RENÉ PASSET

Le développement durable :
De la transdisciplinarité à la responsabilité


Résumé :

Depuis les années 1980, l'apparition des atteintes dites "globales" portées à la biosphère met en cause, non plus de simples dysfonctions de l'appareil économique, mais la logique même d'un développement qui menace désormais les mécanismes régulateurs de la Planète. La question du "développement durable", qui émerge alors, concerne à la fois les sphères économique, humaine et naturelle.

Elle s'étend au très long terme de la solidarité intergénérationnelle dont le "principe responsabilité" du philosophe Hans Jonas s'efforce de justifier les fondements L'éthique frappe à la porte de l'économie. Celle-ci a-t-elle quelque chose à dire en la matière ?

C'est fort judicieusement que l'on associe l'économétrie de l'environnement à la transdisciplinarité.

L'économique, en effet, activité de transformation du monde finalisée par la satisfaction des besoins humains, circonscrit un ensemble d'activités de production, de répartition d'échange et de consommation qui, pour aussi fondamentales qu'elles soient, restent spécifiques et ne sauraient englober la totalité des conduites et des préoccupations humaines.

Au-delà du champ où elles se développent, s'étendent les vastes domaines de la gratuité de l'affectivité, de l'esthétique, des convictions morales, philosophiques, religieuses. Ces valeurs en un mot par lesquelles les hommes donnent sens à leur vie.

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Et l'humain à son tour est immergé dans le vivant: l'homme, créature non point comme les autres mais parmi les autres, se développant en interdépen-dance avec elles et le milieu qui les porte.

Ainsi se dessinent trois sphères régies par une relation d'inclusion en fonction de laquelle ce qui se passe au sein de chacune d'elles concerne les autres sans que cela remette en cause leur spécificité.

Portée par la sociosphère et la biosphère, la sphère économique qui leur appartient les porte aussi en elle.

Pourtant, jusqu'à une date récente, elle a pu, en pratique, négliger légitimement ces interdépendances:

  • Pourquoi se serait-elle souciée d'un milieu naturel auquel elle n'infligeait que des atteintes superficielles, pour la plupart réversibles, dont les forces de la nature se chargeaient de réparer d'elles-mêmes les traces ?

  • Pourquoi se serait-elle embarrassée de longues réflexions sur ses finalités humaines, alors que le "plus" se confondait avec le "mieux": plus de blé suscitait à coup sûr plus de bien être.

Tournée vers elle-même et se pensant comme une activité unidimensionnelle et quantitative, l'économie se pensait en même temps comme finalisée par la réalisation du bonheur humain

Aujourd'hui les conventions légitimement simplificatrices d'hier deviennent de dangereuses aberrations. Le développement durable en effet ne constitue pas un problème comme les autres, à côté des autres, mais il implique un "passage aux limites" à travers lequel comme tout système en "transition de phase", l'économie voit se modifier son mode de fonctionnement, ses mécanismes régulateurs et se déplacer les moteurs de son développement:

  • Limite de saturation de besoins à partir de laquelle aucune augmentation de consommation d'un bien surabondant ne peut compenser la perte d'une unité d'un autre bien, lorsqu'un produit est surabondant, son accumulation ne crée aucune satisfaction nouvelle et la destruction des excédents n'en supprime aucune ; aujourd'hui le monde développé en est à ce stade pour un certain nombre de marchandises dont on s'efforce de réduire la production ou de facteurs que l'on remet en jachère, encombrements, pollutions, apparition d'une pathologie liée à la pléthore... à coup sûr, le quantitatif et la qualitatif ne marchent plus du même pas.

  • Limite de reproductibilité à partir de laquelle aucune réduction du flux de prélèvement d'une ressource naturelle ne peut être compensée par une intensification de l'effort en capital technique ; une telle compensation ne peut, lorsque les taux de reproduction du premier sont dépassés par les prélèvements - et même si cela contribue pour un temps très court à maintenir un flux de production constant - qu'accélérer l'épuisement de la ressource, la thèse néoclassique de la substitution devient ici une illusion néfaste complice de l'épuisement de multiples ressources.

L'économie se trouve donc condamnée à sortir de son splendide isolement pour se penser dans sa relation avec les sphères dont elle contient les dimensions en même temps qu'elle est contenue par elles. Elle ne saurait enfreindre leurs régulations sans compromettre sa propre pérennité. Mais, incapable de produire les normes de leur reproduction - qui n'ont rien à voir avec les lois de la production ou de l'échange marchand - elle doit les appréhender dans leur propre logique:

  • Logique de la sphère humaine où se forment les valeurs socioculturelles qui doivent orienter l'ensemble des activités humaines ; le nier, c'est substituer à ces valeurs, les préceptes d'optimisation concernant le champ limité des activités économiques et en faire les valeurs suprêmes des sociétés, si c'est cela que l'on veut, il faut le dire et si ce n'est pas cela, il faut en tirer les conséquences.
    C'est aussi par la médiation de cette sphère - à travers les comportements, les rapports de forces entre groupes et les arbitrages (ou pseudo-arbitrages) institutionnels - que se décident les grandes orientations des politiques nationales ainsi que l'usage que les hommes font des opportunités offertes par l'évolution des technologies mises à leurs dispositions.

  • Logique de la biosphère où c'est de la matière et de l'énergie que véhiculent les grands cycles biogéochimiques et où c'est par les flux physiques et matériels qu'elle prélève et transforme - non par les flux monétaires - que s'établit l'interface avec l'économie.

    Cette situation condamne les systèmes économiques à redécouvrir la dimension physique (matérielle et énergétique) des flux qu'ils brassent: "Du point de vue de l'environnement, ce sont les aspects physiques de l'activité économique qui importent directement : prélèvement de ressources, accumulation et dispersion de déchets ou rejets polluants, transformation de l'espace et des écosystèmes qui s'y logent" (C.G.P. "L'économie face à l'écologie" - 1993).

Cependant, le même progrès technique qui accroît notre capacité de transformer les choses, modifie également le regard que nous portons sur elles et remet en cause les grilles de lecture par lesquelles nous interprétons leur fonctionnement. Une longue évolution allant du plus consistant au moins palpable nous a fait découvrir successivement la matière et le déterminisme mécaniste, puis l'énergie et le déterminisme statistique, nous abordons aujourd'hui le champ de l'immatériel et de ce que nous appellerons le hasard créateur.

A l'élargissement d'une problématique s'ajoute l'approfondissement d'un regard. Et c'est très exactement ce qu'exprime la notion de transdisciplinarité, terme dans lequel le préfixe "trans" signifie conjointement "à travers" et "au-delà" Ce sont cet "à travers" et cet "au-delà" qui vont nous guider maintenant :

  • dans la traversée des sphères qui englobent l'économie ;

  • dans un regard de la destruction créatrice qui nous conduit à replacer l'homme au coeur des choses, l'homme de Protagoras "mesure de toutes choses", transcendant celles-ci et nous invitant à porter notre regard "au delà" de ce qu'elles sont ;

  • dans la synthèse enfin de cet "à travers" et cet "au delà" suscité au plan éthique par l'interrogation sur les responsabilités qui lui échoient en raison de ses nouveaux pouvoirs sur le monde et sur lui même.



1. LE DEVELOPPEMENT DURABLE "À TRAVERS" LES SPHERES


Notre époque se caractérise par la rencontre - le télescopage - de deux phases de l'évolution économique. D'une part, l'apogée (donc le début du déclin) d'un développement à base énergétique et matérielle, symbolisé par le réacteur nucléaire et déterminé par la concentration, le gigantisme, l'organisation hiérarchique, l'importance des bouleversements infligés au milieu. Cette situation soulève la question de la reproduction des systèmes économiques dans le temps que traduit l'expression "développement durable" ou "soutenable" D'autre part, l'émergence d'un développement symbolisé par l'ordinateur et déterminé par le déplacement des forces motrices de l'économie vers l'immatériel. Cette évolution favorise l'émergence de formes de production et de structures en réseaux moins traumatisantes que les précédentes, pour les espaces et les milieux naturels ; mais elle véhicule aussi indirectement une logique de développement dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne situe ni les hommes, ni les espaces, au coeur de ses préoccupations.

L'apogée de l'énergétique

Le thème du développement durable est lié à la capacité de transformation du monde que la société de l'énergétique met à la disposition des hommes. Il émerge à partir des "année 80" avec l'apparition des pollutions dites "globales" (déchirure de la couche d'ozone, effet de serre, réduction de diversité spécifique...). Ce concept souligne le risque de perturbation des grands mécanismes régulateurs de la planète. De l'environnement, nous passons à la Biosphère, système complexe autorégulé et auto-reproducteur d'interactions, dans les régulations et la reproduction de laquelle la vie - donc l'espèce humaine - joue un rôle fondamental.

Le "développement" ne saurait donc se confondre avec une simple croissance quantitative mesurée par l'augmentation du produit national. On le définira comme une "croissance complexifiante multidimensionnelle":

  • "complexifiante" car accompagnée d'un double mouvement de diversification et d'intégration permettant au système de croître en se réorganisant sans perdre sa cohérence: la firme en s'étendant s'organise en services et départements, tous interconnectés; la Nation diversifie ses structures et ses activités mais son homogénéité dépend des relations (le "noircissement de la matrice") établies entre ces dernières,

  • "multidimensionnelle" dans la mesure où, par-delà l'économique au sens strict, est prise également en compte la qualité des relations établies entre les hommes au sein de la sphère humaine et avec leur environnement naturel : une croissance du PIB accompagnée d'exclusion sociale, de déculturation et d'une dégradation milieu naturel n'est pas un développement.

Ainsi se trouvent confrontées plusieurs logiques: celle qui préside au processus du développement et celles qui régissent les mécanismes assurant la reproduction des milieux naturel et humain. Pour être "durable" le développement doit "répondre aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre à leurs propres besoins" (G. H. Brundtland). Le très long terme de la solidarité intergénérationnelle fait ainsi son entrée dans la vie économique.

Là encore, la reproduction de la ressource humaine et de son milieu est posée au coeur de la problématique: "Vie et nature constituent un tout articulé" (K. Polany).

L'émergence de l'immatériel

Avec l'ordinateur, les moteurs du développement se déplacent de l'énergie vers la manipulation des codes, symboles, messages - I'information, l'immatériel. L'information est tout entière relation. L'importance de la relation dans les combinaisons productives devient prépondérante.

L'émergence de l'immatériel, en un sens, c'est d'abord - grâce à la substitution de l'information à l'énergie - la mise en place de processus productifs plus efficaces, et donc économes en flux réels : ainsi de 1973 à 1983 le PIB américain s'est-il accru de 37 % à consommation énergétique constante, dans le même temps, la productivité énergétique française dans le domaine céréalier a augmenté de 20%. Les exemples pourraient être multipliés : automobile, logement, métallurgie etc. Des "gisements" importants d'économies réalisables dans le proche avenir sont ainsi mis en évidence dans plusieurs domaines : transports, habitats, technologies.

Mais, l'émergence de l'immatériel, c'est aussi un ensemble de transformations profondes de l'appareil productif, dont les conséquences ne sont pas nécessairement positives.

La double évolution des transports et des technologies de l'information fait de la planète un seul et même espace. En toutes saisons, les productions agricoles ou industrielles se trouvent sur l'ensemble des marchés. La moindre variation des cours de bourse à Tokyo, Londres, New-York est instantanément transmise à l'ensemble des places. Tout se passe comme si le temps et l'espace avaient disparu pour laisser place à un vaste réseau immatériel d'interdépendances La finance accroît son emprise sur l'appareil productif (René Passet, "L'emprise de la Finance" in "Les Nouveaux Maître du Monde" Manière de Voir, Monde Diplomatique n° 28 nov 1995).

La logique à laquelle obéit celui-ci n'est plus de produire, mettre en valeur un territoire ou assurer le mieux-être des hommes mais de rentabiliser un patrimoine financier. Pour conserver -et a fortiori accroître - leurs parts de marché, les entreprises doivent réaliser des gains incessants de productivité : de l'ordre de 8 à 12% par an, selon des responsables d'industries exposées La conséquence de ce productivisme est double :

  • surexploitation de milieux naturels avec épuisement des ressources et pollutions de l'environnement, apparition à la limite de comportements aberrants aboutissant, avec l'exemple de la "vache folle" à ce qu'un productivisme effréné n'ayant d'autre finalité que lui-même débouche sur l'abattage d'un troupeau national - bel exemple de productivité - sans parler des dangers pour la santé humaine, mais en fait ne serait-ce point la maladie de "l'homme qui se transmettrait à la vache ?

  • cercle vicieux des surplus et investissements de productivité s'amplifiant mutuellement au détriment de l'emploi et au prix de l'exclusion des hommes, du déchirement du tissu social et d'une étonnante inversion de problématiques dans la mesure où le malheur humain est désormais présenté comme le moyen d'assurer le bon fonctionnement d'un appareil productif dont on se demande alors quel pourrait en être le sens...



2. AU DELA DES SPHERES: DEVELOPPEMENT DURABLE, DESTRUCTION CREATRICE ET RECENTRAGE SUR L'HOMME


A chaque époque, une correspondance s'établit entre la conception que les hommes se font de l'univers dans lequel ils vivent et le regard qu'ils portent sur les différents départements de cet univers.

Trois regards sur le monde et sur l'économie

La conception néo-classique de l'équilibre général relève directement du système newtonien de l'attraction universelle. Le monde est une horloge, un univers matériel et quantitatif strictement déterministe (le "démon de Laplace" a pour petit-frère le "commissaire-priseur de Walras"), répétitif et soumis à un temps absolu qui peut être lu dans le sens du passé aussi bien que de l'avenir.

La logique de l'horloge est de fonctionner correctement. Lorsqu'elle ne marque pas l'heure exacte, lorsque la sphère économique dégrade la nature, cela ne peut venir que des dysfonctions du système auxquelles on remédie en réglant la mécanique par l'internalisation des externalités que le marché laisse fuir.

Avec la thermodynamique de Carnot (née de la machine à vapeur), le regard se déplace de la matière à l'énergie. Les lois de probabilités régissant le comportement de la vapeur (et des gaz) combinent le désordre apparent des comportements moléculaires et le déterminisme des grands nombres. Si l'énergie se conserve (premier principe), elle se transforme et se dégrade irréversiblement en chaleur (deuxième principe: entropie). L'Univers tout entier s'achemine vers sa mort thermique. Marx et Engels suivant au jour le jour l'évolution de la nouvelle science, leur conception de l'histoire s'en inspire directement : l'autodestruction du capitalisme, qui est aussi une autodestructuration, se déroule selon un processus évoquant irrésistiblement celui de l'entropie. Plus près de nous, Georgescu-Roegen situe l'économie dans le mouvement de dégradation universelle que, selon lui, toute activité humaine ne peut qu'accélérer.

Aujourd'hui, la question posée au monde a changé : du fonctionnement de l'horloge ou de la machine à vapeur, elle se porte vers la création, I'évolution, la morphogénèse, la destruction créatrice.

En 1824, le livre fondateur de Carnot s'interrogeait sur le fonctionnement et le rendement des machines à feu, 120 ans plus tard, dans le même champ de la thermodynamique, celui de Schrödinger - What is life ? - pose la question de l'émergence de la vie.

La thermodynamique de Prigogine nous montre comment un apport suffisamment puissant d'énergie peut engendrer des "structures dissipatives". Von Foerster et Henri Atlan analysent les processus par lesquels l'ordre et la complexité surgissent du désordre. René Thom élabore une mathématique de la morphogénèse qu'illustrent les "catastrophes élémentaires". La théorie du chaos déterministe démontre que derrière le désordre apparent engendré par la sensibilité de certains systèmes à leurs conditions initiales (Lorenz) se dissimule un ordre caractérisé par la présence d'attracteurs étranges (Ruelle et Takens) dont la répétition fractale (Mandelbrot) révèle la présence à tous les niveaux de l'Univers.

L'ordinateur devient l'instrument privilégié en même temps que le symbole de ce nouveau regard.

Les implications de la destruction créatrice

Le fonctionnement, c'était la régularité la répétition. L'évolution, la construction, en revanche, c'est ce qui diverge et sort de la voie tracée, pour engendrer la nouveauté. Le singulier, le point critique à partir duquel un événement mineur, aléatoire vient rompre le cours ancien des choses, devient un fait scientifique. Mais en observant la naissance du tourbillon, les volutes d'une fumée, la formation d'un flocon de neige, c'est la construction de l'Univers que l'on essaie de comprendre.

A l'image de la répétition, puis à celle de la dégradation, succède celle d'une constante re-création locale dont la dégradation entropique constitue le prix. Sans doute le soleil s'éteint-il un peu chaque jour, mais son rayonnement qui véhicule cette dégradation, permet l'apparition et la complexification de la vie sur notre planète. Schumpeter, authentique visionnaire, l'avait compris avant l'heure : le développement économique est un processus de destruction--créatrice, ce n'est pas de l'accumulation des diligences qu'est sortie la révolution des transports, mais de l'apparition du chemin de fer, accompagnée de la disparition des modes anciens de déplacement.

Le développement durable s'inscrit donc dans ce mouvement qui, de la dispersion désordonnée de matières consécutive au Big-Bang originel, conduit au phénomène de complexification par lequel se forment les nébuleuses, galaxies, systèmes planétaires et qui, sur une planète au moins, se prolonge par le déploiement de la vie, de la pensée et de la conscience.

Il est donc faux d'affirmer que l'action humaine ne peut qu'accélérer la dégradation de la planète, tout comme il serait faux de prétendre, à l'opposé - avec certains partisans de "l'hypothèse Gaïa" - que la biosphère finira toujours quoique nous fassions par s'auto-réguler.

S'auto-réguler peut-être, mais les ajustements qui en résulteront se situeront-ils ou non dans les limites extrêmement fines permettant l'épanouissement de la vie ? Trois japonais, Atushi Tsuchida, Takaeshi Murota et Nabua Kawamiya - disciples du pionnier Tamanoï - prenant en compte le travail régénérateur des cycles biogéochimiques (et particulièrement du cycle de l'eau) montrent que l'activité économique n'accélère pas l'entropie si elle se situe dans les limites des capacités de régénération de ces cycles ("Entropy studies on Ecology and Economy", Tokyo, 1985).

Au respect passif des choses ou au combat défensif en retraite, se substitue la recherche positive d'une harmonisation.

C'est évidemment à l'homme qu'échoit la responsabilité de cette harmonisation.



3. AU PLAN ETHIQUE, LES FONDEMENTS DE LA RESPONSABILITE


Ne peut être responsable que celui qui dispose d'une certaine liberté d'action. Or c'est précisément la conception d'un homme acteur de l'histoire que nous livre la destruction créatrice.

L'homme, acteur de l'histoire

Où donc se situe dans la vision libérale-horlogère du monde cette liberté individuelle qui, par la grâce de la "main invisible", convergerait spontanément vers l'harmonie sociale ? Tout dans l'horloge n'est que déterminisme ; chaque élément se trouve dans la seule position qu'implique le jeu des forces auxquelles il est soumis. Veblen compare l'homo ecoenomicus à une bulle dont la position se situe à chaque instant au point d'équilibre de forces qui lui sont extérieures. L'homme non point acteur mais chien crevé, porté par le courant d'une histoire qui n'en est pas une, puisque aucun événement ne vient à aucun moment y rompre le cours programmé des choses...

La conception thermodynamicienne en revanche, concilie le comportement erratique des micro-éléments avec le déterminisme des grands nombres. Le sens de l'histoire s'impose aux hommes mais non les modalités de son cheminement. L'image du torrent, suggérée par Marx, illustre cette conception : il s'écoule inexorablement de la source à l'embouchure ; le nageur ne peut en remonter durablement le cours mais, s'il en a reconnu l'orientation, il peut choisir son parcours et hâter le moment de son arrivée. Sans cette marge de liberté individuelle, théories marxiennes de la "praxis" - l'action humaine dans l'histoire - et de la lutte des classes seraient incompréhensibles. L'homme, non point acteur de l'histoire qui se fait par-dessus sa tête, mais acteur dans l'histoire.

Dans un de ses derniers ouvrages ("Les Dieux et les Rois", Hachette, 1967), le Libéral Jacques Rueff, plus lucide que la plupart de ses contemporains appartenant à la même école, se ralliait à ce déterminisme statistique seul susceptible, disait-il à juste titre, de concilier la libre initiative individuelle avec l'existence de lois déterministes au niveau de la société globale. Maurice Allais, Edmond Malinvaud adoptent aujourd'hui une position identique.

La destruction créatrice va plus loin. Pourvu qu'il rencontre un milieu favorable, le micro-écart, loin d'être absorbé par la moyenne, s'étend, se propage et détermine le macrophénomène: de la molécule "déviante" qui au lieu de glisser se met à rouler, émerge le tourbillon. L'écart devient créateur. L'équilibre des forces au point critique, permet à une action minime, le plus souvent imprévisible, de faire basculer le cours des choses. Et cela s'applique fort bien aux sociétés humaines où les minorités agissantes, bien plus que la masse, influencent le déroulement de l'histoire Par définition, cette possibilité concerne le petit nombre Mais l'action sur le milieu de propagation, sans lequel rien n'est possible, dépend de tous. De deux hommes effectuant des tentatives comparables, l'un Krouchtchev, se heurtant à l'absence de réponse de ce milieu, se trouve rapidement balayé sans avoir durablement changé le cours des événements, l'autre Gorbatchev, déclenche - sans doute au-delà de ses espérances - un mouvement irréversible qui balaie le système et l'emporte lui-même.

Acteur de l'histoire donc, mais comme nous l'enseignent les systèmes chaotiques sensibles à leurs conditions initiales, d'une histoire susceptible de s'emballer et d'échapper à tout contrôle. Dans le monde contemporain, en effet, le développement des moyens de communication efface le temps et la distance, le moindre événement se vit en temps réel en tous les points du globe. Ce monde devient une gigantesque caisse de résonance. A la possibilité d'agir s'attache un impératif de vigilance. Acteur de l'histoire, l'homme de la destruction créatrice est donc une créature responsable.

Peut-on fonder objectivement une éthique de la responsabilité ?

La question de l'éthique fait donc son apparition en économie. Sans doute l'économie, pas plus qu'aucune autre science, ne peut-elle prétendre valider quelque système de valeur que ce soit ; mais elle ne saurait désormais éluder la question de sa responsabilité face aux générations futures.

Jusqu'à une date relativement récente, une ligne de conduite simple s'imposait aux hommes. Les conséquences directes de leurs actions ne dépassaient guère, dans le temps comme dans l'espace, le cadre clairement circonscrit des relations interpersonnelles. Elles ne mettaient en cause ni le bon fonctionnement de la biosphère, ni le sort des générations futures. L'attitude à recommander s'exprimait alors dans l'impératif catégorique de Kant: "Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle". Le caractère inéluctable de ce principe reposait sur la parfaite symétrie des droits et des devoirs qui en découlaient : si l'Autre est bien l'Autre pour moi, je suis également l'Autre pour lui, les droits que je revendique à son encontre sont donc également les droits qu'il possède à mon égard, c'est-à-dire mes devoirs envers lui ; mon droit fonde son droit, son devoir fonde mon devoir, et réciproquement.

Aujourd'hui, les conséquences de nos actes s'étendent à la planète toute entière et au sort des générations futures. La vie, la mort, la nature humaine deviennent manipulables. Devant les atteintes portées à la biosphère, les hommes peuvent étre individuellement innocents et collectivement responsables, tous coupables et victimes en même temps. Et surtout, il ne saurait exister entre générations présentes et à venir aucune réciprocité sur laquelle se fonderaient les droits et devoirs des uns envers les autres. Les générations futures, encore inexistantes, n'ont évidemment envers les générations actuelles aucun devoir qui justifierait cette réciprocité.

La symétrie est rompue. Celui qui se soucie du sort des hommes à venir, comme celui qui préfère (pour lui-même comme pour l'humanité) l'éclat immédiat d'un épanouissement sans lendemain à une longue existence dans la médiocrité, n'expriment que leurs préférences personnelles. Ni l'un ni l'autre ne peut démontrer qu'il a raison et que l'autre a tort. L'impératif catégorique ne s'applique plus à une telle situation, il faut trouver autre chose. C'est pourquoi le philosophe allemand Hans Jonas propose un "Principe Responsabilité" ainsi formulé: "Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre" (Hans Jonas, " Le Principe Responsabilité", traduction française, CERF, 1990)

Pour fonder ce principe, il tente de montrer que le respect de la vie découle de l'existence méme de celle-ci. La vie commence avec le métabolisme, cet ensemble de réactions chimiques par lesquelles l'organisme le plus élémentaire et le moins conscient se dissocie du milieu ambiant pour affirmer son existence, en l'opposant aux mécanismes qui tendraient à le dissoudre: "un soi s'annonce face au monde" dit Paul Ricoeur. Avec l'animal, apparaissent la crainte de disparaître, la quête de nourriture et la lutte pour la vie, un nouveau pas est franchi . "le soi s'intériorise", l'homme enfin producteur d'images et de symboles, donne des noms aux choses et les met en relation ; conscient d'être, il se pose la question de l'être. Jonas remarque à ce propos que la réponse à cette question est inévitablement auto-référentielle parce que la question même de la valeur n'a de sens que par rapport à l'être, le non-être en effet ne constitue ni une valeur, ni une non-valeur. Le prix des choses ne se révélant qu'à travers la menace de leur disparition, "l'heuristique de la peur" apparaît comme le révélateur indispensable de la valeur même de la vie, la prise de conscience devient alors affirmation, "un soi s'affirme" écrit encore Paul Ricoeur.

Du métabolisme à l'animal et à l'homme, l'affirmation et le processus ne se séparent pas l'un de l'autre. Nous ajouterons que le phénomène d'auto-transcendance - dépassement - qui mène l'évolution du Big-Bang à l'amibe et au cerveau humain vers toujours plus de complexité, est indissociable de la définition même de la vie. Celle-ci est à la fois auto-organisation, autorégulation, auto-régénération et auto-transcendance. Cela implique une authentique présence de l'avenir dans le présent.

Un point cependant semble résister : le contenu de l'existence "authentiquement humaine" que l'on entend assurer aux générations futures ne saurait être objectivement établi. Nous ignorons tout, en effet, de ce que seront les sources de satisfaction de ces dernières. Mais l'essentiel n'est pas là. Il se situe dans l'apparition de l'éthique dans le champ du questionnement économique. Responsables de la condition des générations à venir, nous ne pouvons plus ignorer cette interpellation.

Nous sommes-nous éloignés de l'économie ?

"Une personne, disait déjà Stuart Mill, ne sera vraisemblablement pas un bon économiste si elle n'est que cela...". Ce à quoi Keynes ajoutait que "tout économiste devrait être un tant soit peu mathématicien, historien, homme d'État et philosophe..."

RENÉ PASSET



Congrès de Locarno, 30 avril - 2 mai 1997 : Annexes au document de synthèse CIRET-UNESCO


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