HÉLÈNE TROCMÉ-FABRE

Apprendre aujourd'hui à lire et écrire
Le livre de la vie



Le regard que le monde éducatif porte sur le 11 Septembre 2001 et sur son propre questionnement concernant "l’après", ce regard ne peut faire l’économie de l’ "avant". Pendant des siècles où "l’accès au savoir" était entre les mains du maître, le verbe apprendre a été le synonyme d’être enseigné et les savoirs de base ont été ceux de l’École. Aujourd’hui, grâce aux avancées des recherches sur l’organisme apprenant que nous sommes, nous comprenons qu’apprendre est un processus qui s’inscrit dans la durée, et qu’il est beaucoup mieux défini par les termes proposés par Francisco Varela : "entrer dans un chemin de transformation".

Le paradoxe du monde contemporain du 11 Septembre 2001 est que les changements dûs aux avancées des sciences et des technologies n’ont pas provoqué dans le monde éducatif un rapide bouleversement conceptuel. Les données qui nous éclairent sur la vie et le vivant sont encore réservées aux spécialistes et sont affaire de biologistes. L’École, régie par le souci d’efficacité, n’a pas encore découvert que le vivant n’est ni mesurable ni quantifiable et que la vie cognitive ne se laisse réduire ni à des prévisions ni à des chiffres ni par des statistiques.

Apprendre est, comme le vivant, fait de gestes simples, quotidiens (une rencontre, une parole, un regard nouveau) qui tissent notre reliance à l’environnement, aux autres et à nous-même. Cette réalité exige que le monde éducatif devienne apprenant lui aussi; qu’il remette en question certains concepts fossiles (causalité, objectivité, origine, temporalité...); qu’il dépoussière le vrais-faux débats sur l’inné et l’acquis, sur le réel ou l’information-entité; qu’il accompagne l’apprenant dans sa découverte du pluriel des mots "logiques", "mémoires", "intelligences", "langages", "niveaux de réalité"... ; qu’il encourage l’émergence de concepts dynamiques et novateurs d'auto-organisation, structuration, potentialisation, actualisation, complexification, transdisciplinarité.... C'est à ces conditions et à ce prix que l’apprenant, après le 11 Septembre 2001, pourra s’ouvrir et participer à l’écriture du livre de la vie. Rappelons que le mot "livre" vient du latin "liber", qui signifie "la partie vivante de l’écorce sur laquelle on écrivait"

Les pages de la vie parlent d’émergence, d’innovation, d’échange, de renouvellement, de reliance, d’interconnexion, de reconnaissance... Parce que le vivant est autre d’instant en instant, parce qu’il est en perpétuel mouvement et en devenir, le monde éducatif a pour rôle de guider celui qui lui est confié dans sa lecture des mots-clés du vivant. Son rôle est précisément de construire avec les briques du vivant les interactions entre les partenaires éducatifs.

Parce que notre organisme humain est doté d’un système nerveux central (son cerveau), notre fonctionnement de base est une boucle qui relie nos perceptions sensorielles et nos actions. Lorsque cette boucle n’est pas nourrie de sens, lorsqu’elle n’est pas ancrée dans notre histoire, lorsque nous sommes dépossédés de la relation signe-sens, lorsque nous ne sommes pas auteurs de ce que nous voyons, comprenons, ressentons, lorsque les conditions d’actualisation de tous nos "possibles" ne sont pas présentes, alors la violence se libère, sous une forme ou sous une autre : violence contre soi-même, violence contre les autres, violence d’un langage quotidien linéaire, prêt-à-dire, stagnant sous le verbe "être" (la grande machine à étiqueter la réalité), ou cloisonné dans des compartiments étanches et sclérosés par le verbe "avoir" (le grand englueur de nos relations aux objets, aux autres, et à nous-même). Quand la violence se libère, l’écriture de la vie est effacée. Plus rien ne s’inscrit ni ne se lit "dans la durée au-delà de la durée" (l’une des définitions de la vie). L’oubli redoutable et mortel du visage de l’Autre règne en maître. Ce monde-là a chassé l’émergence.

Ce n’est pas le monde que nous voulons contribuer à construire. Un programme inépuisable de reliance attend les partenaires des situations éducatives. L’éventail des outils, démarches et activités de reliance est infiniment vaste, comme est vaste celui qu’on accompagne dans son élan d’apprenance, jusqu’à ce qu’il sache qu’il est un être en devenir. Se reconnaître en devenir : n’est-ce pas la compétence-clé du vivant ? Elle contient toutes les autres et elle se place, plus que jamais, au coeur de nos préoccupations éducatives.

Hélène TROCMÉ-FABRE
Docteur en linguistique, Docteur en Lettres et Sciences Humaines

October 2, 2001


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 16 - Février 2002

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