GIUSEPPE DEL RE

Philosophie de la Nature et philosophie de la science dans un
projet de formation universitaire transdisciplinaire



Axiome de départ. L'homme doit avant tout établir un rapport sain, un rapport d'équilibre avec ce qui l'entoure, et c'est à l'intérieur de ce contexte naturel et social que la formation à l'esprit créateur doit se faire.


1. Signification des termes

Certains termes utilisés dans ce document sont très techniques, et il est prévu qu'ils ne soient pas transférés au niveau enseignement.

Universitaire. On acceptera ici le terme 'universitaire' dans le sens qu'il a pris (ou est en train de prendre) depuis quelque temps dans tous les pays occidentaux, et qui a été exporté à beaucoup les pays en voie de développement sur le modèle des EUA -- formation technique et professionnelle d'élèves qui partent d'une préparation scolaire juste suffisante pour l'exercice des droits et des devoirs minimaux du citoyen.

Philosophie de.... Compte tenu de la signification attribuée au terme 'universitaire', on doit l'entendre comme " étude transdisciplinaire de la manière de poser les problèmes et de voir les choses qui sont à la base de... " 11 faudrait peut-être éviter le mot même de philosophie.

Épistémologie. Au niveau formation, on devra considérer ce terme comme synonyme de 'philosophie de la science'. En accord avec ce qui a été dit pour le terme 'philosophie' elle devra présenter les méthodes qui permettent d'établir et d'enrichir des connaissances " scientifiques ", dans le cadre de la conception de réalité et de vérité de l'homme ordinaire.

Conception du monde. Ce terme est utilisé ici pour désigner ce complexe de croyances et de connaissances qui détermine l'attitude que chaque personne humaine prend vers les autres personnes et le monde que l'entoure. On se rendra facilement compte de deux points qui intéressent ici :

  1. Tout projet de formation doit être compatible avec l'essentiel de la conception du monde dominante dans la société où il sera réalisé, même si son but à long terme est d'en modifier certains aspects (p. ex. le fatalisme).

  2. Toute activité professionnelle ou technique comporte des choix qu'un homme responsable devrait faire en tenant compte de certains principes éthiques (p. ex. le respect pour la Nature) qui découlent de sa conception du monde. La philosophie de la Nature ou réflexion sur les rapports entre l'homme et la Nature est l'analyse critique qui permettra de prendre en compte ces deux points. Elle comprendra nécessairement des éléments d'anthropologie.


2. Projet concret

Le projet " philosophie de la Nature et de la science " visera donc à proposer aux élèves de première année d'université une réflexion sur la Science et sur la Nature dépassant les différentes disciplines et donc transdisciplinaire. Il s'agit de rendre fertile en eux ce terrain commun sur lequel doivent s'implanter les connaissances spéciales pour qu'elles deviennent un savoir qui pourra être appliqué pour améliorer les conditions existentielles et matérielles en tenant compte de toutes les circonstances et les risques d'une réalité concrète. Il s'agit aussi de leur fournir des modèles humains de référence.

A. Harmonie. Il est probable que le concept central sera celui d'équilibre harmonieux dans les relations de chaque individu avec son corps et son moi, avec les autres hommes et avec son environnement. Ce concept d'équilibre implique savoir s'adapter à la Nature dans le sens de savoir apprécier et respecter ce qui évolue d'une façon harmonieuse, naturelle, spontanée, tout en s'en servant pour l'homme, qui fait partie de cet équilibre.

    C'est un aspect de la philosophie de la Nature qui n'est pas spéculation de spécialistes, ou de penseurs d'un grand niveau, qui est surtout attitude vers le monde extérieur, attitude vers la Nature, ce thème typiquement transdisciplinaire parce que c'est là que débouchent les différentes disciplines, et se retrouvent en présence du facteur humain.

Procédés. Comment le transmettre aux jeunes? Nous envisageons des cours et des travaux pratiques qui combinent deux volets essentiels :

a. Leçons de l'histoire des sciences et des techniques.

b. La Nature en tant que système auquel participent tous les êtres vivants.

    L'homme doit apprendre à regarder la Nature, et à s'en servir tout en la respectant, sans lui faire violence, comme un jardinier qui essaie de favoriser tout ce qui est vrai, qui est beau, qui est bon. C'est une forme d'éducation qui prend deux aspects différents dans la civilisation occidentale et dans celles du tiers monde. Dans nos pays il faut surtout mettre l'accent sur l'éducation à regarder qu'est ce qui est naturel, et à le modifier éventuellement dans des limites et des directions qui le laissent foncièrement naturel. Dans le tiers monde le problème est différent: les gens acceptent ce qui se passe, ils n'ont même pas l'idée qu'on puisse intervenir pour modifier certaines situations. Tout cela a des conséquences aussi négatives que l'exploitation inconsciente de la Nature et de ses ressources dans la civilisation occidentale. Par exemple, l'absence de pratiques agricoles, l'absence de soins pour les forêts ont amené à remplacer par le désert certaines régions forestières de montagnes en Europe du Sud comme sur les Andes, soit en raison de certains changements de climat, soit en raison de la présence de la population humaine, donc pour des causes naturelles, dont on aurait pu pourtant contrôler les effets.

Dangers. Le sujet des rapports avec la Nature a été l'objet de prises de position idéologiques et même un outil du racisme. Pour éviter ce danger très grave, il faudra :

  1. Ne travailler que sur des cas concrets, choisis de manière à ne pas pouvoir servir de soutient pour des thèses politiques ou idéologiques ;

  2. Utiliser des textes qui auront été préparés dans un esprit de tolérance et d'ouverture fondé sur le respect de la personne humaine de n'importe quellerace ou religion;

  3. Choisir des exemples où l'on peut montrer l'importance de ne pas accepter la première solution d'uin problème qui vient à l'esprit (exemple des lapins et des dingos en Australie),

B. Esprit critique. La formation à l'esprit critique doit habituer l'élève à se poser des questions comme : pourquoi cela se passe ainsi et pas autrement? Est-ce qu'on pourrait modifier la situation par une intervention technique? L'habitude à se demander " pourquoi? " est celle qui doit venir avant tout, parce que, comme on sait bien, la tendance spontanée de l'homme pour satisfaire sa curiosité consiste à créer des mythes.

    Par exemple, pour répondre aux questions " Pourquoi la Lune se lève une heure plus tard chaque jour? Pourquoi a-t-elle ses phases? " toute sortes de mythes ont été proposés au cours de l'histoire, et même l'homme de la rue de notre époque serait bien content d'accepter des explications en termes d'esprit, d'énergie cosmique, de conjonction de planètes, etc. Il ne réalise pas la différence qu'il peut y avoir entre un mythe et des hypothèses scientifiques sérieuses comme celles qui sont à la base de théorie de l'évolution. Bien sûr beaucoup de gens savent au moins que la lune se lève parce que la Terre tourne, mais pour eux c'est encore un mythe, parce qu'ils n'ont aucune idée de comment on l'a prouvé, si c'est vrai: ils font confiance aux grands prêtres de la science qui leur l'ont dit, par l'intermédiaire des média. Bref, nous avons les grands prêtres et les sorciers d'un côté et de l'autre, dans le monde développé ainsi que dans le monde en voie de développement. Malheureusement, au niveau du pourquoi, l'ignorance est distribuée en mesure uniforme sur toute la planète.

Une formation transdisciplinaire de base doit donc être une formation à la rigueur dans l'établissement des faits ainsi qu'à la recherche attentive des causes. Former au sciences naturelles et humaines.

Scire per causas. Autrefois on définissait la science (en tant que contraire de l'ignorance) comme scire per causas -- connaître (de façon critique et contrôlée) en termes de causes. C'est précisément la formation de l'esprit scientifique contenu dans cette définition que nous devons considérer comme le but primaire d'une formation universitaire transdisciplinaire de base (premières années). Une telle formation ne doit pas être riche en termes compliqués, en distinctions subtiles, mais plutôt résulter d'un programme où il y a plein d'exemples simples et concrets, qui habituent toujours à se poser et si possible à répondre aux deux questions déjà évoquées :

  1. Est-ce que je suis vraiment sûr des faits ?

  2. Pourquoi cela s'est passé ainsi et pas autrement ?

Ces questions comprennent le volet " comment " auquel on voudrait limiter la technique et la science surtout dans les pays anglo-saxons. Le fait est que le know-how sans la capacité de se demander 'pourquoi?' pour identifier les chaînes cause-effet ne permettra même pas à un mécanicien d'effectuer une réparation non prévue dans un manuel.

Procédés. Il faudra prévoir deux volets du programme des cours :

    a. Analyse de cas historiques exemplaires pour montre l'importance d'un esprit critique bien formé (p. ex. la preuve de Galilée que la Lune ne peut pas être un miroir convexe) et pour montrer la manière de regarder les choses du savant (Lavoisier et le concept d'élément Faraday et le champ électrique, Champollion et les hyéroglyphes, Kekulé et la liaison chimique).

    b. Épistémologie fondamentale:

    1. analyse des concepts;

    2. analyse logique;

    3. critique des données des sens;

    4. méthodologie de l'observation et de la vérification;

    5. éléments généraux d'une explication scientifique (principes, axiomes, lois, théorèmes, paradoxes, etc.).

Ici aussi il faudra travailler avec un langage très simple et des exemples familiers aux élèves. Un exemple utilisé dans un cours de philosophie de la science pour ingénieurs (GDR au Pérou) partait de la considération que pour l'innovation il ne suffit pas de décider que les automobiles sont un produit où l'innovation est nécessaire, mais se demander qu'est-ce c'est qu'une automobile dans ce contexte créatif: un véhicule à quatre roues? un véhicule à moteur? un moyen de transport privé? un symbole d'indépendance?). Il faudra aussi faire appel à l'histoire, aussi bien pour expliquer par quel chemin les choses sont devenues ce qu'elles sont aujourd'hui

Dangers. Ici aussi le danger d'utilisation pour des fins idéologiques est sérieux. Par exemple, on pourrait choisir le concept d'homme pour parvenir à n'importe quelle conclusion préconçue. Encore une fois, la seule manière d'éviter ces risques consiste à proposer des textes contenant des exemples choisis par une commission d'experts de manière à donner un guide et à laisser à ceux qui sont chargés de l'enseignement seulement l'élaboration personnelle des différents exemples. C'est le problème de la formation des formateurs.

GIUSEPPE DEL RE



Congrès de Locarno, 30 avril - 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO


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