ANDRÉ VELTER

La poésie comme élévation



Le poète argentin Roberto Juarroz est mort à Buenos Aires à l'âge de soixante-neuf ans.

Quand il donnait lecture publique de ses poèmes - ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernières années -, Roberto Juarroz ne se privait pas d'entourer sa parole de gestes éloquents, non pour marquer le tempo des mots, mais pour littéralement souligner le sens de tel ou tel vers. Il affirmait ainsi spontanément, la main s'alliant à l'esprit avec parfois quelque ironie, combien l'effort d'élucidation était au c¦ur de sa poésie jusqu'à en constituer le mouvement même.

D'emblée, Juarroz avait engagé son oeuvre sur ce qu'il faut bien nommer un chemin d'éveil. Son pari initial n'était nullement le fruit d'un raisonnement, mais l'expression d'un élan irrépressible, l'intuition aussi d'un questionnement qui trouverait toujours en sa propre puissance de dévouement le sursaut de sa renaissance. Le titre unique, qui dès 1958 engageait tous les livres à venir, avait valeur d'injonction: Poésie verticale.

Trente-sept années durant, Juarroz a gardé le cap sans jamais dévier de la trajectoire qu'il s'était assigné. Pour lui, la relation décisive, à la fois problématique et féconde, confrontait l'espace de la poésie et l'esprit de la réalité. "La poésie, affirmait-il, est une tentative risquée et visionnaire d'accéder à un espace qui a toujours préoccupé et angoissé l'homme: l'espace de l'impossible, qui parfois semble aussi l'espace de l'indicible". C'est cet "impossible", c'est cet "indicible" qui ont orienté la quête de Roberto Juarroz, celle-ci étant vécue comme une pérégrination de son propre destin à travers le langage.

Poème après poème, recueil après recueil (les volumes successifs se distinguant par leur seul numéro), le défi prenait forme et contrait la malédiction commune. "L'homme a été obstinément trompé et divisé, constatait-il. Sa capacité d'imaginer, son pouvoir de vision, sa force de contemplation ont été relégués dans la marge du décoratif et de l'inutile. La poésie et la philosophie se sont séparées à certains moments catastrophiques de l'histoire de la pensée. Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l'imagination, l'amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d'accès au poème, qui doit façonner cette unité."

A l'évidence, la poésie se trouve ici dotée d'une vertu d'assomption, mais cette élévation, voire cet arrachement, n'a pas le ciel pour but, plutôt la réalité cachée, le supplément de réalité que le poème ajoute au réel. Ou, pour citer Octavio Paz, le supplément d' "instants absolus". Car la voix de Juarroz est porteuse d'une plénitude fragile. On dirait qu'il a fait de la pensée la musique de ses poèmes et que ses questions découvrent des harmonies secrètes, des dissonances recluses et d'infinis silences.

Seule la musique / peut occuper le lieu de la pensée / Ou son non-lieu, / son propre espace, / son vide plein. / La pensée est une autre musique. Vouées à l'abrupt, issues du vertige et y retournant comme s'il s'agissait d'une source intense et lucide, les improvisations rigoureusement maîtrisées de Juarroz ont fonction d'effraction: elles dérangent, déroutent, détonnent. Surtout, elles ne se satisfont ni de lueurs ni d'éclats, c'est la lumière dans son entier qu'elles entendent rejoindre. Car l'obscurité n'est pas fatale, car l'énigme est à pénétrer, car la poésie est un mystère qui doit être éveillé.

Entre effroi et révélation, Roberto Juarroz s'est doté d'un destin exemplaire, jusqu'à entrer dans la fraternité de l'inconnu.

ANDRÉ VELTER

Le Monde, 4 avril 1995


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 5 - Juin 1995

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