LES METAMORPHOSES DU « MOURIR AUJOURD’HUI »

 

 

 

J’emploie à dessein le terme de « mourir » pour souligner le fait que le verbe me paraît de nos jours plus adapté aux opérations complexes de notre condition liée aux nouvelles technologies que le substantif de « mort », issu davantage, me semble-t-il, des conceptions culturelles liées à la tradition.

 

Le mourir « exhibi-voyeuriste »

 

C’est le néologisme que je propose pour désigner la condition nouvelle à laquelle nous astreint la pratique massive des médias, en particulier la télévision.

D’une part, les médias n’ont de cesse de nous « montrer », au nom de l’actualité (slogan de CNN : « Be the first to know »), toutes les formes de morts violentes, les images de guerre culminant dans des vues inhumaines, jusque dans les détails des décapitations.

D’autre part, le comportement des téléspectateurs qui, longtemps réduits aux relations faites en différé par la presse, peuvent retrouver aujourd’hui la délectation morbide des gens qui assistaient jadis aux mises à mort, par pendaison, autodafé, guillotine, peloton d’exécution.

Exhibitionnisme et voyeurisme atteignent aujourd’hui des proportions qui font à la fois frémir le public et augmenter l’audimat.

C'est dans quoi excelle la chaîne américaine Fox, propriété du magnat Murdoch, dont l’une des émissions-phares consiste à suivre incidents et accidents au fur et à mesure qu’ils se déroulent. La contagion devient une condition majeure de la télévision que nombre d’autres stations dans le monde cherchent à imiter, trop souvent avec succès. A preuve les produits dérivés que sont les nombreux jeux et spectacles de «téléréalité».

Cette tendance est devenue l’un des constituants des médias, à preuve les propos du président de TF1, Patrick Le Lay, qui n’hésitait pas à affirmer : « Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective +business+, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible. »

Exhibitionnisme et voyeurisme excellent dans cette vente mortifère.

 

La mort « accidentelle »

 

Toutes les années, les morts de la route se comptent par centaines de milliers, effaçant dans chaque pays l’équivalent d’un village, d’une ville, d’une capitale, comme s’il s'agissait d’un phénomène naturel, du moins dans la représentation que nous nous en faisons. Ressenti il y a quelques années encore comme une « fatalité » imputable à une destinée inévitable, précisément le fatum, l’accident est aujourd’hui de plus en plus tenu pour quelque chose qui n’aurait pas dû se produire et donc - c’est le corollaire - qu’on aurait dû ou pu prévenir. Le concept d’« accident » s’associe pour nous au contingent, au fortuit ; tout au plus acceptons-nous une causalité biaisée sous les noms de « fautes de conduite », « excès de vitesse », « inattention », sans compter l’alcool et la drogue qui font rituellement figures de coupables

Le refoulement collectif auquel nous procédons a trouvé l’astuce d’inventer le terme d’« accidentologie »[1] qui, comme son nom l’indique, érige les accidents en une science intellectuellement compréhensible et explicable. La mise en forme du concept et de la structure mentale qu’elle implique, l’emportent sur l’ensemble des drames existentiels. La bonne conscience s’établit à partir d’un tour de passe-passe linguistique. Ce qui n’empêche nullement les accidents automobiles d’occuper largement les statistiques et de faire bénéficier les assurances de ressources régulières et confortables.

A noter : « Les petits monuments funéraires, édifiés sur les lieux d’un accident mortel, sont de plus en plus nombreux. Une manière, pour les familles, de lutter contre l’oubli. ». Un nouveau rite émerge : « Requiem au bord des routes » (« Le Monde », 7 mai 2005).

A noter encore - c’est le paradoxe - que l’automobile, instrument de confort et de perte à la fois, a engendré le seul système universel qu’est le code de la route auquel chacun est censé se soumettre et qui a configuré aussi bien les villes que les campagnes, la planète entière.

 

La mort « sublime »

 

Les sports extrêmes en sont l’illustration. Il s’agit encore et toujours de « tutoyer » la mort. Paradoxe de notre époque, le franchissement des limites est devenu le « risque glorieux », qui nous vaut la médiatisation mondiale. Les records olympiques, les courses automobiles, les championnats, les défis en tous genres, alpestres, maritimes, aériens alimentent cette mort d’un nouveau type dont le prestige tient à la « passe finale », la mise à mort du taureau dans l’arène, alpha et oméga du vertige qu’il engendre.

Le dopage et le surentraînement précoce préparent victimes et vainqueurs au même destin. Quand la transcendance se retire, les cadavres à venir ne valent plus que par leur poids de médailles. Les héros de jadis, morts au « champ d'honneur », cités à l’ordre de la nation, font place aux athlètes qu’éclaire fugitivement la flamme olympique pour les consumer très vite dans le même anonymat. Ainsi de tous les « extrêmes ».

 

La mort « suspendue »

 

« La toxine botulinique traite les rides d'expression comme les rides fronto-glabellaires et les rides péri-orbitaires »[2]. Ce traitement n’est que l’une des dernières étapes de la chirurgie esthétique dont les programmes envisagent l’amélioration de toutes les parties du corps, de leur apparence faut-il préciser. N’empêche, la « botoxisation », si on peut généraliser le phénomène, participe de l’effort séculaire que font les hommes pour prévenir l’usure de l'âge, jusqu’à la mort, et pour laquelle il n’est pas de recette, aussi saugrenue soit-elle, qui ne trouve ses fervents adeptes. Mais aujourd'hui la chimie stimulée par l'industrie pharmaceutique touche l’humanité entière, sexualité et longévité garanties, moyennant paiement.

Avec pour finir le cri d’Oscar Wilde quand se rompent les artifices de la suspension: « Grands dieux ! C'était le visage de Dorian Gray qu'il regardait ! L'horreur, quelle qu'elle fût, n'avait pas encore entièrement ravagé sa stupéfiante beauté. »

Ce qui n’empêche nullement le succès foudroyant des sites « anti-aging ». Plus d’un million de références actuellement sur Google !

 

 

L’impossible catharsis planétaire ?

 

Les funérailles de Jean-Paul lI, expressément qualifiées de « planétaires », amorcent à mes yeux un nouveau « seuil » de la mort, caractérisé par une conception et une pratique issues des conditions technologiques de notre époque.

Un parallèle avec la Grèce antique orientera mon propos. Le théâtre grec naît au 5e siècle avant J.-C. en constituant, à partir d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, une invention : la tragédie. Celle-ci se déroule périodiquement à la faveur de « concours » qui marquent l’avènement d’une conscience d’un nouveau type, la conscience tragique, système complexe qui fait interagir l’ensemble des acteurs dans l’espace, la durée, la musique, avec la participation du public. C’est donc l’action collective de la re-présentation, c’est-à-dire de la célébration théâtrale, qui fait sens à la faveur d’une expérience vécue.

Toutes proportions gardées, je postule que les médias modernes, particulièrement la télévision, mais aussi bien la presse, les magazines que depuis peu Internet, s’accordent à jouer à notre époque fondamentalement un rôle similaire.

Contrairement à l’opinion courante, ce n’est en effet pas, du moins seulement, de moyens d’information qu’il s’agit. En fait, je crois que notre époque en est arrivée à aménager des dispositifs planétaires pour créer le théâtre universel dont notre conscience en formation « planétaire » elle aussi (je ne crains pas les répétitions) éprouve le besoin vital. Toutes les télévisions du monde, à l’exception de la Chine et de la Russie, ont suivi en continu les dernières journées du Pape et ont, à sa mort, rivalisé pour montrer les millions de fidèles affluant et priant à Rome, mais aussi bien dans le reste du monde. Images et commentaires visant avant tout la part affective, le côté émotionnel profond en chacun de nous. Ainsi se sont accomplis les mécanismes de fascination qui président aux cérémonies, aux actions importantes qu’on retrouve à différentes échelles, au cinéma, au théâtre, lors des grandes manifestations internationales, aux rassemblements politiques, aux jeux olympiques, aux championnats du monde de tennis, de football, de ski, etc. Notre société mondiale s’est donc efforcée d’inventer la scène à sa mesure par le truchement de millions de postes de télévision allumés en permanence, souvent doublés d’écrans géants dans les lieux publics et, pour les funérailles de Jean-Paul II, jusqu’à l’intérieur des églises : « La terre entière pleure la mort du Pape ». Il ne s’agit plus d’une métaphore de circonstance. En réalité et dans les faits, il n’est plus d’endroit ni d’événement qui échappent à la télévision. Le point décisif est, insistons-y, de comprendre qu’avec la mort du Pape, c’est beaucoup plus que d’une information qu’il s’agit. L’événement multiplié en continu à millions d’exemplaires s’engrène en direct sur chacun de nous, engendrant un « méga-événement » à l’échelle de la « méga-société » que nous sommes devenus. La mort elle-même change de nature. Elle devient, comme le marché, un facteur de mondialisation. Mais dans l’expérience que nous venons de vivre, il y a plus encore. D’abord l’étonnement devant l’ampleur de l’événement, devant l’émotion universelle qu’il suscite, devant la participation des quelque 200 chefs d’Etat (trois présidents rien que pour les Etats-Unis) et, surtout, devant les foules anonymes, dans lesquelles les caméras fouillaient pour surprendre les traits de la compassion et de la souffrance. Des caméras partout, des micros partout, des émetteurs partout qu’on ne voyait pas, mais qui conféraient à l’événement dans ses détails et au fil des jours une expression planétaire qu’on ne pouvait manquer, sinon au risque de l’exclusion (j’allais dire de l’excommunication!). Et c’est vrai qu’il était impossible de s’abstenir ou de s’isoler, en dépit de ce que « Le Monde » dénonçait dans l’un de ses articles, sous le titre : « A Rome, l’indécente dramatisation ». Article limité, par la nature même du média imprimé, à une « élite » tributaire de modes de penser lui appartenant, mais dont on peut se demander s’ils suffisent aujourd’hui.

Ce que nous appelons à tort « information », et qui généralement donne lieu à toutes sortes de commentaires et d’opinions (cf. supra), recouvre une réalité beaucoup plus complexe. Il ne s’agit en effet plus seulement « d’être au fait » ou « au courant », de s’ériger en juge, même si le rôle éthique reste indispensable. Aujourd’hui, les nouvelles technologies ont un pouvoir de métamorphose dont on s’était insuffisamment avisé jusqu’ici. Ainsi, dans le cas du Pape, on peut avancer que cet événement met en œuvre, non seulement une scène à l’échelle du monde, mais aussi un modèle de participation à l’échelle du monde qu’on pourrait appeler : « participation médiatique ». C’est en effet par la participation et l’interaction de tous les participants que nous nous efforçons de venir à bout des contradictions et des conflits engendrés par notre époque, afin de la purger et de la purifier à la fois. Catharsis vécue aujourd’hui sur le mode « techno-fantasmatique », mondialisation au-delà du marché, vers une métaphysique globale encore en gestation.

Dernier point. On pourrait d’abord s’étonner que le Pape, à la tête d’un milliard de catholiques sur quelque huit milliards d’humains, puisse occuper, comme les récents événements l’ont montré, une présence quasi universelle. C’est peut-être que ses funérailles s’intéressent moins à une personne, fut-elle prestigieuse, ou à une religion, fût-elle importante, qu’à « l’être médiatique » que Jean-Paul II est devenu au cours des années. L’homélie urbi et orbi, reprise périodiquement en plus de cinquante langues et répercutée par plus de 100 voyages au cours d’un pontificat d’un peu plus d’un quart de siècle, a façonné une image-symbole qui s’est imposée mais qui, à y réfléchir, ne peut pas tenir. C’est peut-être au coeur de ce phénomène qu’est le germe de ce que j’appelle : l’impossible catharsis planétaire. Qu’un homme-symbole d’une telle envergure puisse souffrir et mourir comme l’ont détaillé à satiété les médias, c’est le procès de toute notre époque techno-progressiste qui est mis en scène, et donc en cause. Et l’ultime « purification » qui vise à transformer la dimension finie de l’homme en une dimension « médiatique » universelle se dissout dans une représentation sans fin, Jean-Paul II se dissolvant dans Benoît XVI ...

Les médias, la télévision en particulier, ont pour effet à la fois d’imposer une image et, simultanément, tout au moins après un bref délai, de la détruire pour la remplacer par une autre. Les médias récusent, par leur fonctionnement même, la mémoire que leur ont assurée des siècles durant la parole et l’écriture.

C’est au coeur de cette « contradiction » que réside à mes yeux l’impossible catharsis qu’illustre exemplairement la scène où Jean-Paul II, incapable de participer à la procession pascale, la regarde sur son écran de télévision, les téléspectateurs ne voyant devant les écrans géants le Pape que de dos[3].

A ce point, l’on ne peut manquer de s’interroger : le virtuel est-il la nouvelle Eucharistie ?  Le poste de télévision la nouvelle hostie ? Les équipes techniques le nouveau clergé ? ... La catharsis incapable d’opérer spirituellement s’épuise existentiellement en boucle à l’infini. Effet de boucle qui s’est déjà produit lors des attentats du 11 septembre et qui devient l’ultime fascination d’un monde en détresse qui ne veut pas mourir.

 

*

 

En conclusion, nous reste, réalité ultime (?), que notre mort privée. La souffrance qui l’accompagne serait-elle la perfection de l’intimité ? Partir seul après que se dissipe le chagrin des proches ? Renaître au gré des croyances qui, à travers errements et dérives, ont de plus en plus de peine à conjurer « le scandale de la mort ».

 

 René BERGER



[1] http://www.securiteroutiere.equipement.gouv.fr/infos-ref/observatoire/accidentologie/

[2] http://www.doc-esthetique.com (ne pas manquer la galerie-photos !) 

[3] « Pope appears by video link », avec cette légende : « the faithful look at a megascreen showing the Pope watching Via Crucis procession on TV ».

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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