siècle sur ce sujet :

"Certains disent que keter elyon (couronne suprême) n'est pas la Cause des causes... car si nous la comptons première, elle doit avoir un commencement et une fin. Et si hokma est la fin de la première sefira, qui est keter elyon, il doit exister aussi en son commencement et au-dessus d'elle un être subtil et caché, et il se nomme En-sof et Cause de toutes les causes, et c'est à lui que nous adressons nos prières. Mais d'autres contestent cette opinion et disent qu'il n'y a au-dessus de keter elyon aucune espèce d'autre cause. Et si nous divisons les sefirot en dix, ce n'est pas, Dieu nous en garde, pour détruire en elles l'unité. Et si nous comptons par rapport à elles un et deux etc.., c'est seulement pour les distinguer par leurs noms, tandis qu'en réalité tout représente une liaison inséparée en laquelle une séparation ne s'effectue que par le nom. Ainsi, nous disons, par exemple, de la lumière d'une lampe qu'elle s'appelle en son commencement lumière, en son milieu chandelle et à sa fin feu, et pourtant, tout est un, c'est-à-dire lumière. De même Dieu, si le respect qui lui est dû permet cette comparaison, est comme la force du feu qui a en même temps la force de luire en blanc et en sombre, de fondre et de se consumer, et pourtant tout est un". (Cité par Scholem, Les origines... p 468).

On voit que les sefirot sont conçues comme l'unité dynamique de la divinité et non point comme des entités existant séparément. Les kabbalistes reprirent une terminologie talmudique qui parlait de "ravage des plantations" (qitsuts ha-neti'ot), les plantations devenant chez les maîtres de l'ésotérisme les sefirot elles-mêmes. Pour le talmud, cette expression s'applique lorsqu'on professe des opinions erronées sur Dieu. On le voit, les kabbalistes ont étendu le champ d'application de cette formule en assimilant les plantations aux sefirot elles-mêmes.

La nomenclature sefirotique habituelle est la suivante : Kéter elyon (couronne suprême), hokhma (sagesse), bina (discernement) ; ce sont les trois sefirot suprêmes que l'on a déjà vues. Viennent à présent les sept sefirot inférieures, dites sefirot de l'édifice : héséd (grâce) fait face à din (le jugement) ; rahamim (miséricorde) ou tif'érét (beauté) atténue les effets des deux sefirot précédentes en rétablissant entre elles un certain équilibre ; nétsah (éternité) et hod (majesté) ; yesod (fondement) et malkhout (royaume). L'arbre sefirotique se présente comme suit : au sommet se trouve la couronne ; à gauche se trouvent bina et din et à droite hokhma et héséd ; au centre, recevant tous leurs influx se trouve tif'érét ; plus bas, à droite se trouve nétsah et à gauche sur le même niveau nous trouvons hod. Au centre, cumulant tous les effets des niveaux supérieurs se trouve yesod dont les influx aboutissent dans malkhout. Le fait que cette dernière sefira soit le receptacle de l'ensemble a accentué son aspect féminin et son identification avec l'ecclesia (kenését) d'Israël.

Comment décrivait-on les sefirot ? Il ne s'agit plus de leur symbolisme mais de ce que le penseur peut appréhender de leur essence intrinsèque. On a deux types de réponse provenant de deux esprits résolument mystiques, Moshé ben Nahman (Nahmanide, XIIIème siècle) et Azriel de Gérone. Tous deux recourent à la mystique des lettres et de la lumière. Mais Azriel fait un pas en direction du néoplatonisme de son temps : les trois premières sefirot relèvent à ses yeux du monde de l'intellect, les trois suivantes du monde de l'âme et enfin les quatre dernières de la nature.

Dans ses développements sur le monde sefirotique le Zohar recourt à des désignations plus traditionnelles ; on sait que son auteur principal, Moïse de Léon, avait commencé par étudier ardemment le Guide des égarés de Maïmonide dont les thèses n'avaient pas répondu à son attente. Il réclamait quelque chose de plus juif et de plus chaleureux. Il parle de la tête blanche (résha hiwwéra), du saint vieillard(attiqa qadisha), du zé'ir anpin (qui a le souffle court) et de l'Ancien des anciens... On est donc très loin de la terminologie impersonnelle de l'En-sof.

Pour finir, on donnera la parole à Abraham Herrera (vers 1600) qui écrivit un important ouvrage intituléSha'ar ha-Shamayim : Portique du ciel où il s'exprime sur les sefirot de la manière suivante :

"Les sefirot sont le miroir de sa vérité et les analogies de son être le plus sublime ; les idées de sa sagese et les conceptions de sa volonté ; les réservoirs de sa force et les instruments de son activité ; les coffres de sa félicité et les distributrices de sa grâce ; les juges de son empire qui mettent à jour son verdict ; elles sont aussi les désignations, les attributs et les noms de Celui qui est le plus haut et la cause de tout ; elles sont dix inextinguibles ; dix attributs de sa majesté exaltée ; dix doigts de la main ; dix lumières grâce auxquelles il a tout formé ; dix sanctuaires où il est magnifié ; dix degrés de la prophétie par lesquels il se manifeste ; dix chaires du haut desquelles il manifeste son enseignement ; dix trônes sur lesquels il juge les peuples ; dix compartiments au paradis pour ceux qui en sont dignes ; dix niveaux qu'il gravit vers le bas et que l'on peut gravir vers le haut, jusqu'à lui ; dix zones produisant tous les influx et toutes les bénédictions ; dix buts désirés de tous mais que les Justes sont seuls à atteindre ; dix lumières qui illuminent toutes les intelligences ; dix sortes de feu qui assouvissent tous les désirs ; dix catégories de gloire qui animent les âmes raisonnables ; dix paroles par lesquelles le monde fut créé ; dix esprits qui animent le monde et le maintiennent en vie ; dix nombres, poids et mesures qui dénombrent, pèsent et mesurent tout ; dix pierres de touche qui examinent l'achèvement de toute chose ; les genres les plus individuels qui contiennent et libèrent tout..". (Porta Coelorum, Sulzbach, 1678, pp 147-148, cité par Knorr von Rosenroth in Kabbala denudata, Livres III et IV).

Après une telle citation, on pourrait se demander ce que sont véritablement les sefirot ; on ne peut les définir essentiellement. On peut simplement parler de leur fonction qui est de désigner l'unité dynamique de la divinité.

Voici à présent un passage tiré du Zohar (II, 288a) à propos du Saint Vieillard (Attiqa Qaddisah), c'est-à-dire Dieu, dans sa relation avec la forme :

"Il est séparé de tout sans l'être (séparé de tout) ; tout est en connexion avec lui et il est en connexion avec tout ; il est tout : l'Ancien des Anciens, l'occulte des occultes qui a une forme et qui n'en a pas. Il a une forme pour maintenir le tout (dans l'être) mais il n'en a pas parce qu'il n'est pas. En prenant une forme il produisit neuf lumières flamboyantes qui envoient leur lumière à partir de lui et se propagent toujours plus dans toutes les directions. Il est comme une lampe qui diffuse sa lumière partout ; voudrait-on se rapprocher afin de voir ses lumières que l'on ne trouverait rien d'autre que la lampe. Il en va de même du saint Vieillard qui est une lampe mystique, la plus occulte qui soit, laquelle ne peut être appréhendée que par la lumière qui se diffuse à partir d'elle et se manifeste pour s'occulter de nouveau aussitôt. Et ces lumières se nomment le nom sacré de Dieu, c'est pourquoi tout est un".

Mais le fragment le plus significatif du Zohar sur ces spéculations basées sur le Shi'ur Qoma se trouve en Zohar (II, 122-123) où nous voyons une frappante description du "visage du Roi", laquelle fait appel au symbolisme anthropolo-gique du texte précité. Nous sommes bien loin du dogme maïmonidien de l'incorporéité divine absolue :

"Dans le mystère des mystères on enseigne que la tête du roi est façonnée dans la grâce et la rigueur. De cette tête pendent des cheveux que nul espace ne sépare, et qui sont les canaux de l'émanation par lesquels les êtres inférieurs et supérieurs reçoivent leurs attributions : puissances des puissances, puissances de vérité, d'harmonie, de plainte et de lamentation, de miséricorde, de rigueur, fondements de la Tora, pureté et impureté, tous s'appellent les cheveux du roi, c'est-à-dire l'émanation provenant du saint roi, et tout ceci provient du vieil-lard sacré et va vers le bas.

Le front du roi est l'affliction du blasphémateurs lorsque leurs actes sont examinés et leurs péchés révélés. C'est alors qu'il est question du front du roi, c'est-à-dire de la rigueur qui se consolide dans les puissances du jugement et se propage dans toutes les directions. Mais cet état est différent de celui du front de l'Ancien sacré qui signifie grâce et bienveillance.

Les yeux du roi sont la providence s'exerçant sur tout, sur les êtres supé-rieurs et inférieurs ; toutes les puissances providentielles se nomment ainsi. Dans les yeux se trouvent différentes couleurs dont chacune désigne ces puis-sances providentielles du roi, chacune suivant l'action qui lui est propre, mais toutes se nomment les couleurs de l'oeil. Les couleurs s'animent suivant le mode que choisit la providence du roi pour être visible. Les sourcils se nom-ment ainsi en tant que lieu attribué par la providence à toutes ces couleurs que sont les puissances providentielles. Ces sourcils sont orientés vers le bas en qualité de sourcils de la providence émanant d'un courant qui se prolonge et procède (de bina) afin qu'ils puissent jaillir de ce courant et baigner dans ce lait provenant de la mère (bina). Car lorsque la rigueur se propage et que les yeux flamboient dans la couleur rouge, le Vieillard sacré fait briller en lui la couleur blanche qui se déploie ardemment en la mère qui regorge alors de lait et nourrit le Tout ; tous les yeux baignent dans ce lait maternel qui se déverse constamment ainsi qu'il est dit à propos des yeux (Cantique des Cantiques 5;12) : "baignant dans le lait", à savoir dans le lait maternel qui coule constam-ment et ne s'arrête jamais.

Le nez du roi sacré est la forme caractéristique du visage. En se déployant et en s'unissant les puissances de la rigueur constituent le nez du roi sacré. Et toutes ces rigueurs font partie du domaine de la rigueur unique d'où elles pro-cèdent. Lorsque les puissances du jugement s'animent et procèdent de leurs domaines, rien ne les atténue si ce n'est la fumée qui se dégage de l'autel des sacrifices, ainsi qu'il est dit (Gn. 8;21) : Dieu huma l'agréable odeur. Il en est autrement du nez de l'Ancien qui se passe de l'odeur des sacrifices, car le nez de l'Ancien s'appelle partout longanime (érékh apayim), tandis que le flamboiement de la hokhma occulte (sophia) s'appelle chez lui le nez.

Les oreilles du roi : lorsque la grâce est présente, que la mère nourrit et que la lumière du vieillard sacré flamboie, la lumière des deux moitiés du cerveau et la lumière du père et de la mère s'animent. Toutes ces forces s'appellent cerveau du roi et s'enflamment ensemble ; c'est ainsi qu'elles sont nommées oreilles de Dieu car les prières d'Israël sont alors entendues et c'est le moment de l'éveil au bien et au mal. Au cours de cet éveil s'animent les seigneurs des ailes (les anges) qui perçoivent toutes les voix de l'univers ; ils se nomment tous les oreilles de Dieu".

Au regard de Maïmonide une telle "remythologisation" du judaïsme (car c'est bien de cela qu'il s'agit) est inacceptable ! Développer ainsi une théorie de la providence en attribuant même à chaque partie du "visage du roi" une fonction théologique (si l'on peut dire) spécifique contredit frontalement tout ce que pense et enseigne l'auteur du Guide des égarés.Mais le courant ésotérique juif ancien a pu s'imposer face au courant rationaliste pur en se fondant harmonieusement dans la pensée kabbalistique.

Quel était le responsable de telles spéculations sur Dieu, sa forme mystique et son Nom ? Ce fut assurément un livre qui est considéré comme la Bible de la kabbale, le sefer ha-Zohar. Il s'agit en fait d'un écrit apocryphe remontant au XIIIème siècle. L'auteur de sa partie principale - car il s'agit en réalité de toute une littérature qui a grossi avec les siècles - fut, on l'a déjà dit, Moïse de Léon, mort en 1305. Et pourtant, ce texte fut le seul à avoir été canonisé dans les faits puisque la littérature juive postérieure en parle comme d'un livre sacré (Sefer ha-Zohar ha-qadosh). On suit ici les analyses fondamentales de Gershom Scholem et de Y. Tishby qu'aucune contestation sérieuse n'a pu ébranler à ce jour. Pour la clarté des développements, il convient de dire d'abord un mot de l'auteur principal, Moïse de Léon, et de se tourner ensuite vers la structure et le contenu de cette littérature zoharique.

La comparaison avec ses écrits hébraïques parus avant la mise en circulation du Zohar, rédigé pour une large part en araméen, trahit de très nombreuses affinités idéologiques, voire même des traductions de passages communs d'une langue à l'autre. Dans son analyse philologique du corpus zoharique, Scholem démontre l'existence d'une bonne vingtaine de strates différentes, parfois même rédigées en des langues différentes (tantôt l'hébreu, tantôt l'araméen), et qui se sont surimposées les unes aux autres au cours des siècles. En effet, les premières éditions du Zohar remontent à 1560 à Mantoue et à Crémone. Et pourtant, l'œuvre présente une certaine unité, même si les idées sur Dieu, l'univers et l'âme humaine ne sont pas systématiquement exposées.

L'élément qui git au fondement même de l'œuvre peut être qualifié de midrash mystique : l'étude des sources montre, à l'évidence, que le génie littéraire de Moïse de Léon ne saurait expliquer, à lui seul, pas même une simple partie de sa production. De fait, le Zohar utilise des termes castillans (synagoga ou esnoga), parle de servante chrétienne (comment concevoir un tel phénomène si, comme on le dit, le Zohar a été composé par Rabbi Siméon ben Yohaï, Tanna palestinien du IIème siècle ?), élabore à sa façon des thèmes philosophiques provenant du Kuzari de Ha-Lévi, du Guide des égarés de Maïmonide et des commentaires bibliques (sur le Pentateuque et le livre de Job) de Moshé ben Nahmane, et cite des prières selon une version qui remonte à l'époque des Guéonim (du VIème au Xème siècle). Les kabbalistes eux-mêmes furent, dès l'origine, effleurés par le doute. Un penseur juif de l'époque, Isaac d'Akko, relate ses conversations avec la veuve et la fille de Moïse de Léon qui ne parviennent pas, malgré leurs dénégations, à chasser le doute et la suspicion de son esprit. Plus tard, Léon de Modène (XVIème siècle) contestera avec force l'antiquité supposée du Zohar et tentera de prouver que la tradition du judaïsme authentique n'est guère mystique. Il fut précédé en cela par un excellent penseur juif de la fin du XVème siècle, Eliya Delmédigo (1460-1493), qui formula contre la théurgie kabbalistique les premières critiques sensées. Au XVIIIème siècle, le sage Jacob Emden (mort en 1776) se fera l'implacable censeur du Zohar au point que des savants du XIXème, tels Heinrich Grætz et Abraham Geiger, reprendront la plupart de ses conclusions. Adolphe Jellinek, prédicateur à Vienne et fin connaisseur de la littérature ésotérique, avait lui aussi, abondé dans le même sens.

Un mot à présent du contenu doctrinal de l'ouvrage qui, n'en déplaise à ses censeurs, a marqué l'âme religieuse juive de manière indélébile. Le Zohar se signale au lecteur surtout par sa théosophie, à savoir sa volonté de scruter la vie intime de la divinité. Il nous parle du Deus absconditus, En-sof, (Sans-fin) qui est en soi un monde impénétrable et inconnaissable. A partir de cet univers scellé au regard humain dérive (on ne sait comment) l'univers séfirotique par lequel Dieu se fait connaître de ses créatures. Moïse de Léon n'emploie pas très souvent le terme sefira mais le symbolisme qu'il utilise est transparent : au sommet de l'édifice sefirotique se trouve Kéter (couronne) qui n'est pas forcément confondu avec En-sof. Kéter forme avec hokhma (sagesse) et bina (discernement) une sorte de triade soustraite aux regards de l'intelligence humaine. Suivent héséd (grâce) et geburah (bravoure) ou bien din (jugement). La sixième sefira, appelée tif'érét (beauté) ou rahamim (miséricorde) a une position centrale et est censée rétablir l'équilibre entre les forces de la rigueur et celles de la bonté. Cette sefira est aussi le symbole de la shekhina supérieure. Nétsah (pérennité) et hod (splendeur ou majesté divine) précède yesod (fondement), l'avant-dernière sefira. C'est malkhout (le royaume) qui achève l'édifice sefirotique. Le Zohar nomme cet édifice l'univers de l'unité. En plus d'une exégèse biblique fortement symbolique, le Zohar se livre à des représentations assez curieuses, comme, notamment, la migration des âmes ; il est réservé, cependant, face à des transmigrations dans des corps d'animaux et préfère limiter ce processus à des entités humaines. Sa conception de l'âme humaine, du mal et de la vie dans l'au-delà trahissent ce même penchant ésotérique qui a su s'imposer de l'âme juive. D'une certaine manière, le Zohar a supplanté le Guide des égarés dans de larges couches de la religion juive populaire.

La débâcle du rationalisme postmaïmonidien, consécutive à l'expulsion des juifs de la péninsule ibérique, fut elle-même suivie, moins de deux siècles après, par une autre catastrophe à la fois politique et spirituelle : la crise du messianisme portée à son paroxysme par Sabbataï Zewi (1626-1676) dont les errements précipitèrent le judaïsme de son temps et des décennies suivantes dans le désarroi et le chaos. Nous ne chercherons pas à nous appesantir sur cet aspect des choses. La publication du Traité Théologico-politique de Spinoza et la crise de la conscience européenne, l'amorce du Siècle des Lumières et la naissance en 1729 de Moïse Mendelssohn changent du tout au tout le physionomie du judaïsme européen aux yeux duquel la mystique fait désormais figure de phénomène marginal. Le sabbataïsme avait épuise le crédit de la kabbale pour les siècles à venir. Hormis quelques ilôts de kabbalistes isolés et privés d'influence, l'esprit du temps était imprégné de rationalisme et de critique des traditions religieuses ancestrales. Même le mouvement hassidique du Baal Shemtov commençait tout juste à émerger.

Chaque fois que les juifs se croient bien intégrés dans une aire culturelle déterminée ils offrent à celle-ci une nouvelle traduction de leur Bible : ce fut le cas dans l'Antiquité sous Ptolémée Philadelphe avec la Septante (voir la Lettre à Aristée), ce fut le cas avec Saadya gaon au milieu du XI siècle. Mendelssohn ne fera pas exception à cette règle.

Pour qui donc Mendelssohn et son équipe - car il s'agit bien d'une œuvre collective - ont-ils écrit le fameux Bi'ur ? Il était de tradition chez les juifs, surtout à l'époque médiévale, de ne jamais mettre en avant leurs élans de leur créativité personnelle et d'écrire à la seule fin d'exalter les mérites de la religion ancestrale. Mais il était aussi admis, lorsque l'on souhaitait prendre place dans la longue lignée des continuateurs de la tradition, d'écrire des ouvrages destinés à l'édification de ses propres descendants. Mendelssohn lui-même n'a pas dérogé à cette règle d'or : il prétendit avoir rédigé son commentaire de l'Ecclésiaste (1770) à la seule fin d'élever son fils aîné Joseph dans "la vénération rationnelle de Dieu". Cependant, pour une œuvre de la dimension du Bi'ur une telle motivation serait purement formelle : Mendelssohn conçut le projet d'écrire son Bi'ur afin de donner une certaine consistance aux idéaux de la Haskala, les Lumières juives, dont il se voulait à la fois l'héritier et le promoteur. En insérant dans l'univers encore fermé de la tradition judéo-allemande un ouvrage qui n'était rien moins qu'une réécriture des textes fondateurs de la religion d'Israël il entendait imposer sa propre conception du judaïsme. Les auteurs allemands les plus éminents avaient probablement toutes les raisons de couvrir d'éloges les traductions bibliques de Mendelssohn ; mais pouvait-on en dire autant des juifs ? Dans un texte rédigé en 1862 un éminent lettré hongrois du siècle dernier, Léopold Löw, qui écrivit une large part de ses œuvres en langue allemande, relevait que dans une lettre au Conseiller d'Etat Klein en date du 29 août 1782 Mendelssohn marquait son opposition à l'usage du judéo-allemand : le Bi'ur lui-même n'était que l'illustration de cette tendance. Et Löw de rappeler que Mendelssohn, tout bien considéré, n'avait été que le "Germanisator" des juifs vivant dans l'aire culturelle germanique. Il signale aussi que des hommes aussi érudits que Néhémie Trébitsch, Ezéchiel Landau et Moses Sofer [1] de Pressbourg ne souhaitaient pas s'assimiler au plan linguistique.

Dans une étude remarquable sur le Bi'ur, Werner Weinberg, l'éditeur de cette traduction commentée dans l'edition du jubilé, montre que deux malentendus s'étaient noués autour de l'entreprise mendelssohnienne : faire du Pentateuque un manuel d'exercice de langue allemande et donner le coup de grâce au judéo-allemand. De tels présupposés expliquent, voire même rendent nécessaires les préventions de certains milieux à l'endroit de cette œuvre. On sait que Pérets Smolenskin est allé jusqu'à dire que Mendelssohn avait "désacralisé" la langue hébraïque faisant de la gloire et de l'esprit d'Israël "des parfumeuses, des cuisinières et des boulangères" (I Samuel 8;13) [2]. Weinberg situe l'origine de ce malentendu dans une lettre du 29 juin 1779, adressée à August Hennings, où le Bi'ur est censé être "Dieses ist der erste Schritt zur Cultur" ! Or ce dieses (cela) renvoie à une meilleure traduction du Pentateuque. Par ailleurs, le Hochdeutsch, l'allemand [3] académique et grammaticalement correct était déjà utilisé par les juifs de cour et les présidents de communautés dans leurs relations officielles avec les autorités. Mendelssohn ne saurait donc être considéré comme l'origine absolue d'une telle mutation linguistique qui aboutit à la relégation du judéo-allemand… Il cherchait surtout à donner aux enfants juifs la possibilité d'étudier "la parole de Dieu dans une langue poétique et correcte". N'écoutez pas, dit-il, ceux qui tournent en absinthe le jugement… (Amos 5;7) et qui veulent que nos enfants soient comme ce que dit le prophète Amos (8;12) : Alors ils fuiront d'une mer à l'autre, ils rôderont du nord jusqu'au levant, pour chercher la parole de Dieu mais ils ne la trouveront pas.

Abraham Geiger écrivit dans ses oeuvres posthumes (vol. II, p 204) que "dans son Bi'ur Mendelssohn se présentait à nous plus comme un superbe archictecte que comme un génie créateur". Quant au célèbre historien Heinrich Grätz il déclara (vol. XI, p 50) que "l'autonomie interne des juifs s'origine de cette traduction commentée du Pentateuque" [4]. Mendelssohn est l'auteur du commentaire de la première péricope de la Genèse, auquel Simon Dubno ajouta quelques remarques d'ordre grammatical. Tout le reste du livre de la Genèse fut pris en charge par Dubno lui-même. Le commentaire de l'ensemble du Lévitique est dû à Naphtali Herz Wessely. On trouve même une liste de passages controversés pour lesquels Mendelssohn et Wessely proposaient des interprétations divergentes. Parlant des commentaires des livres des Nombres et du Deutéronome Mendelssohn écrivait qu'il avait été aidé par des amis qui souhaitaient demeurer anonymes. On pense, cependant, à des hommes comme Aron Yaroslaw et Herz Homberg.

Dans la première partie de sa volumineuse introduction Mendelssohn se préoccupe de la paternité littéraire du Pentateuque. Il admet l'opinion talmudique selon laquelle Moïse a même écrit les huit derniers versets de la Tora (Baba Batra, 14b). Il reconnaît aussi que l'hébreu fut la langue dont Dieu se servit pour parler à Adam, aux patriarches, à Moïse et aux prophètes. Il cite aussi les travaux d'Azaria de Rossi et d'Elie Lévita. Les traductions bibliques ne sont pas oubliées : Mendelssohn cite celles en araméen, en grec et en arabe de de Saadya Gaon. Mais il juge sévèrement la version judéo-allemande de Jequtiel Blitz, publiée en 1676-1678 : "son intention était, certes, bonne mais le résultat est tout sauf satisfaisant car le traducteur n'a pas saisi la nature de la langue hébraïque ni l'essence de son style. Le lecteur qui domine l'allemand sera choqué par sa traduction…"

A la fin de son introduction Mendelssohn traite des parties du discours et de leur usage. Il explique que même le traducteur le plus doué ne pouvait transposer un texte d'une langue à une autre sans proposer des ajouts ou commettre des omissions. On peut donner un exemple de la virtuosité de Mendelssohn : en Exode 2;2 [heb. : wa-téré oto ki tov hu= elle vit qu'il était beau (La Pléiade)] le terme hébraïque tov est assez délicat à traduire. Luther l'avait traduit par fein [fein Kind] tandis que Mendelssohn a jeté son dévolu sur wohlgebildet [de bonne constitution]. Mendelssohn et Luther traduisaient respectivement le premier verset du premier Psaume comme suit :

" Heil dem Mann, der nicht kömmt in den Rath der Frevler, der nie betrat den Weg der Sünder, nie saß, wo Spötter sitzen…"
"Wohl dem, der nicht wandelt im Rath der Gottlosen ; noch tritt auf den Weg der Sünder ; noch sitzet, da die Spötter sitzen". Mendelssohn traduisait ainsi le verset 12 du chapitre II de la Genèse : das Erz Bedolach und den Stein Schoham, là où La Pléiade donne : là se trouve le bdellium et la pierre d'onyx. En Deutéronome 14;5 Mendelssohn n'hésitait pas à écrire : das Thier Jachmur… das Thier Dischon… das Thier Samer, là où La Pléiade donne : cerf, gazelle, daim, bouquetin, antilope, buffle, chevreuil. Lorsqu'il rencontrait des expressions qui lui semblaient mériter à la fois une traduction mais aussi une paraphrase Mendelssohn se résoud à insérer cette dernière dans une parenthèse : Exode 4;10 [lo ish devarim anochi]= La Pléiade : Je ne suis pas un beau parleur. Mendelssohn rend comme suit : Ich bin kein Mann von Worten (d.h. kein guter Redner : je ne suis pas un bon orateur). Et la suite du verset : denn ich bin ein Mensch von schwerem Mund und schwerer Zunge (d.h. der Mund und Zunge nicht brauchen kann, wie er will).

Exode 3;14 avec son intraduisible expression Ehyé asher Ehyé est rendu ainsi par Mendelssohn : ich bin das Wesen, welches ewig ist ; das ewige Wesen, welches sich nennt : ich bin ewig, hat mich zu euch gesandt. Et dans le commentaire Mendelssohn ajoutait : il n'existe pas en allemand de meilleur terme qui puisse rendre à la fois l'être d'existence nécessaire et providentiel.…

L'essai de Mendelssohn se révéla être un coup de maître mais il ne tarit point la source d'inspiration judéo-allemande. Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888) prit courageusement la relève afin d'insuffler un autre esprit aux traductions juives de la Bible en allemand. Il traduisit le nom de Dieu par Gott et en Exode 3;14 il n'hésite pas à écrire EHYE asher EHYE en … caractères hébraïques. On pourrait assurément parler de la belle traduction allemande du Pentateuque par Léopold Zunz, le père-fondateur de la Science du judaïsme. Le plus important est pourtant un renvoi à la traduction (ou plutôt germanisation : Verdeutschung der Schrift) de l'Ecriture de Franz Rosenzweig et de Martin Buber qui, par certains égards, s'apparente à l'œuvre de notre Maître André Chouraqui auquel le prophète Zacharie (14;9) finira bien un jour par donner raison :

we-haya ba-yom ha-hu ihyhé ha-SHEM éhad et shemo éhad : Yahwé sera unique et unique son nom.

Maurice-Ruben HAYOUN
Professeur des Universités
Secrétaire Rapporteur du Consistoire de Paris


BIBLIOGRAPHIE


- Hayoun, Maurice-Ruben : - Le judaïsme moderne, PUF, Que sais-je ?, Paris, 1992 ;
      - L'exégèse philosophique dans le judaïsme médiéval, Mohr, Tubingen, 1992.

- Idel, Moshé : Kabbalah : New perspectives, New Haven & Londres, 1988.

- Juda ben samuel le hassid : Le Guide des hasidim. Paris, 1988.

- Krauss, Samuel : Talmudische Archeologie, Leipzig, 1911.

- Langer, Georg M. : L'érotique de la kabbale, Acte Sud, Solin, 1990.

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- Löw, Leopold : Die Lebensalter in der jüdischen Literatur, Szegedin, 1875.

- Scholem, Gershom : - Les grands courants de la mystique juive, Payot, Paris, 1988 ;
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      - Les origines de la kabbale, Aubier, Paris, 1966 ;
      - Le messianisme juif, Calmann-Lévy, Paris, 1974 ;
      - La mystique juive : les thèmes fondamentaux, Cerf, Paris, 1985 ;
      - De la création du monde jusqu'à Varsovie, Cerf, Paris 1990.

- Schulze, Walter : "Der Namensglaube bei den Babyloniern", Anthropos, 26, 1931, pp. 895-928.

- Zunz, Leopold : "Namen der Juden", in Gesammelte, Schriften II, Berlin, 1876.


NOTES ET RÉFÉRENCES


[1] Dans une lettre en date du 9 avril 1839 (peu avant sa disparition), adressée au Grand rabbin Schwab de Budapest, le Sage de Pressbourg rappelait une discussion contenue dans une guemara du talmud de Jérusalem qui interdisait de donner la préséance à une langue autre que l'hébreu.

[2] Ma'amarim, Jérusalem, 1925, vol. III, p. 223. Cité par Weinberg, p. 201, note 17.

[3] Voir Schalom Ben-Chorin, Jüdische Bibelübersetzungen in Deutschland, LBIYB 4, 1959, pp. 311-322.

[4] Cité par Henry Englander, Mendelssohn as translator and exegete, HUCA VI, 1929, p. 333.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 14 - Avril 1999

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