LA MORT. LA MORT AUJOURD'HUI.[1]

 

 

Penser à la mort. Penser la mort. Penser l'impensable, l'horizon absolu de toute pensée, de toute parole, et que je ne saurais franchir sans entrer dans un silence incomparable à tout silence d'en deçà de ma mort, à tout silence d'un vivant. Penser l'impensable, cet impensable qu'est d'être mort ; mais n'est-ce pas, cependant, cet impensable qui est le cœur de toute pensée : ce qui la rend possible, humaine ? Cette fin de toute pensée qui, par un étonnant renversement dont nous n'avons que rarement conscience, donne à la pensée sa capacité de vérité.

La pensée de la mort serait ce qui nous sauve de la distraction, du divertissement, du néant. Or, si j'écris ma pensée sur la mort, cherchant le mot le plus juste, voire le plus beau, voici que ma pensée se distrait de la mort, se leurre, prend plaisir. Voici que déjà je me suis fui, et que vivant, mortel, je m'ignore vivant, mortel, – je m'ignore. Tu graves ton épitaphe, tu souffles sur la poussière du marbre ou de la pierre, tu considères l'incision à l'heureuse lumière du jour, et tu es heureux de « la belle ouvrage » ! Artiste ! Artiste, et qui peignant d'un pinceau suave l'ivoire du crâne de la nature morte, et l'ombre de l'orbite creuse, te délectes, te régales. Sur le fruit qui se décompose, blet, déjà pourri, – mais quel coloris d'automne ! la vermine que tu peins comme à la loupe, précieuse, le ver aveugle, c'est toi, mais tu signes de ton nom, vaniteux, ce Triomphe de la mort, ton chef-d'œuvre, ton testament. Et tu passes à autre chose,  à un autre sujet, comme si tu avais  le temps de peindre encore, de vivre toujours. Tu t'es perdu dans la surface. Mais il est vrai, pourtant, que l’amour de la beauté, sur le plan qui est le sien, et ce désir d’une œuvre, l’emporte sur la mort, la combat, la nie. L’amour de la beauté, sur son plan, est un salut.

Si je suis chrétien, si je me signe du signe de la croix et récite avec l'Église des chrétiens le Credo, inaltérable, et si quelqu'un m'interroge sur ma pensée de la mort, sur la façon dont je vis la nécessité d'avoir à mourir, l’arrêt inéluctable, je ne puis répondre comme si je ne croyais pas au Christ, comme si je n'espérais pas en sa promesse de vie éternelle. Et expecto resurrectionem mortuorum... Mais quand réciterai-je le Credo, non des lèvres, mais du profond du cœur, de tout mon être ? A la dernière heure, au dernier souffle ?

A la « question de la mort », le chrétien répond d'une façon spécifique, unique, inouïe, parmi toutes les autres réponses de l'humanité, et c'est par cette réponse qu'il est chrétien. La mort et la résurrection du Christ est le cœur de l'Évangile – avec l'amour, le commandement de l'amour, la lumière de l’amour : aime Dieu, aime ton prochain comme toi-même. Ces deux axes qui se croisent, ces bras de la croix, en nous sont inséparables. Dure contradiction ! Il est moins difficile de croire qu'un homme, qui est Dieu-fait-homme, meurt et ressuscite, pour la résurrection universelle, premier-né d'entre les morts, et l'avènement d'un lieu et d'un temps, inconcevables, où la mort ne sera plus, aucune larme – cela est moins difficile que d'aimer un Dieu, tout puissant, que notre existence malheureuse accuse de la souffrance et de la mort, de toute mort : la mienne, celle de ceux que j'aime, et même celle de mes ennemis ; toute mort, la mort des animaux. Comment faire, au moins dans ma pensée, dans mon cœur, et jusque dans mes sommeils, pour que l'amour soit plus fort que la mort ? Comment émousser en moi l'aiguillon de la mort ? Comment aimer Dieu malgré la mort, contre la mort ? Il m'est arrivé de m'entendre crier, dans un sommeil, dans un gouffre de sommeil, et dans ces jours où l'énorme vague dévastait d'un coup cent mille vies : « Dieu criminel ! »

L’amour de Dieu, l’amour du prochain, l’unique amour, se pourrait-il que cet amour soit la force même, la lumière éternelle, qui dissipe en nous, aujourd’hui, dans notre cœur et notre conscience, les ténèbres et les angoisses de la mort ? Est-ce donc cela que signifie la parole qui dit que l’amour est plus fort que la mort ? Et cette autre parole : « le Royaume est au-dedans de vous » ? ... Ce savoir de la victoire éternelle de l’amour est vide et vain si je ne le vis, corps et âme. Illusoire s’il ne s’incarne dans l’acte, et le don de notre vie. « Si je n’ai pas la charité ... » Mais la peur de mourir, et de souffrir, de manquer ; mais la force de la mort m’empêche d’aimer, et de vivre de vraie vie. C’est en ce sens que le « péché », c’est-à-dire notre infirmité, est le salaire et le fruit de la mort, de la captivité où elle  tient notre esprit. J’entends le témoignage des saints : la Croix est lumière ; j’entends, mais je n’ai pas la force de l’entendre et de le vivre. Si j’entendais, corps et âme, je serais libre, je serais moins enchaîné.

 

*

 

Un cercle de réflexion m’invite à parler sur le thème qu’il s’est donné cette année : « la mort aujourd’hui ». Je ne parlerai ni en sociologue ni en philosophe.  Je porterai mon regard sur les représentations de la mort, et notamment dans la peinture, à travers les siècles : comment avons-nous figuré la mort, l'absence, la disparition, l'horreur,  et qu'est-ce que ce miroir des images nous révèle de nous-même ? Je me demanderai peut-être si la représentation  a son origine dans l'évocation de l'amour et le désir – ombre du berger dont l'amoureuse trace le contour sur la paroi – ou dans le deuil et la mort, l'absence, la disparition de l'être aimé : si la source de l'image est érotique ou funèbre. Mais à quoi bon feindre de le savoir ? Je regarderai Guernica. Je me souviendrai de Nuit et brouillard. Je regarderai la mort dans les livres, pour le poète, l'écrivain : l’écriture de la mort, et sa présence latente, insoupçonnée, sa hantise ...

Mais non : ce serait aller trop chargé, bavard, que de s'avancer ainsi vers ce qui ne devrait être qu'un banquet de silence.

Au cercle qui s’interroge sur « la mort, la mort aujourd’hui », s’il faut parler de l’indicible, mieux vaut  proposer un déplacement du regard.

 De la mort telle qu'elle est vécue et oubliée, niée ; telle qu'elle est ritualisée comme elle ne l'était pas jadis, naguère ; telle qu'elle est vécue par l'homme moderne et par chacun de nous, dans le trépas et le deuil ; de la mort que nous avons à vivre,  je déplacerai mon regard vers la mort donnée, infligée. Vers le meurtre.

Je tournerai notre regard vers le meurtre, la guerre et ses formes nouvelles, le suicide, le saccage et la destruction des espèces vivantes.

Je me poserai cette question : quel est en nous – de quelle nature, de quelle surnature – le désir, la passion, de la mort, – notre nihilisme ? Qu’est-ce donc qui nous enchaîne et nous possède ? Pourquoi sommes-nous les ouvriers infati­gables et les complices de la mort, dont l'œuvre demain peut tout anéantir, jusqu'à l'os de la terre, jusqu'à souffler le dernier souffle de vie. Qui nous a embauchés pour cette besogne d'assassins et de fossoyeurs ?

Et, dans l'industrie énorme de nos images, quel est cet Éros – hanté de mort et de violence – qui semble contredire notre nihilisme ? sinon son ombre et son allié.

Comment résister ? Quel amour inventer, ou réinventer, contre les puissances de l'anéantissement ? La voie de cet amour sauveur est-elle une voie seulement personnelle, intime ? Comment saurai-je enfin, et de vrai savoir, qu'en chaque homme la pensée de l'amour, et son accomplissement, est la force qui triomphe en nous de la mort ? Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie ... 

Mais cette dissolution de la mort par l'amour, est-elle de l'ordre du temps ? Hic et nunc. Ou, grâce à l'amour, cette victoire est-elle l'Éternité ?

Déplacement du regard : d'Adam, premier mortel, et entraînant dans la mort le cosmos, – à Caïn, le premier meurtrier, bourreau, et bourreau de soi-même. Déplacement : de la mort, en Adam, – au meurtre, en Caïn.

L’étonnant, l’admirable, la grande merveille de l’homme, c’est qu’au milieu du pire, parfois, toujours, un homme, une femme, quelqu’un d’obscur, et qui  semblait le plus commun des êtres, qui ne s’était préparé à rien de tel, se lève, se sacrifie, comme si quelque chose de plus fort que la peur et la mort vivait en lui, le soutenait.

Nous, quel Prince de la mort allons-nous démasquer, derrière ces figures, ces réalités, qui sont le tissu de notre temps, cette religion du meurtre ? Et quel Seigneur de la vie, victorieux de la mort, reconnaître ?

Le Christ ! le Christ est-il vivant ? Est-il Le Vivant ?

La Vie est le Christ.

 

*

 

La Vie est le Christ.

Je me souviens d'un jour où je l'ai su, où je l'ai espéré, avec force, avec douceur. Ce fut en Bourgogne, dans un Carmel de rite byzantin, au monastère de la communauté et de la fraternité Saint-Élie – le prophète qui n'a pas connu la mort, emporté vivant au sein de la Lumière. Élie, jetant sur nous – nous, ici-bas, qui avons à mourir – son manteau d'espérance et de foi.

Ce souvenir, je veux l'écrire au présent ; d'où cette page, fragment d'un journal très fragmentaire, que je recopie, à quelques mots près, et que je date d'aujourd'hui. – Voici :

« Nous savions sœur Elisabeth à l'hôpital. Elle vient d'en sortir. En quittant les médecins et les infirmières, elle a dit :  ‘ Nous avons bien ri.’ Longtemps, elle a vécu en Chine. Elle a quatre-vingt-trois ans. Elle a demandé le sacrement des malades et accepté de le recevoir à la chapelle, après la liturgie eucharistique. Nous sommes auprès d'elle dans un grand silence. Du dernier rang où je suis, je ne vois qu'une forme très menue dans le fauteuil roulant, près de l'iconostase, et le voile noir du Carmel. Le prêtre dit que ceux qui nous recevront au delà de cette vie sont tournés vers nous et nous voient venir vers eux. Je regarde le voile de l'iconostase : mourir serait aussi simple que d'écarter ce voile ? Je lève les yeux, plus haut que l’iconostase, vers la Vierge du Signe, le Christ enfant. J'entends les paroles qui accompagnent l'onction d'huile sainte au creux des paumes. Jamais je n'avais assisté à ce qu'on nommait dans ma jeunesse l'extrême-onction. Jamais sans doute je n'ai connu pareille paix en pensant à la mort. Je touche mon front, ma tempe, et sens l'os, le crâne, sans effroi. Il ne s'agit pas de se mentir sur les affres. Le prêtre, en parlant, ne les a pas oubliées. Mais quelque chose, une lumière, est plus fort que l'angoisse, et peut nous aider à passer, à vivre.

On reconduit sœur Elisabeth vers sa chambre, qu'elle n'a quittée que pour recevoir le sacrement au sein de la communauté, de la fraternité, parmi nous, avec nous tous. Elle a fait un petit signe heureux en passant. Mère Éliane lui dit notre nom. Je me penche, je prends entre mes mains la sienne. Et sœur Elisabeth est rieuse ! Je sais que je suis venu ici pour recevoir ce sourire. Ce viatique. »

 

            Claude-Henri ROCQUET


[1] Texte publié dans le numéro 21, et le dernier, des Cahiers Bleus « PASSAGE/ passages » (juin 2007). Les Cahiers Bleus, revue semestrielle fondée et dirigée par Dominique Daguet (responsable de la publication), est éditée par Les Amis des Cahiers Bleus, 29 rue des Cumines, 10000 Troyes.

 

 

 

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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