MICHEL CAMUS

Lettre à Basarab Nicolescu sur notre ami Roberto Juarroz



Penta-di-Casinca, le 9 mai 1995

Ma main me fait des signes
depuis un autre univers
R.J.

Cher Basarab,

La vie est imprévisible (à l'image de la mort). Pour ta collection "Transdisciplinarité" au Rocher, tu m'avais commandé un entretien avec Roberto Juarroz sur les questions les plus essentielles comme si c'était un testament . Son testament, il l'a écrit toute sa vie d'un poème à l'autre: "pour que nous puissions aussi nous libérer de notre commencement et de notre fin" comme il l'écrit dans le dernier poème (N°82) de Douzième Poésie Verticale (Orphée, La Différence, 1993).

Ecrit la veille de sa disparition, son dernier poème est perdu. Il l'avait dicté à Laura. Elle lui avait remis. Il a emporté son secret avec lui. Il n'y a pas de hasard. Quel symbole faut-il y voir? Quel témoignage posthume ?

Le sens du sens est intersubjectif. Ses détours obéissent à de justes lois inconnues, souvent souterraines. Après avoir lu, avant que nous nous rencontrions, un opuscule d'Ilke Angela Maréchal que tu avais préfacé, je lui ai fait connaître la poésie de Roberto Juarroz. Elle t'a offert de lui je ne sais quel recueil. De fil en aiguille, nous nous sommes liés d'amitié et, un jour, tu as rencontré Roberto Juarroz chez moi. (Nous l'appelions familièrement Roberto. Maintenant qu'il nous a quittés, il est devenu plus Juarroz que jamais). Soirée mémorable. Dès l'abord, pas le moindre mot anecdotique. En allant tous deux à l'essentiel, l'entente fut immédiate entre vous. Rencontre fructueuse puisqu'elle fut génératrice de plus de mille Théorèmes poétiques que tu publieras plus tard au Rocher. Aux yeux de Roberto Juarroz, la poésie était, comme pour Novalis, "l'absolu réel". Il développe cette intuition néo-platonicienne dans Poésie et Réalité que les Editions Lettres vives vont rééditer en septembre prochain. Après votre dialogue en marge du colloque de Venise et sa participation active au CIRET, tu as vu Roberto Juarroz se remettre en question. Lors de notre Congrès au Couvent d'Arrabida, il manifesta avec force en quoi la haute poésie éveilleuse est en elle-même, au coeur de ses paradoxes et de son énigmatique dépassement des contradictoires, un langage transdisciplinaire. Du coup, il n'affirmait plus d'une manière aussi absolue que Michel Fardoulis-Lagrange : "la poésie est première"; il reconnaissait par là même le principe de relativité de toute discipline, fût-elle poétique, ou philosophique, ou scientifique ou artistique. Il redonnait vie et regard à la vision prophétique des frères Schlegel à l'aube du XXème siècle : "Tout art doit devenir science, et toute science devenir art". L'interrogation de Roberto Juarroz sur le langage tenait à la fois de l'art, de la science et de ce qu'il conviendrait d'appeler le translangage révélateur du tiers secrètement inclus. Ce nouveau concept que je propose ici était tacitement inclus dans le verbe transnommer qu'il a utilisé il y a quinze ans dans son entretien avec Guillermo Boido (Poesia y creacion , Carlos Lohlé, Buenos Aires, 1980) publié dans sa traduction française en 1987 sous le titre Poésie et Création (Ed. Unes). Indice que je redécouvre à l'instant.

En évoquant le rapport de l'homme à l'infini, Friedrich Schlegel fait allusion au "Sens universel infini" qui traverse tout vrai poète. C'est dans cet esprit que, lors d'une émission de radio avec Edmond Jabès, j'ai parlé de métapoésie à propos de son oeuvre. Depuis ma découverte de la transdisciplinarité en premier lieu dans ton ouvrage, Nous, la particule et le monde , puis peu à peu, abruptement ou pas à pas, à travers d'autres écrits de toi et nos dialogues empreints d'une haute complicité amicale, j'ai été conduit à substituer à métapoésie le néologisme transpoésie , concept plus éclairant en ce qui concerne Poésie verticale où, si l'on y regarde de près, l'intensité de l'expérience intérieure est vécue à travers et au-delà du langage poétique, expérience transcendantale ou "métaphysique expérimentale" - cette dernière formulation empruntée à René Daumal qui, pour toi comme pour moi, reste notre grand frère spirituel.

Poésie Verticale constitue pour nous une des plus hautes références de la poésie contemporaine de la seconde moitié du vingtième siècle. Poesia Vertical vit le jour à Buenos Aires en 1958 à compte d'auteur. A compte d'auteur également les quatre recueils suivants qui se succédèrent jusqu'en 1974. Parmi ceux-ci, Tercera Poesia Vertical fut préfacé par Julio Cortazar. Le tout premier éditeur de Roberto Juarroz en édition bilingue fut Fernand Verhesen en 1962 à Bruxelles. J'y reviendrai. Le premier éditeur de Roberto Juarroz en espagnol fut un Espagnol qui publia en 1974 une anthologie des cinq premiers recueils à Barcelone. Un signe du destin, car Juarroz est un nom d'origine basque. Son premier éditeur en Amérique du Sud fut Monte Avila, une maison d'édition de Caracas (Vénézuéla) qui publia en 1976 une anthologie suivie de Sexta Poesia Vertical.. Tu verras comme moi un signe de surdité et de cécité dans le fait que Roberto Juarroz devra attendre l'âge de cinquante-trois ans pour être enfin accueilli par un éditeur de son propre pays. Ce fut en effet en 1978, vingt ans après le premier volume de Poesia Vertical, qu'un éditeur argentin, Carlos Lohlé, finit par publier, à son tour, une autre anthologie, Antologia mayor , avec une préface du poète et philosophe Roger Munier qui allait devenir son traducteur en France où la première anthologie (plus de cent poèmes) date de 1980 chez Fayard. Une "poésie transcendantale" (pour reprendre l'expression de Novalis) qui relègue aux oubliettes la langue de bois des avant-garde formalistes ou d'écriture blanche, voire exsangue, de la poésie française. Nouvelle Poésie Verticale aux Editions Lettres vives paraîtra en 1984. Geneviève Clancy, professeur de philosophie à l'Université de Paris, commence souvent son cours par un poème de Roberto Juarroz. Signe que la vie vivante reprend toujours ses droits au moment voulu (voulu par la vie vivante - pas par nous, sauf par miracle quand elle nous traverse). Du point de vue des souterrains de notre temps, il est intéressant d'observer que le poète, critique et éditeur Fernand Verhesen, génial découvreur, avait déjà traduit et publié trois poèmes du premier livre de Roberto Juarroz dans Le Journal des Poètes de Bruxelles en mars 1962. Peu après, en août 1962, la très parisienne revue Tel Quel publiait huit poèmes traduits par un fin connaisseur de la littérature d'Amérique latine: Roger Caillois. Et, des années avant la première édition de Roger Munier en France, Fernand Verhesen traduisit et publia à Bruxelles aux Editions Le Cormier (dont il était le fondateur) trois recueils successivement en 1962, 1965 et 1972 ainsi qu'un autre recueil aux Editions Rencontre de Lausanne en 1967. Avant de publier un premier livre à Buenos Aires, Roberto Juarroz avait donc publié sept livres à l'étranger - suivant l'adage souvent vérifié que nul n'est prophète en son pays. Ces données (anecdotiques certes) ont du moins le mérite de montrer que le chemin de la création poétique, surtout s'il est orienté vers le sacré, est imprévisible dans ses détours géographiques et aussi étroit que le chas d'une aiguille. Avec le temps, une partie substantielle de Poésie Verticale sera traduite en une vingtaine de langues sans que Roberto Juarroz fasse la moindre démarche. Il y a là une éthique de la justesse qui "appartient, selon ton expression, à la dimension sacrée de l'ordre cosmique".

Paradoxalement, je ne sais si tu l'as remarqué ou non, le mot liberté ne fait pas partie de la thématique de Roberto Juarroz. On peut lire trois cents poèmes de lui sans rencontrer ce mot. Par contre, il dira dans un entretien : "la poésie vous rendra libres". La liberté intérieure à laquelle il fait allusion est un sentiment infiniment secret, au fond vertigineux, qu'il cultive comme le bien le plus précieux. Non pas son bien, mais le bien. C'est la Vérité cachée qui rend libre. Cette Vérité cachée, Maître Eckhart l'appelle "la troisième parole: qui n'est ni dite ni pensée, qui n'est jamais exprimée". Le poème n'en capte que des éclairs, car cette parole perdue est sans forme et sans nom. Quand Roberto Juarroz écrit que la vérité est aussi peu sûre que sa négation, il fait allusion aux formes et non pas au fond sans fond. Il était un mystique sauvage, un mystique athée, un mystique sans autre religion que la création poétique. J'écris avec des silences, disait-il. Il possédait un sens du sacré étranger à toute théologie. Dans son entretien avec Ilke Angela Maréchal, il affirme que "la poésie est la véritable resacralisation laïque du monde" (Sciences et imaginaire , Albin- Michel, 1994). J'entends laïque au sens de hérétique. "La poésie est une forme d'éveil", dit-il dans un entretien à Paris (revue Spirale-Inkari). Eveil à quoi ? A la transcendance originelle de la vie, certes, mais aussi à l'intensité d'un silence du coeur vécu par lui et, par essence, incommunicable. Tu as longuement parlé de la mort avec lui dans un lieu, Venise, qui s'y prête mieux que tout autre. Il est des propos de lui que tu es le seul à connaître. Mon sentiment, c'est qu'il était agnostique au sens où le mystère ne peut, à ses yeux, se réduire à un enseignement ésotérique; ou encore au sens où le mystère est absolument inconnaissable. Pour lui, la poésie était "un questionnement permanent" : la question sans réponse. Poète de génie, Roberto Juarroz paraissait parfois souffrir d'une privation. "La poésie est mon identité", disait-il à Guillermo Boido. Il était comme Stéphane Lupasco beaucoup plus enraciné dans le mystérieux noyau de feu de l'affect ou du sentir que dans l'énigmatique centre de gravité de la conscience. D'où son désintérêt pour la phéno-ménologie transcendantale de la conscience chez Edmund Husserl. Peut-être était-il plutôt de sensibilité orientale qu'occidentale. N'y a-t-il pas quelque chose de l'éclair zen dans sa poésie ou quelque chose du Witz des préromantiques: "un savoir voir immédiat, absolu" selon l'expression de Lacoue-Labarthe et Nancy. Toutefois, il arrivait souvent à Roberto Juarroz de donner au mot pensée un sens transcendantal intimement relié à la source donatrice originaire et non pas au mental comme l'entend le sens commun. Il y a des contradictions dans mon évocation. Roberto Juaroz était à la fois contradictoire et au-delà de toute contradiction.

Quand il écrit "La pierre du non-être, / la sûre condition négative, : la pression du néant, / est l'ultime appui qui nous reste" ou encore "la métaphore suprême / d'être comme non-être / ou de n'être pas comme être", on ne peut s'empêcher de penser à la théologie négative du Pseudo Denys l'Aréopagite. Cela peut être entendu en toute sérénité. Autrement, cela peut encore être vécu et écrit au feu d'une certaine dramaturgie intime. Nous ne saurons jamais. Nous savons seulement que l'homme était ardent, qu'il incarnait ce qu'il écrivait quand il écrivait "la parole de l'homme est l'abîme. / L'abîme / qui brûle comme un bois : / un bois qui se régénère en brûlant". Tu l'as vu lire avec une autorité prophétique : n'avait-il pas l'air de se régénérer en brûlant ? Nous l'aimions. Nous aimions l'intensité de sa présence et l'exigence de sa parole allant droit à l'essentiel et, si nécessaire, violemment. Argentin de langue espagnole, mais de sang basque! (Il en portait d'ailleurs parfois le béret). Argentin Juarroz ? Il était partout chez lui et n'était chez lui nulle part. En exil sur terre. En exil au ciel et en enfer. Ne cessant jamais de "chercher l'autre extrême, / l'extrême qui n'existe pas". "Il ne voulait ni entrer ni sortir" / "Il voulait seulement voir: voir". Ne sachant "avec quels yeux nous voyons ce que nous voyons". Ne sachant pas davantage "si nous sommes bien ceux qui voyons". Son humour énigmatique n'était jamais dépourvu de gravité, parfois de mélancolie. Il avait le visage d'un homme assombri par un secret trop dévorant et sur lequel les mots feraient silence à jamais. Ayant subi deux ou trois attaques cardiaques, son premier souci au réveil fut chaque fois d'écrire un poème sur ce que lui inspirait l'expérience de ce vécu forcément inattendu. Atteint depuis plus de trois ans d'une grave insuffisance rénale, il méditait, il écrivait pendant les séances de dialyse. Un calvaire à revivre tous les deux jours. C'était un homme haut en couleurs et fortement contrasté : poète mais professeur; introverti dans son écriture mais extraverti dans ses lectures publiques; ascétique dans ses recherches mais bon vivant : aimant la bonne chère et les alcools forts; impassible mais explosif à ses heures; ouvert aux autres mais secrètement inaccessible. A peu de chose près (l'insuffisance et l'inadéquation des mots), je crois que tu l'as connu et senti comme cela. Nous l'aimions au vif de ses contradictions et de ses tensions qui le rendaient vivant et vibrant . Laura Cerrato, sa femme, chercheur de haut niveau, le connaissait mieux que nous sans prétendre le connaître.

Pourquoi certaines lumières éteintes éclairent-elles mieux que les lumières allumées ? En y répondant paradoxalement dans l'un de ses poèmes, Roberto Juarroz nous convainc que l'art poétique peut devenir une science secrète. Tout poète habité par la transcendance ou la verticalité du silence échappe nécessairement à la prison de la langue. Il promène ailleurs (du côté de la vie nue du silence ou du côté de la mort, vers les pics mutiques de l'âme ou les précipices sans fond des mots) sa baguette de sourcier. Sa poésie est chargée d'une connaissance silencieuse (expression du Yaqui Don Juan Matus) que les profanes ne peuvent percevoir. Le sens énigmatique qu'elle véhicule leur échappe. "Peut-être l'unique sens est-il l'intensité sans le sens", écrit Roberto Juarroz. Poésie bien peu poétique, disent ses ennemis qui ignorent encore que la poésie poétique est langage de clôture, d'enfermement et d'aliénation. Et qui n'ont pas entendu Ludwig Hohl: "On ne doit pas être poétique en poésie, tel est le secret". Dans le monde profane dans lequel nous vivons ("ce monde putanisé" comme tu dis), la poésie initiatique n'est plus perçue comme telle. Quel poète français partage encore aujourd'hui la vision d'André Rolland de Renéville disant ceci: "La profondeur d'un poème varie en raison inverse de sa puissance sonore. La grande poésie n'admet que la méditation, la lecture silencieuse, l'articulation de la pensée". Nous sommes ici en compagnie d'un frère spirituel de Roberto Juarroz.

Il y aurait beaucoup à dire sur son oeuvre. J'en ai parlé longuement, tu le sais, dans mon introduction à Douzième Poésie Verticale. J'ai préféré ici parler autrement de lui entre nous. Il nous manque, Roberto, bien qu'il soit présent en nous. C'est ça le paradoxe de la présence de l'absence . Mais nous communions avec lui, Juarroz, (un nom et autre chose qu'un nom), dès lors que nous communions avec le tiers secrètement inclus au coeur de nos propres contradictions. C'est avec lui et en lui que je suis de tout coeur avec toi. Claire Tiévant t'embrasse.

MICHEL CAMUS


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 5 - Juin 1995

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