EDGAR MORIN

De la réforme de l'Université


La double mission

L'Université doit-elle s'adapter à la société ou la société doit-elle s'adapter à l'Université? Vous devinez que je refuserai l'alternative, telle quelle, et que je tenterai de la dépasser de façon complexe.

Bien qu'elle ait des antécédents à Bagdad et à Fez, l'Université, comme il a été souvent dit, est le grand cadeau de l'Europe médiévale à l'Europe moderne. En moins de deux siècles, une constellation d'universités a jailli de Bologne à Upsala, de Coimbre à Prague. L'Université est conservatrice, régénératrice, génératrice. Elle conserve, mémorise, intègre, ritualise un héritage cognitif ; elle le régénère en le réexaminant, l'actualisant, le transmettant ; elle génère du savoir et de la culture qui vont alors rentrer dans l'héritage.

A ce titre l'Université a une mission et une fonction trans-séculaire, qui, via le présent, va du passé vers le futur; elle a une mission trans-nationale qu'elle a gardée en dépit de la tendance à la clôture nationaliste des nations modernes. Elle dispose d'une autonomie qui lui permet d'effectuer cette mission.

Selon les deux sens du terme conservation, le caractère conservateur de l'Université peut être soit vital, soit stérile. La conservation est vitale si elle signifie sauvegarde et préservation, car on ne peut préparer un futur qu'en sauvant un passé, et nous sommes dans un siècle où de multiples et puissantes forces de désintégration culturelle sont en oeuvre. Mais la conservation est stérile si elle est dogmatique, figée, rigide. Ainsi la Sorbonne a condamné toutes les avancées scientifiques du 17ème siècle, et la science moderne s'est en grande partie formée hors des universités au cours du 17ème siècle.

Mais l'Université a su répondre au défi du développement des sciences en opérant sa grande mutation au 19ème siècle. Elle s'est laïcisée, c'est à dire ouverte à la grande problématisation devenue généralisée et fondamentale, qui, issue de la Renaissance concerne le monde, la nature, la vie, l'homme, Dieu. L'Université est devenue le lieu même de la problématisation, recueillant en elle l'essence de la culture européenne moderne, et par là elle s'est inscrit plus profondément dans sa mission trans-séculaire, renouant pleinement avec l'antiquité, grecque et romaine, et se tendant vers un futur cognitif à découvrir ou conquérir.

La première mutation institutionnelle s'opère à Berlin en 1809 où Humboldt bénéficie de l'appui d'un "despote éclairé".

La laïcisation est la base de la réforme ; elle établit l'autonomie de l'université vis à vis de la religion et du pouvoir ; elle instaure la liberté intérieure (le principe du libre examen), elle installe de façon centrale la problématisation.

La réforme introduit les sciences modernes avec la création de départements que vont se multiplier avec les sciences nouvelles. L'Université va désormais faire coexister -hélas seulement coexister et non communiquer- les deux cultures, la culture des humanités et la culture de la scientificité.

En créant les départements, Humboldt avait très bien vu le caractère trans-séculaire de l'intégration des sciences dans l'Université. Pour lui l'Université ne pouvait avoir pour vocation directe une formation professionelle (convenant aux écoles techniques) mais une vocation indirecte par la formation d'une attitude de recherche.

D'où la double fonction paradoxale de l'Université : s'adapter à la modernité scientifique et l'intégrer, répondre aux besoins fondamentaux de formation, fournir des enseignants pour les nouvelles professions mais aussi fournir un enseignement meta-professionnel, meta-technique.

Ici nous retrouvons la mission trans-séculaire, où l'Université appelle la société à adopter son message et ses normes :

  1. Inoculer dans la société une culture qui n'est pas faite pour les formes provisoires ou éphémères du hic et nunc , mais qui est pourtant faite pour aider les citoyens à vivre leurs destins hic et nunc ;

  2. Défendre, illustrer et promouvoir dans le monde social et politique des valeurs intrinsèques de la culture universitaire : 1'autonomie de la conscience, la problématisation (avec cette conséquence que la recherche doit demeurer ouverte et plurielle), le primat de la vérité sur l'utilité, l'éthique de la connaissance ;

  3. D'où cette vocation exprimée par la dédicace au fronton l'Université de Heidelberg : " à l'esprit vivant ".

Il y a complémentarité et antagonisme entre les deux missions, s'adapter à la société et adapter à soi la société : 1'une renvoie à l'autre en une boucle qui devrait être productrice. Il ne s'agit pas seulement de moderniser la culture : il s'agit aussi de culturiser la modernité.


Les défis du 20ème siècle


Le 20ème siècle a jeté plusieurs défis à la double mission.

Il y a tout d'abord une pression sur-adaptative qui pousse à conformer l'enseignement et la recherche aux demandes économiques, techniques, administratives du moment, à se conformer aux dernières méthodes, aux dernières recettes sur le marché, à réduire l'enseignement général, à marginaliser la culture humaniste. Or, toujours dans la vie et dans l'histoire, la sur-adaptation à des conditions données a été, non signe de vitalité, mais annonce de sénescence et de mort, par perte de la substance inventive et créatrice.

Il y a de plus la compartimentation et la disjonction entre culture humaniste et culture scientifique, qui s'est accompagnée de la compartimentation entre les différentes sciences et disciplines. La non-communication entre les deux cultures entraine de graves conséquences pour l'une et pour l'autre. La culture humaniste revitalise les oeuvres du passé, la culture scientifique ne valorise que les acquis du présent. La culture humaniste est une culture générale, qui via la philosophie, l'essai, le roman, pose les problèmes humains fondamentaux et appelle la réflexion. La culture scientifique suscite une pensée vouée à la théorie, mais non une réflexion sur le destin humain et sur le devenir de la science elle-même. La frontière entre les deux cultures traverse de part en part la sociologie, mais celle-ci en est écartelée au lieu de tenter une navette qui les relie.

Tout cela nécessite une réforme de pensée. Le savoir médiéval était trop bien organisé et pouvait prendre la forme d'une " somme " cohérente. Le savoir contemporain est dispersé, disjoint, cloisonné. Déjà une réorganisation du savoir est en cours. L'écologie scientifique, les sciences, la terre, la cosmologie sont des sciences polydisciplinaires qui ont pour objet non un territoire ou un secteur, mais un système complexe : l'eco-système, et plus largement la biosphère pour l'écologie, le système terre pour les sciences de la terre, et l'étrange propension de l'univers à former et ruiner des systèmes galactiques et solaires pour la cosmologie.

Partout est reconnue la nécessité de l'interdisciplinarité, en attendant qu'on reconnaisse celle de la transdisciplinarité, que ce soit pour l'étude de la santé, de la vieillesse, de la jeunesse, des villes, mais la transdisciplinarité n'est une solution que dans le cas d'une réforme de pensée. Il faut substituer une pensée qui relie à une pensée qui disjoint, et cette reliance demande que la causalité unilinéaire et unidirectionnelle soit remplacée par une causalité en boucle et multiréférentielle, que la rigidité de la logique classique soit corrigée par une dialogique capable de concevoir des notions à la fois complémentaires et antagonistes, que la connaissance de l'intégration des parties dans un tout soit complétée par la connaissance de l'intégration du tout à l'intérieur des parties. La réforme de pensée permettra de freiner la régression démocratique que suscite, dans tous les champs de la politique, l'expansion de l'autorité des experts, spécialistes de tous ordres, ce qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens, condamnés à l'acceptation ignorante des décisions de ceux qui sont censés savoir, mais en fait pratiquent une intelligence aveugle, parce que parcellaire et abstraite, brisant la globalité et la contextualité des problèmes. Le développement d'une démocratie cognitive n'est possible que dans une réorganisation du savoir, laquelle appelle une réforme de pensée qui permettrait, non seulement de séparer pour connaître, mais aussi de relier ce qui est séparé.

Il s'agit d'une réforme beaucoup plus profonde et ample que celle d'une démocratisation de l'enseignement universitaire, et de la généralisation de l'état d'étudiant. Il s'agit d'une réforme, non pas programmatique, mais paradigmatique qui concerne notre aptitude à organiser la connaissance .

Toute réforme de ce type suscite un paradoxe: on ne peut réformer l'institution (les structures universitaires) que si l'on a réformé au préalable les esprits ; mais on ne peut réformer les esprits que si on a au préalable réformé l'institution.

C'est là une impossibilité logique, mais c'est de ce type d'impossibilité logique dont se moque la vie. Qui éduquera les éducateurs ? Il faut qu'ils s'auto-éduquent et s'éduquent à l'écoute des besoins criants du siècle, dont sont porteurs aussi leurs étudiants.

Certes, la réforme s'annoncera à partir d'initiatives marginales, souvent jugées aberrantes ; mais ce sera à l'Université elle-même d'accomplir la réforme. Dans son rapport annuel de 1986, le président de Harvard déclarait : " Ni le jeu normal de la concurrence, ni les efforts délibérés des réformateurs extérieurs n'ont été capable de garantir un haut niveau constant d'activité. C'est à l'Université en définitive que doit revenir cette tache vitale ".

Oui, il faut des idées extérieures, des critiques et des contestations extérieures, mais il faut surtout une interrogation intérieure. La réforme viendra de l'intérieur par retour aux sources de la pensée européenne moderne : la problématisation ; aujourd'hui, il ne faut plus seulement problématiser l'homme, la nature, le monde, Dieu, il faut problématiser le progrès, il faut problématiser la science, il faut problématiser la technique, il faut problématiser ce que nous croyions être la raison et qui n'était souvent qu'une abstraite rationalisation.

Une psychologie cognitive élémentaire nous rappelle quelques évidences qu'on n'aurait jamais du oublier :

1. Le cerveau humain est, comme le disait H. Simon, un G.S.P, " general setting problems " et " general solving problems ". Plus puissante est son aptitude générale, plus grande est son aptitude à traiter des problèmes particuliers.

2. La connaissance progresse principalement, non par sophistication dans la formalisation et l'abstraction, mais par capacité à contextualiser et à globaliser. Cette capacité nécessite une culture générale et diversifiée, et, stimulée par cette culture, le plein emploi de l'intelligence générale, c'est à dire de l'esprit vivant .

Voilà la perspective historique pour le nouveau millénaire. L'Université doit se dépasser pour se retrouver elle-même.

EDGAR MORIN



Congrès de Locarno, 30 avril - 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO


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