LA MORT FAIT PARTIE DE LA VIE

 

 

 

 

La mort  reflète notre vision de la vie : à une vie superficielle, sans âme et sans esprit, correspond une mort dénuée de sens qui débouche sur le tragique sordide du néant. C’est pourquoi la mort est aujourd’hui, probablement plus qu’hier, profondément angoissante et dérangeante. La mort  ne fait plus partie de la vie, et n’a plus sa place parmi les valeurs fondatrices de notre société. Malraux se demandait ce qu’était devenue une civilisation qui ne savait plus construire des tombeaux.

Dans un raccourci bien symbolique, on oppose aujourd’hui la mort à la vie. Ne faudrait-il pas plutôt opposer la mort à la naissance ? Nous nous émerveillons de la naissance alors que c’est une mort à la dimension du non manifesté, d’où nous venons et dont nous ignorons tout. Ex-sistere, c’est se tenir à l’extérieur. Et à l’inverse nous avons peur de la mort alors qu’elle est naissance ou renaissance à ce non manifesté.

La mort insulte en permanence les valeurs de la modernité: elle rend illusoire le monde du paraître, de l’avoir, du progrès, de l’individualité égocentrée. C’est pourquoi la mort n’est plus une délivrance, mais un ennemi à combattre. Elle n’est plus un départ mais un aboutissement, un terminus. Depuis la fin du Moyen-Age et les grandes épidémies qui l’ont ravagé, la mort est représentée de façon hideuse et ridicule, comme un squelette armé d’une faux emportant dans une danse infernale toutes les classes de la société. Dans cette symbolique, aucune sérénité, aucune délivrance mais un message de peur.

Les penseurs et même les théologiens du début de la Renaissance conçoivent un homme non plus triple – corps, âme, esprit - mais duel, composé seulement d’un corps et d’une âme-psyché, un homme coupé de sa racine de vie qu’est l’esprit. Cette involution réductrice sera parachevée par Descartes. Avec la modernité se dessine donc la vision d’un homme fait de matière, un homme amputé de l’esprit et bientôt amputé de l’âme, donc de la conscience. Aujourd’hui, pour certains, la conscience et ses états ne sont que le sous-produit de l’activité neuronale. L’homme d’aujourd’hui, né du hasard et totalement fait de matière, peut avoir légitimement peur de la mort. Quelle monnaie d’échange donnera-t-il au passeur ?

Toute notre société est construite sur la domination de la matière, de la forme, du quantifiable et pour finir du virtuel. Nous pensons qu’il n’y a rien en-dehors de ce monde physique que nous croyons connaître. Le problème quand on a tout misé sur la forme, c’est que cette forme est vouée à la mort. La mort ne concerne pas l’esprit et très peu l’âme. L’âme ne disparaît seulement que lorsque la conscience s’est identifiée avec sa racine de vie, l’esprit : ce n’est d’ailleurs pas une mort, c’est une fusion.

Les problèmes de l’âme, de la conscience ont été abandonnés aux poètes, aux religieux, le cas échéant  aux psychiatres. Or, la poésie se vend mal, les psychiatres n’ont rien à dire sur la mort et, curieusement, les  religions non plus. Elles ne nous parlent pas de la mort, mais de l’après mort, pour nous promettre un paradis en forme de récompense.

L’homme d’aujourd’hui en se laissant voler sa mort s’est fait voler sa vie. Il est devenu un nain qui rase la terre alors que peut-être est-il est un géant qui pourrait côtoyer le ciel. Il croit qu’il n’a qu’une existence alors que son âme embrasse l’éternité des cycles, et sa conscience l’éternité de l’instant. Il pense que le réel se confond avec le matériel. Pour s’enrichir il préfère le calcul plutôt que la méditation. Enfin, la mort qui va lui ravir ses éphémères conquêtes ne l’empêche pas de penser  qu’il est supérieur aux autres espèces, et il se croit autorisé à les exploiter, voire à les exterminer impunément.

Pour savoir ce qu’est la mort il faut savoir ce qu’est la vie. Or, la vie, ce n’est pas seulement consommer, être reconnu, paraître, affirmer son individualité. Avant tout cela,  la vie est une énergie qui se manifeste selon deux polarités, esprit et matière. La vie pour se manifester a besoin d’un Père et d’une Mère. L’esprit, c’est l’énergie de la vie à son niveau vibratoire le plus haut. La matière c’est la même énergie à son niveau vibratoire le plus bas. Avec la rencontre de l’esprit et de la matière apparaît  la conscience. La forme est l’épouse de l’esprit, et de ces noces naît la conscience qui doit  réaliser l’union entre le haut et le bas, reconstituer l’unité première qui a été séparée. C’est l’alchimie permanente de la vie.

La vie est donc triple dans sa manifestation : elle est esprit, matière et conscience ou âme. Qu’est-ce que l’âme ? C’est ce qui anime la forme et fait le lien entre l’esprit et la matière. Le but de l’âme, c’est d’élever la matière au ciel. C’est pourquoi l’âme se confond souvent avec l’amour dont on dit qu’il est plus fort que la mort.

Qu’est-ce que la mort ? Rien de plus que la vie qui se libère de la prison de la forme. Il y a mort lorsque l’âme décide de se retirer du véhicule qu’elle a emprunté pour faire ce long voyage en direction de sa source, de sa racine de vie. Elle se retire parce que, pour diverses raisons, ce véhicule n’est plus porteur d’évolution. Elle choisira donc un autre véhicule mieux adapté à la poursuite de son voyage vers l’Absolu.  La mort, le plus souvent,  sanctionne la fin de notre capacité ou de notre volonté d’apprendre, d’évoluer, de nous transcender. Mais la mort peut être aussi un message que notre âme décide d’adresser par amour à certains qui restent. Du point de vue de l’âme, la mort est une libération, car l’unité centrale, l’esprit, est prisonnier de la forme. La coque doit être brisée pour que le noyau puisse transmettre vie ou nourriture.

La mort laisse la place au vivant, au nouveau, pour que la vie conduise l’évolution de chaque forme à ce degré de perfection où est  reflétée la splendeur de sa réalité intérieure, l’esprit. Mais la forme est vouée à l’usure et à l’obsolescence, elle est crucifiée par l’espace et le temps. La mort rythme la respiration de la vie, mais ne l’a jamais arrêté, bien qu’elle affecte toutes les formes vivantes, depuis les plus microscopiques jusqu’aux étoiles et aux galaxies qui s’éteignent de leur belle mort ou dans la violence tourbillonnaire des trous noirs.

Le problème de la mort, bien sûr, c’est la perte de la continuité et de l’individualité de conscience. Le sommeil ressemble à la mort, mais l’être retrouve au réveil sa conscience qui avait disparu. Mais qui nous dit que la mort, ce n’est pas l’inverse du sommeil, et qu’on meurt comme on se réveille, en retrouvant la mémoire d’une vie dans le non-manifesté, mémoire que nous perdons en naissant ? Quand un enfant naît, il semble qu’il ne se souvienne de rien. Néanmoins, les hommes naissent différents : est-ce l’injustice du hasard, ou la conséquence d’une mémoire ? Quand son individualité meurt, l’homme pense que c’est la fin de la vie, alors que ce n’est peut-être que la fin d’une étape. Dans les dimensions du monde des causes, la vie est toujours présente dans sa racine, et l’âme qui est le fils de cette rencontre entre l’esprit et la matière va poursuivre le long travail de polissage qui l’amènera du carbone à la pureté du diamant. Il n’y a pas ma vie, ta vie, sa vie, il n’y a que la vie dans son unité, son unicité et son universalité.

La mort devrait amener l’homme à s’interroger sur le sens de son passage sur la Terre: si la vie est le résultat d’une volonté, c’est-à-dire d’une pensée, et non le fruit du hasard, alors ma vie est aussi le fruit d’une pensée, d’une volonté. Dans ce long apprentissage qui peut-être fera de l’homme un dieu marchant sur la Terre, quel est le sens de cette étape, de cette existence présente ? Que suis-je venu y faire, y apprendre, y  comprendre ? Qu’est-ce qui est attendu de moi ? A quoi servons-nous, et mieux, qui servons-nous ? Sommes nous les serviteurs de la vie ou au contraire sommes-nous asservis à nos désirs de vie ? Quel est l’obstacle que j’ai à franchir dans cette étape de mon ascension vers l’esprit, vers le divin créateur, vers le Père ?

Telles sont les questions qu’il serait préférable de se poser avant de mourir, faute d’avoir à remettre ce métier là sur l’ouvrage, dans des conditions plus difficiles. Il y a moins d’indulgence pour les redoublants, et encore moins pour ceux qui triplent. La reconnaissance du caractère illusoire de la mort ne doit pas conduire à un fatalisme paresseux ou résigné. Nous devons mener cette vie comme si elle était unique, et mourir en pensant à ce que nous aurons à comprendre et à faire dans la suivante. La mort doit nous amener à nous montrer digne de l’opportunité que nous donne notre naissance. La mort nous oblige à chercher sans cesse, à comprendre notre mission, notre but. C’est cela, donner du sens à sa vie.

Il est des êtres dont on dira que ce sont de jeunes âmes, qui vivent leur vie comme des aveugles et se cognent contre chaque obstacle. Il y en a d’autres qui savent ce qu’ils ont à faire dans cette vie et le réalisent avec sûreté et diligence. Mais pour chacun la mort est au bout car le pèlerinage est éternel vers cet Absolu qui ouvre les bras au fur et à mesure qu’on s’en approche.

Pour entrer dans cette acceptation de la mort qui n’arrête pas la vie, mais seulement la forme, il faut s’ouvrir à la musique de l’âme qui vibre dans notre cœur, entendre cette volonté subtile qui nous laisse libre de ne pas la suivre, et faire que cette volonté là soit faite, et non celle des désirs de notre individualité mortelle. La mort nous oblige à choisir la vie. Quand je nourris la forme et la matière je nourris la mort. Quand je nourris l’esprit je retrouve la  vie dans sa racine, qui est éternelle.

Ainsi la mort aujourd’hui plus que jamais souligne l’absurdité du monde que l’homme a construit et pour lequel il aliène sa liberté d’être. La mort lui montre que ses valeurs sont fausses car il a placé en haut ce qui aurait dû rester en bas, et qu’il a mis plus bas que terre le subtil, le spirituel, le transcendant. Mais la mort aujourd’hui a ceci de nouveau qu’elle ne concerne plus seulement les individus mais l’espèce  humaine: l’homme peut disparaître de la surface de la Terre si la forme humaine devient une prison pour l’esprit et que l’humanité ne parvient pas à prendre son envol vers des horizons d’amour et la pratique de justes relations. Alors, de même que l’âme retire le fil de vie qui la relie à un véhicule devenu impropre à la poursuite de son voyage, de même l’âme groupe de l’humanité peut décider de se retirer de la planète, ce que certains nous prophétisent déjà dans un langage moins métaphysique.

 

 

Jean-Yves LE FEVRE

 

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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