HELENE TROCME-FABRE

Trans-apprendre : Apprendre au-travers, entre et au-delà 1



Parce que l’histoire de notre cerveau est une longue histoire d’interfaces, de reliances et d’échanges, ce texte propose de montrer la nature collective du processus engagé par et dans l’apprentissage. Celui qui apprend, en réalité, ne peut que trans-apprendre : quel que soit le domaine de son apprentissage, il apprend au travers, entre, et au-delà [1]. L’exemple d’approche transdisciplinaire proposée ici est l’apprentissage d’une langue étrangère. L’aspect collectif apparaît au niveau des relations ré-entrantes (selon le terme d’Edelman) entre les partenaires et les composantes de la situation éducative :

apprenant doublefleche enseignant doublefleche contexte (institutionnel, familial, social, économique..)

Le regard que nous portons sur la réalité quotidienne (surtout la façon dont nous vivons l’espace-temps) est formaté par notre langue et notre culture. L’apprentissage d’une autre culture et d’une autre langue exige que nous portions un autre regard, changions d’attitude, ré-organisions et re-structurions notre système langagier tout entier. Sont à construire de nouvelles postures corporelles, une nouvelle répartition de l’énergie phonatoire et respiratoire, l’activation de nouveaux muscles, l’élargissement du spectre acoustique et auditif, de nouvelles relations entre l’oral et l’écrit, de nouveaux parcours entre les quatre savoir-faire langagiers. Autrement dit, contrairement à ce qu’on croit, il ne s’agit pas d’emprunter un autre vocabulaire, une autre grammaire, une autre prononciation. Il s’agit de mettre en place un nouveau travail cognitif. Vu sous cet angle, on comprend mieux les résistances de certains apprenants aux méthodes dites classiques, qui isolent les éléments de la langue à l’intérieur de cloisons étanches étiquetées lexique, syntaxe, phonologie… Il est grand temps de comprendre que c’est le corps tout entier de l’apprenant qui est à l’œuvre dans l’espace et dans la durée de son apprentissage. Il est aussi grand temps de reconnaître qu’apprendre exige de ré-organiser la reliance à l’environnement, aux autres et à soi-même.

Pour accompagner des adultes français apprenant l’anglais, j’ai dû traverser (transgresser) les frontières de ma discipline d’origine, la Linguistique. En effet, à force d’entendre des personnes adultes douter d’être capables d’apprendre, je suis allée frapper à la porte de neurobiologistes, j’ai osé questionner les neurosciences et les sciences cognitives naissantes, l’approche systémique, la Sémantique Générale. J’ai fréquenté des acousticiens, des phonologues, des phonéticiens… Une moisson de gestes pédagogiques en a résulté. Aujourd’hui, je peux résumer cette démarche par une idée-force, une valeur- phare, et le respect des trois logiques du vivant.

Une idée-force

Le vivant a en lui un immense potentiel : potentiel d’observation, d’adaptation, de choix, de transformation, de réparation, d’innovation, d’échange, d’apprentissage. Ces potentialités du vivant n’ont d’autres limites que celles imposées par nos cultures et nos représentations. Traduits en termes éducatifs, cela signifie qu’il revient à tous les partenaires de la situation éducative de créer les conditions favorables pour que s’actualisent les capacités non-encore actualisées que chacun héberge en soi. Autant dire qu’une longue marche est à inventer, celle d’une nouvelle ingénierie de l’apprentissage, proposant un cahier des charges qui respecte la logique des différentes étapes du savoir-apprendre. Ces étapes sont abordées dans [2].

L’espace de dialogue et de résonance entre l’Autre culture et soi-même est une exigence du vivant. Pour l’auteur japonais Bin Kimura, l’entre est l’espace déployé où le soi se rencontre lui-même, rencontre autrui et le monde [3]. Parce que nous sommes des êtres de langage, cet entre est à construire à chaque instant pour que le dialogue puisse avoir lieu dans le parcours éducatif. C’est ainsi que, depuis plusieurs années et auprès de publics très divers en France et à l’étranger, je propose, dès la première étape du parcours éducatif, un travail de conscientisation (le terme est de Paulo Freire), qui fait apparaître - et accepter - la diversité des représentations que chacun attribue au mot du thème étudié (apprendre, transmettre, autonomie, erreur…). Cinq questions sont posées en avant-première du parcours. Elles permettent de constituer un matériau commun sur lequel construire un contenu et une démarche collective :

  1. Lorsque je pense apprendre, quels sont les 3 mots qui me viennent à l’esprit ?
  2. Quelle image me vient quand je pense apprendre, c’est comme...
  3. Qu’est-ce qui m’aide à apprendre ?
  4. Qu’est-ce qui me freine pour apprendre ?
  5. Qu’aimerais-je explorer, découvrir, comprendre concernant apprendre ?

Entre la réalité de chacun, un matériau d’une très grande richesse s’élabore, qui devient le point de départ de la mise en structure des différents je qui apprennent avec les autres, grâce aux autres, par et pour les autres. Lorsque le cadre scolaire privilégie l’apprentissage individuel, il s’en trouve considérablement appauvri. Il est temps de rendre à l’acte d’apprendre sa dimension de processus collectif.

Une Valeur-Phare

Ni l’information, ni le savoir n’ont de réalité en soi. Nous percevons ce que nous voyons, entendons, comprenons à travers notre histoire. Le sens que nous attribuons aux choses, aux évènements, à ce qui arrive… varie selon l’éclairage, l’angle et le point de vue de chacun, et selon sa biographie. Un même objet, éclairé sous un angle différent, paraîtra autre, mais des objets différents (un cylindre, une sphère, un cône) éclairés par la même source de lumière, projetteront une ombre identique [4]. Nous pouvons donc à la fois comprendre nos différences, nos ressemblances et nos capacités de changement. Changer de perspective permet de découvrir que se connaître et connaître les autres sont deux opérations reliée [5]. Un changement radical d’éclairage consiste à quitter l’espace-temps binaire, linéaire, irréversible construit par nos cultures occidentales, pour entrer dans le rythme ternaire du vivant : avant, pendant, après. Dans un parcours d’apprentissage, ces trois temps sont indispensables. Avant signifie déblayer le terrain, faire face à nos représentations, accepter la diversité, repérer sur quelles valeurs construire, chercher comment répondre à la question cruciale : au nom de quoi… je fais ce que je fais, je dis ce que je dis, je crois ce que je crois ?. Pendant se réfère à la durée où ont lieu le contact, la rencontre, le couplage, selon le terme de Francisco Varela avec le réel (lecture, visionnement, écoute…). Après se réfère aux activités d’ancrage, d’approfondissement, de recontextualisation, de questionnement qui permettent à celui qui apprend de ré-organiser ses connaissances et de créer un nouvel état des lieux.

Les trois logiques du vivant

La démarche transdisciplinaire s’inscrit tout naturellement dans la fidélité et le respect des lois du vivant. Au cours de son histoire, la phylogenèse et l’ontogenèse du vivant ont obéi – et obéissent toujours – à trois logiques essentielles qui devraient être toujours présentes dans toute démarche éducative :

- La première logique est une logique qui régule les relations de l’organisme à son environnement, et qui règle donc l’équilibre de cet organisme entre l’interne et l’externe, entre le local et le global, entre l’individu et son contexte. Le respect de cette logique se fait en plusieurs étapes, traduisibles en actes pédagogiques adaptés à chaque domaine et à chaque partenaire (apprenant, enseignant, responsable institutionnel, commanditaire…) :

  • L’ancrage sensoriel permet de se contextualiser, de reconnaître ce qui enracine toute situation dans un ici et maintenant ;

  • Reconnaître la complexité de toute situation, s’ouvrir par conséquent à la biodiversité, à la pluralité, à l’infiniment petit, l’infiniment grand, l’infiniment complexe ;

  • Organiser la complexité (avec les outils de notre culture, évidemment !) ;

  • Laisser émerger le sens, ancrer le nouveau dans sa propre histoire.

- La deuxième logique est une logique d’adaptation qui gère le besoin de tout organisme vivant d’être relié aux autres, c’est-à-dire être responsable et partenaire, s’engager, d’innover et entrer en réciprocité. Dans le domaine de l’apprentissage, cela signifie que soient proposées des activités d’échange réciproque, des pratiques collectives (par exemple l’analyse collective des dysfonctionnements), des créations en commun dans le respect de l’apport de chacun, des communautés d’apprenance (par exemple explorer à plusieurs les représentations d’un concept).

- La troisième logique, considérée comme la dernière en date dans l’histoire du cerveau, permet de gérer la relation à soi-même. En ce qui concerne tout particulièrement celui qui apprend et celui qui l’accompagne, cette relation à soi préside à la quête de sens et à la conscience d’être en devenir. L’enfant, dès sa naissance, se sait en devenir et il vit les lois du vivant. Il sait que c’est à lui d’accueillir le nouveau dans ce qu’il sait déjà (sans doute la plus belle définition de ce qu’est apprendre). Mais l’adulte, pris dans sa culture, oublie qu’il lui revient de ré-organiser son système de connaissance à chaque interaction. Se savoir en devenir devrait être le mot-clé à la base de tout système d’évaluation en éducation, (…et dans le domaine de la santé). Ceci a l’avantage de prévenir toute (auto- et hétéro-) condamnation à rester celui ou celle qui a été jugé(e) à un moment donné. -

Il n’y a pas de conclusion à apporter à une approche transdisciplinaire puisqu’elle est, par nature, dynamique, en reliance avec ce qui la précède et ce qui la suit. L’approche transdisciplinaire est, par essence, en devenir. Celui et celle qui la pratiquent ne peuvent qu’être les témoins du pourquoi, du comment, du vers quoi par lesquels ils ont construit un parcours partagé.

Hélène TROCME-FABRE
Docteur en Linguistique et Docteur en Lettres et Sciences Humaines
La Rochelle, France


Note

1 Le terme transapprendre a existé dans la pensée d’Henri Desroche, qui a été, très tôt, un passeur de frontières. Cf l’ouvrage en hommage à H. Desroche, dir. Emile Poulat et Cl. Ravelet, L’Harmattan, 1997.

Références

[1] Basarab Nicolescu, cf le vidéogramme Né pour apprendre, ENS Editions, Lyon.

[2] Hélène Trocmé-Fabre, L’arbre du savoir-apprendre, Editions Etre et Connaître, ré-édition 2004.

[3] B. Kimura, L’Entre, Million, 2000, p.6.

[4] Cet exemple est celui de Viktor Frankl, cité par Ch. Hampden-Turner, L’Atlas de notre cerveau, Les Ed. d’Organisation, 1990.

[5] Edward T. Hall, Le langage silencieux, Points Seuil, 1984.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 18 - Mars 2005

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