D. Haulica

la parole est à …

DAN HAULICA




Nous vous remercions pour cette occasion d'être ensemble et de dire tout ce que nous devons à René Berger ; et d'évoquer des rites de communion qu'on a vécus ensemble. Ce n'était pas la soupe chinoise, mais c'était, une fois, je me rappelle, à Haarlem, dans le Musée consacré au grand peintre Frans Hals, dans l'ancien hospice où avait été recueilli l'artiste vers la fin de ses jours, et où nous tenions l'assemblée d'un de nos congrès A.I.C.A. : à l'heure protocolaire d'une réception, on se trouvait sans morgue et sans gêne, chacun cherchant humblement sa portion de soupe, et on revivait un peu la condition qui fût celle de l'art à certains moments, la modestie qu'il faut ne jamais oublier lorsqu'on aborde les grands versants de la création. Cette modestie, René nous l'a apprise, à chaque instant, avec, en même temps, une extraordinaire vivacité dans l'étonnement. Et lorsque je dis étonnement je n'envisage nullement cette pratique un peu frivole qui donnait le droit à Diaghilev de dire à Cocteau : " étonne-moi! ". Non, il ne s'agit pas de cela dans la démarche de René Berger, mais d'un étonnement qui ait la force d'opérer par brèches propices et exaltantes. Comme dans le français ancien, avec une connotation objective, matérielle, on pouvait dire d'une voûte qu'elle est étonnée, il s'agit, dans son cas, de quelque chose qui touche à la structure même de la pensée.

Cette force d'émerveillement, d'étonnement créateur, appartient à une véritable maïeutique de l'esprit : Un " Socrate électronique ", comme l'a si bien formulé Edgar Morin, et pourquoi ne pas reprendre et développer cette analogie, puisque nous sommes à l'heure de Brancusi - avec la grande rétrospective, ouverte récemment à Beaubourg? Brancusi, on l'appelait " le neveu de Socrate ", c'est Satie qui lui avait donné ce surnom, Satie qui avait composé Socrate. Et n'oubliez pas que la sculpture ayant ce titre chez Brancusi, que l' on admire à New York et maintenant dans l'exposition de Beaubourg, est faite d'une robuste boule dont la rudesse enveloppe un vide central, qui résonne dans la masse du bois comme un rire ironique. Et toute cette vive interrogation, parce que l'ensemble configure un signe d'interrogation, s'appuie à une frêle corde tressée d'aspect dérisoire et enfantin : celle que l'on retrouve dans une autre sculpture de Brancusi,La petite Française, inoubliable avec sa grâce chancelante, qui est celle de l'enfance. L'ambition de la pensée s'allie donc avec ce frêle soutien, l'interrogation n'est vitale et vraiment valable que si elle prend en compte nos faiblesses, toute une vieille biologie, dont René Berger nous a tant de fois entretenus. Trois cents millions d'années d'évolution du cerveau, pour émerger des strates anciens, pour arriver à la disponibilité extraordinaire qui est celle de l'avenir, qui est celle dont René Berger se revendique. Vous étiez toujours en avance, Madeleine Gobeil nous l'avait rappelé - moi hélas! pourrais-je me faire pardonner maintenant, lors de ce jour des pardons ?! Et vous n'étiez pas en avance seulement sur l'horaire de nos réunions, mais aussi en avance sur les idées d'un siècle.

Cette vivacité de pensée, cette force d'être non seulement l'organisateur des galeries-pilote mais le pilote d'une marche hardie vers un avenir lointain, René Berger nous les a vraiment proposées par son exemple ; une force qui avait besoin quelquefois du sourire, pour se faire entendre et accepter. Je me rappelle, parce qu'on égrène aujourd'hui les beaux souvenirs des instants privilégiés où l'on a parcouru un peu ensemble la planète : une fois, on était à Moscou, on parlait d'art moderne et d'art populaire, sous les auspices de l'A.I.C.A., et voilà René qui effraie nos interlocuteurs en leur citant la bombe atomique comme un élément du folklore contemporain! Mais il se montrait un brin provocateur pour faire passer des vérités, pour faire excuser la rigueur, la précision scientifique, par la force saillante des formules et par cet effet de surprise. Il y eut un bel hommage qu'on lui avait rendu en '81, où quelqu'un avait parlé de l'effet Berger : " l'effet Berger ", comme on parle de " l'effet Joule " dans la science, ça doit être quelque chose d'incontournable, d'une évidence, comme disait Guy Weelen, qui n'a pas besoin de démonstration. Il me semble que dans cet " effet Berger " la place de la surprise tonique est très importante. Il faut savoir s'étonner, poser les justes questions, pour réaliser vraiment une démarche qui soit à la mesure de notre temps. Le prix de cet exemple n'est pas simplement dans la foi à l'avenir, dans ce côté futurologue. Mais ce qui est intéressant c'est que plus il avance et plus il pousse en profondeur la réflexion sur interdisciplinarité et transdisciplinarité, René Berger se sent appelé vers une pensée qui ait le courage du transcendant.

Au-delà du constat que lui fournissait l'histoire de l'art et de la communication, il veut dépasser cette condition de périscope individuel tourné vers l'océan cosmique de la société, il veut nous entraîner dans une envolée de la pensée qui, tout en restant rigoureuse, exprime un besoin de dépassement. Ainsi, face à la peur d'une connaissance platement parcellaire, qui menace notre époque, il a ressenti l'intuition bénéfique d'un tel grand besoin spirituel. Il est venu plusieurs fois en notre pays, - il y a ici des témoins, qui nous filment en ce moment, de ses interviews éclatantes livrées à notre Télévision - et je ne peux oublier qu'il vînt dans notre pays sur les traces d'un autre grand Suisse, Le Courbusier, qui en 1911, durant son voyage en Orient, passa par Bucarest et lança cette note tout à fait remarquable, dans une de ses lettres : " Bucarest est un dimanche toute la semaine ". Le jeune architecte sortait de la grisaille de l'atelier berlinois de Behrens, il sentait un besoin de disponibilité, de joie de vivre : au-delà de tout formalisme de l'efficacité et de toute religion du rendement. En cela - c'est notre faiblesse mais c'est notre force aussi, dans ces parages - en cela il fut vraiment comblé. René Berger, avec sa structure de pensée complexe, avait tout de suite trouvé le moyen de se mettre à l'unisson avec ces réserves cachées de liberté et de disponibilité intérieures. Et je me rappelle, il y a trois ans, on fêtait ensemble, sous le signe de l'UNESCO, la mémoire d'Henri Focillon, un de nos grands ancêtres dans le métier, et il se trouvait au cours d'une interview, à deux pas d'une des plus belles églises du XVIème siècle, celle d'Arbore. Arbore c'est en roumain le nom pour l'arbre - et c'est une église qui a une sveltesse vraiment organique, qui s'élance avec une pureté extraordinaire et dont les théories, les séries de saints et de prophètes, s'avancent d'un pas léger, délavées un peu par le temps, avec une légèreté qui lui inspira une image essentielle : celle - nous dit René - d'un vaisseau spatial. Le Moyen Age, et tout ce passé vers lequel il revient avec des forces accrues après avoir prospecté l'avenir, il sait lui deviner les élans irréductibles. Et là, à Arbore, dans l'axe de l'église, sous la fenêtre qui marque et scelle la construction axiale, il y a un Saint Christophe qui porte, comme d'habitude, la figure de l'enfant Jésus ; tandis que, de sa main gauche, il tient une branche coupée et morte, mais qui fleurit pourtant. Je pense que, de même, tout ce qui est immense héritage du passé dans l'intelligence de René Berger est destiné à fleurir et trouver, à son souffle novateur, une transparente vitalité.

DAN HAULICA

Ambassadeur de la Roumanie à l'UNESCO
Vice-Président du Conseil Exécutif de l'UNESCO


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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