G. Weelen

la parole est à …

GUY WEELEN




Ce n'est pas le pré-voyant sociologue des medias ni le futurologue de la télévision que je voudrais évoquer, mais l'homme pour qui l'art a d'emblée été une énigme à déchiffrer. Une grande part de son cheminement lui a été consacrée. Il s'est efforcé, non point de donner des réponses - souvent aléatoires - mais d'aller à la décou-verte d'interprétations différentes pour aider à penser autrement, à sortir des sentiers inlassablement repris.

1950 - Lausanne

Il était le seul professeur à parler à ses élèves de Picasso, Matisse, Léger, du cubisme, du Surréalisme afin de les éclairer, afin d'entamer les arguments de la traditionnelle réaction. Assez de taureaux historiques, de troupeaux allégoriques, des ambiguïtés de la Samaritaine au bord du puit et autre Cruche Cassée.

Son but : apprendre à voir. Dégager l'oeil des préjugés amoncelés par une culture primaire qui se répète sans même le savoir.

Aux yeux de ses adversaires, il incarnait la perversion, alors qu'il tentait d'apprendre à ses élèves la liberté. Sans illusions d'ailleurs, car il savait que la liberté est, comme l'objectivité, un concept idéal vers lequel tend l'esprit sans jamais l'atteindre. Mais encore la liberté fait peur. Elle est difficile car elle va la main dans la main avec la responsabilité et le respect dû à autrui.

Toujours 1950.

Le Conservateur du musée des Beaux Arts de l'époque m'ayant demandé de lui dresser le plan d'une exposition pour les mois d'été, le contexte du Canton de Vaud m'ayant été précisé, j'ai eu la simple idée de préparer une sorte d'initiation à " L'Art en train de se faire ". Nous partions du Cubisme pour aboutir à la peinture de l'après-guerre.

Le passé récent et le présent se trouveraient ainsi liés.

Figurèrent sur les cimaises les peintres qui incarnaient les nouvelles tendances, ceux dont on parlait mais aussi - Oh! audace - ceux dont on parlait moins mais qui les incarnaient tout autant. Fauvisme, Cubisme, Surréalisme, Abstraction, Abstraction qui devait être baptisée lyrique : des jeunes peintres qui avaient déjà poussé loin leur développement.

Pour donner des assises à cette proposition, il fallait de toute nécessité et de toute urgence que je rencontre le fameux René Berger, chef de file de l'anti-réaction. En quelque sorte, pour les institutions et la bourgeoisie locale, le Garibaldi de la modernité.

Fort heureusement, René Berger, chevauchant sa moto avec Rose-Marie, venait compléter sa cargaison d'arguments à Paris - mais encore les fourbir - car, nouvelle aventure, il avait fondé, sans soutien et sans argent, une petite revue : " Pour l'Art ". Paris lui fournissait l'occasion de rencontres brillantes mais encore : idées, textes et poèmes pour élargir l'audience de cet opuscule qui se voulait ouvert sur l'avenir.

Je me souviens : Le Café " Les Deux Magots ", le plan de l'exposition sous les yeux, René Berger, sans aucune réticence et sans modification de la structure générale, est d'accord. Ce qui en d'autres termes veut dire que dès cet instant son soutien amical est accordé, que la brèche va s'ouvrir, que l'école des Beaux Arts va être assiégée, que pour le bien de tous - le Musée - le redoutable palais de Rumine, de style florentin du XIXème siècle, va être mis à sac. Le secret de tout cela reste la prudence et l'esprit d'à-propos du conservateur, qui, pour s'aventurer à travers un terrain piégé par la réaction, avait besoin d'assurer sa garde et son arrière-garde. Ne l'oublions pas, l'exposition était organisée au Musée des Beaux Arts avec les deniers de l'Etat, avec la bénédiction inquiète mais ferme du Conseiller cantonnal de l'époque.

L'exposition se réalise. Les écoles défilent, le succès arrive - tant et si bien que le Kunsthaus de Zürich reprendra l'exposition - jamais on avait vu la Suisse allemande se fournir en matière d'art en Suisse française. La réaction vient de recevoir un coup fatal. La brèche ouverte laissera passer une cataracte.

Je me souviens : 1954-1955.

Nouvelle demande, nouvelle exposition. Considérant que la prise de conscience du mouvement, que l'accélération des informations avaient transformé l'image du monde, je propose un thème : " Le problème du mouvement dans l'art contemporain ". Dans son intégralité le Musée est livré à cette audacieuse proposition. Les Futuristes, les Delaunay, Fernand Léger, Kandinsky, Tinguely, devenus célèbres après, sont là. L'espace est abandonné aux superbes mobiles de Calder, éblouissants comme des lunes, à " Uranos " d'Etienne Hajdu qui défie le temps et - comble de l'inouï en ces lieux et ces temps, - " La Machine optique " de Marcel Duchamp, extirpée des mains de Pierre-Henri Roché, était là comme référence première. Tout a commencé pour ce siècle lorsque Marcel Duchamp monta sur un tabouret de cuisine une roue de bicyclette (1913) et que Sonia Delaunay , en 1913, illustra l'admirable poème de Blaise Cendrars : " La Prose du Transsibérien et la petite Jehanne de France ".

Lausanne éternue, s'engoue mais fort heureusement ne s'étouffe pas. La brèche tout à coup s'est élargie, il s'agit d'un effondrement.

Je me souviens : Dans les années qui suivent, de nos rencontres sur les bords du lac Léman, des visites de René Berger à Paris, de nos discussions sur le plan l'articulation des arguments, le choix des illustrations : il prépare un nouvel arsenal : " Découverte de la peinture " puis la grande suite de " Connaissance de la peinture ".

René Berger se démarque des livres d'art en général. Il ne cherche pas à présenter de nouvelles théories, mais encore une fois à faire voir et à apprendre. Comme Socrate, s'il le permet, il guide son interlocuteur sur le chemin de la connaissance. Ses analyses sont d'une extrême rigueur, ses synthèses n'ont pas besoin d'être brillantes car elles s'imposent. Elles vivent, elles sont illuminantes; lucidité et générosité y sont étroitement enlacées. Ses ouvrages ont été reconnus et seront traduits dans le monde jusque dans l'Empire du Soleil Levant.

Président de l'Association Internationale des Critiques d'Art (AICA), René Berger a été l'homme de la patience. Il fait des statuts de cette Association la Table de la LOI. En ces temps, René Berger s'appelait alors Moïse. Reprenant cent fois les commandements, se drapant dans son manteau, frappant le texte sacré de son bâton afin que l'étincelle de vérité jaillisse. Fontaine d'idées alors que dans la tête des congressistes se poursuivait inlassablement, sur " un chemin montant, sablonneux, mal aisé ", leur éprouvante tautologie. C'est grâce à son obstination que l'on a vu naître les " Archives de l'Art Contemporain ", idée reprise depuis et généralisée qui a bénéficié du soutien de l'UNESCO car cette illustre institution a discerné rapidement l'intérêt de cette initiative et l'a soutenue.

Avec quelque inconscience j'ai tenté de tracer un portrait de René Berger. Il ne peut être que bref, rapide et lacunaire.

Pour conclure je voudrais citer un court extrait de la préface du très beau livre de Jacques-Edouard Berger " L'Oeil et l'Eternité ", consacré aux portraits du Fayoum : " Par delà fonctions, croyances et significations, le portrait exorcise doublement le temps, pour nous restituer au flux de l'ambivalence, à ce qui ne prend jamais fin , tout en étant toujours menacé de finir ".

GUY WEELEN

Essayiste et critique d'art


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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