ZAHIDA DARWICHE JABBOUR

"Le livre" d'Adonis : Ruptures et harmonies



Le dernier livre publié par Adonis et qui porte ambitieusement le titre Le Livre ne cesse de susciter les interrogations. Ce titre est, certes, provocateur. Le substantif "livre" est doté, en effet, dans le contexte linguistique arabe, d'une forte connotation spirituelle ; il désigne le savoir que Dieu a communiqué à ses fidèles sous forme de messages révélés à ses prophètes. Ainsi les juifs et les chrétiens sont "les gens du Livre", et Le Coran est Le Livre qui contient l'enseignement de l'Islam. Par ailleurs, Le Livre est utilisé dans Le Coran pour désigner la somme des actions commises par un être humain lors de sa vie et sur lesquelles portera le jugement divin le jour de la résurrection.

Dans un autre contexte, Mallarmé rêvait du "Grand-œuvre" : "un livre, tout bonnement, en maints tomes, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité et non un recueil des inspirations de hasard fussent-elles merveilleuses…" et qui serait "l'explication orphique de la Terre" [1].

Adonis prétendrait-il répondre à l'ambition mallarméenne et réaliser ce dont "le Maître des Mardis" n'a pu que rêver ? Ou son intention serait-elle encore plus audacieuse en voulant affirmer la parole du poète à l'égal de la parole divine ?

Afin d'éviter tout malentendu nous allons procéder à une lecture vigilante à laquelle le poète nous a toujours invités, dans ses écrits sur la poésie et sa réception. Conscient de la portée provocatrice du titre, il a eu la prudence de le compléter par deux sous-titres : Le premier figure à la page de couverture : Hier Le Lieu Maintenant ; le second sur une première page et il a une visée explicative : Manuscrit attribué à al-Mutanabbi, vérifié et publié par Adonis. L'écart entre ces deux sous-titres paraît évident au premier abord ; l'un est construit sur l'allusion et appartient au discours poétique — si l'on comprend par poésie l'art de la suggestion , le second relève plutôt du discours prosaïque. Cependant, la contradiction n'est qu'apparente, tel que nous allons le constater en dégageant la signification latente de chacun de ces deux sous-titres, ce qui nous aidera ultérieurement à clarifier la portée du titre du recueil.

Hier Le Lieu Maintenant, cette phrase qui n'en est pas une, parce qu'elle n'obéit à aucune règle de syntaxe, échappe aux lois de la logique conventionnelle. Elle est édifiée sur une énumération dont les constituants sont deux adverbes de temps et un substantif déterminé par un article. Or, cette infraction à la logique n'est qu'apparente, et la phrase se trouve dotée d'une logique interne qu'il faut chercher en creusant la surface des termes. Elle est construite sur une structure ternaire circulaire. "Maintenant" est relié à "hier" par un lieu qui est toujours le même ; "maintenant" est le prolongement d'"hier", pire encore, il en est la répétition. Comme si la durée n'évoluait pas sur un axe horizontal mais obéissait à un éternel retour où le même ne fait que se répéter inlassablement.

Cette durée n'est autre que la durée arabe, durée statique qui étouffe tout renouveau. A l'immobilité de la durée répond la fixité du lieu : l'espace géographique du monde arabe, immuable, confiné dans la tradition, à l'abri de toute évolution. Il s'ensuit que le premier sous-titre contient un constat auquel le poète veut confronter son lecteur : l'épuisement de la civilisation arabe devenue stérile à force de répéter un modèle considéré exemplaire et situé dans le passé.

Le second sous-titre, apparemment en rupture avec le premier, n'en est pas toutefois moins étroitement complémentaire. Adonis choisit al-Mutanabbi [2] comme un éclaireur qui va lui indiquer le chemin vers ce passé si glorifié, afin de le voir dans sa réalité. Pourquoi al-Mutanabbi précisémment ? C'est parce que, d'une part, ce poète vivait constamment un état d'exil spirituel et de rupture avec son époque, et d'autre part, parce qu'il avait un regard critique qui lui permettait de passer par-delà l'écorce de la réalité pour la saisir dans son essence. Peut-être aussi, et surtout, parce que ce poète, tel que son surnom l'indique [3] prétendait jouir du don de la prophétie. Ainsi l'intention adonisienne s'éclaire. Si le poète du Livre présente son recueil comme un manuscrit attribué à al-Mutanabbi, c'est qu'il avait trouvé en ce dernier un créateur dont la voix est susceptible d'épouser la sienne et de la magnifier tout en lui préservant une marge de discrétion.

Pour en revenir au titre, il est clair qu'Adonis veut nous présenter son livre comme contenant une parole véridique sur le passé de la civilisation arabe, lu à distance et saisi par un regard interrogateur et audacieux libéré des jugements préétablis et de toute tentation sublimatoire. Dans ce sens, Le Livre mériterait bien son titre, toute distinction établie entre le Livre sacré et le livre produit de l'esprit humain. La vérité qu'il prétend apporter relève du relatif et de l'histoire et ne peut en aucun cas rivaliser avec celle des livres révélés. Les frontières entre le poétique et le religieux demeurent bien respectées car le poète est celui qui expérimente de près les limites de la parole humaine.

Dissipée l'ambiguité du titre, Le Livre nous confronte à un nouvel embarras. En effet, il est difficile de classer cette écriture dans un genre reconnu tant elle est composite. Adonis y ose une aventure de l'écrit où il tente une réconciliation des genres, de telle sorte que les frontières entre le prosaïque et le poétique deviennent fragiles. On y rencontre un amalgame unique du poème libre, du récit historique, de la biographie et de l'autobiographie, de la parole brute et de celle essentielle, sans que pour autant le chaos s'y introduise. Le pari d'une écriture harmonisante y paraît gagné, c'est que le prosaïque est fécondé par le poétique qui y pénètre, presqu'à son insu, et que la fiction s'enracine dans la réalité et permet de mieux la saisir.

L'originalité de la conception de l'œuvre se répercute sur sa typographie. Chacune des pages de l'ouvrage se compose d'un texte encadré — formé lui-même de deux textes différents, l'un étant l'autobiographie d'al-Mutanabbi, l'autre, le propos d'une voix anonyme — et de deux autres textes en marge du principal, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche. Or, si le quatrième texte remplit bien sa fonction de marge, puisqu'il éclaire par des notations les informations apportées par le troisième texte, ce dernier constitue un nouveau texte principal. Chaque page contient donc trois textes apparemment indépendants, avec des notes en relation avec le troisième texte. Par ailleurs, si la pagination de l'ensemble obéit à l'ordre numérique, Adonis adopte pour le texte encadré un autre principe de numérotation : celui des lettres de l'alphabet arabe. Ce qui pourrait s'éclairer à la lumière d'une hypothèse selon laquelle le poète, qui a pour intention de réécrire l'histoire, est amené à réinventer la langue où elle s'écrirait à commencer par l'alphabet. Ainsi on peut parler d'une structure polyphonique du Livre mais aussi d'une structure en abyme. Le Livre d'Adonis contient un autre livre — celui d'al-Mutanabbi où s'introduit la voix adonisienne, dans un jeu de masque extrêmement réussi. Et s'il est vrai qu'Adonis avait adopté dès Le Livre de la migration [4] la structure polyphonique du poème où certains commentateurs ont accusé l'influence de Saint-John Perse, il nous semble cette fois être allé plus loin que le poète d'Amers en investissant cette technique non seulement dans une économie esthétique mais aussi dans un but ontologique : connaître et faire connaître, tel dans sa vérité la plus nue, le passé de la civilisation arabe. La structure polyphonique lui a permis de se multiplier pour devenir à la fois le poète créateur omniprésent vibrant au rythme de l'instant actuel et remettant en question un passé révolu, le chroniqueur qui raconte les événements du passé et qui prend position par rapport à ce qu'il raconte, et al-Mutanabbi qui porte un jugement poétique sur son époque et esquisse un auto-portait où il est aisé de repérer les traits d'Adonis le poète. Ainsi, al-Mutanabbi est présent tel qu'en lui-même, mais aussi tel qu'un miroir où Adonis qui l'appelle à la présence, se plaît à se retrouver. Mieux encore, al-Mutanabbi lui offre une voie de sortir de lui-même, de devenir un autre tout en étant le même, et par conséquent, de vivre une expérience nouvelle dont il sort enrichi et fortifié.

Dès lors, nous nous trouvons amenés à examiner les personnages qui animent l'écriture et qui l'habitent. Nous constatons que trois locuteurs principaux se partagent le discours : le conteur, al-Mutanabbi et une troisième voix anonyme. Interviennent cependant — surtout dans le discours du conteur — d'autres locuteurs qui émergent de l'histoire pour prendre la parole et arracher à l'oubli un événement passé. Cependant, il ne suffit pas de constater la présence des trois locuteurs et de les identifier, il nous faudra préciser les rôles qu'ils détiennent et de dégager, par-delà l'identité évidente, une autre identité secrète et cachée.

Il est vrai que si le conteur fait la chronique du passé arabe en remontant aux jours qui suivirent la mort du prophète et où les croyants devaient élire son successeur, son rôle ne se réduit pas toutefois à une simple narration des événements. Ce conteur est doublé d'un poète créateur, car s'il est vrai qu'il raconte de mémoire, cette mémoire est, comme il le souligne lui-même, une mémoire poétique qui "enfante les choses et s'engendre en elles, ignorant toute séparation entre présent et passé" (p. 9). Tout comme le poète, il est "habité des mots, des verbes et des noms communs" (p. 10). Le conteur n'est pas, non plus, un simple témoin, il intervient activement dans le récit pour commenter les événements racontés ainsi que la vie d'al-Mutanabi. Il s'exprime aussi sur la poésie et sur le rôle du poète. Le conteur est, en outre, un initiateur — ce qui consacre son identité poétique — puisqu'il invite ses auditeurs à explorer avec lui les ténèbres de leur histoire, à "descendre au plus profond de l'enfer qui s'enracine dans leur terre et ses chroniques" (p. 11).

Le deuxième locuteur omniprésent est al-Mutanabbi qui, lui aussi, se trouve investi de plusieurs rôles. Il est un conteur puisqu'il entreprend une autobiographie mais aussi puisqu'il raconte, tout comme le personnage du conteur, des événements de son époque, telle la révolution des Qaramitas, ou puisqu'il nous en communique le climat historique : le brassage des différents peuples dans la civilisation arabo-musulmane triomphante. Al-Mutanabbi ne se contente pas non plus d'un simple témoignage, il nous livre des commentaires où, il prend position vis-à-vis de l'époque. Il est enfin, et surtout, le poète qu'il fut, tel qu'en lui-même, orgueilleux et fier, révolté et rebelle, solitaire et étranger, complice des misérables et des opprimés, de telle sorte qu'il devient l'incarnation même de l'idée du poète, tel que le conçoit Adonis.

Quant au troisième locuteur, anonyme lui, il n'est pas difficile à identifier. Sa voix est celle de l'auteur qui se veut être à la fois absent de son ouvrage et fortement présent en lui. En effet, la présence des deux autres locuteurs donne l'illusion de l'autonomie de leurs discours par rapport au "je" créateur absent, néanmoins cette illusion est rompue par l'intervention de la troisième voix, qui introduit ce "je" créateur, lui permettant non seulement de s'exprimer dans un discours qui s'ajoute aux deux autres, mais d'y intervenir souvent pour rompre leur débit et affirmer son omniprésence. Ce qui entraîne inévitablement une discontinuité du discours devenue un trait constant des trois textes formant l'unité de l'ouvrage.

En effet, l'examen du premier texte permet de constater qu'il s'y agit d'un récit, lui-même complexe et composite. C'est à la fois un récit spécial, inventé au moment même où il se prononce, donc, récit créateur — ce qui est le cas dans la tradition orale — où les lignes de démarcation entre la réalité et la fiction, entre ce qui est et ce qui est inventé, ne sont pas bien dessinées, un récit historique qui remonte le cours de l'histoire jusqu'à l'an 11 de l'Hégire, pour raconter les conflits qui déchirèrent la société arabe et qui furent surtout dûs à la soif du pouvoir et l'ambition hégémonique. Ce récit est animé par des acteurs qui sont les Califes éclairés ( Abu Bakr, 'Omar, 'Osman, 'Ali et Mu'awiya), les renégats, le prophète menteur (Tulayha ben Khuwayled al-Asdy,ainsi que Muçaylama), la fausse prophétesse (Sajah bent al-Mundher), les révolutionnaires (Qaramitas et Abu Dhar al-Ghafari) [5]. Tous ces personnages sont tirés de l'histoire, ils peuvent être classés en deux catégories : les oppresseurs et les opprimés, les détenteurs du pouvoir et les marginaux. Les événements racontés sont également puisés aux livres d'histoire ou aux chroniques anciennes ; le récit historique atteste d'un grand souci de documentation, tel que le révèlent les notes constituant l'écriture en marge, à gauche de la page. Cette fidélité à la réalité historique n'est pas évidente quand le conteur s'arrête par hasard pour nous fournir quelques éléments de la vie d'al-Mutanabbi. Ainsi le lieu où le poète est né s'avère plutôt symbolique que réel :

Dans du sable qui s'élève à Ça'ad
Dans un désert de langues
Est né le poète.
(p. 9)

La langue est ici suggestive : plutôt que de désigner, elle évoque et invente la réalité, ce qui contraste avec la langue du récit que le conteur s'excuse d'avoir adopté, auprès du public :

Je demande pardon aux lecteurs
Si mon discours est narratif
Ou s'il est simple,
Ne cherchant pas à plaire aux gens éloquents.
(p. 10)

Le conteur identifie ainsi, sans aucune équivoque, la langue de son récit qui, néanmoins, n'en demeure pas moins discontinu. En effet, ce récit est interrompu par la voix d'al-Mutanabbi dont le conteur se fait le porte-parole :

Je vous raconte
Quelques séquences relatées par al-Mutanabbi, quelques événements qui l'ont terrorisé
Quelques unes de ces histoires
Qu'il avait façonnées
Avec ses peines et leurs lexèmes, avec le charme de la rhétorique
Celui qui jaillit du goût du symbole ou du bref aperçu du signe
Dans le tissu de la phrase.
(p. 11)

Il est interrompu, également, par la voix des protagonistes des événements racontés et qui émergent de l'histoire pour envahir le présent de l'élocution — aucune page du récit n'est exempte de ces irruptions. Ce qui contribue à animer et à dramatiser le récit lequel, devient la scène d'une action jouée par des acteurs dont les voix sont fortement incarnées. Il arrive aussi que le conteur lui-même interrompe la monotonie du récit lorsqu'il y intervient comme commentateur. Ainsi après avoir raconté les faits de la journée de l'élection du Calife à Saqifat bani Saïda, où Abu Bakr fut choisi par 'Omar ben al-Khattab et ses alliés — les émigrés — pour succéder au Prophète dans la direction de la vie des musulmans, le conteur observe que les Ançars [6] ont été mis à l'écart et que leur droit à la parole a été confisqué alors qu'ils "étaient préoccupés de la mort du Prophète et non pas de son héritage" (p. 12) ; il ajoute : "Le désir de régner déracine les gens et les disperse telle la poussière" (p. 12) affirmant la rivalité au pouvoir, comme un facteur déterminant des différends entre les musulmans. Il arrive souvent que le conteur abandonne son impartialité pour exprimer son indignation :

C'est bizarre ! Comment se fait-il que l'ère de la prophétie et des Califes éclairés soit inaugurée par les batailles, les tueries et les assassins ? (p. 23)

ou sa révolte :

Certes, certaines idées sont comme des plantes voraces
qui ne dévorent
que des hommes.
(p. 12)

Le commentaire se détaxe parfois des déterminations de l'événement qui l'inspire pour devenir une réflexion générale ayant valeur de maxime :

Ah ! Qu'il est misérable celui qui n'entend pas la voix de l'amour
chanter le corps de l'homme.
(p. 14)

Les gens méchants sont comme des mouches
Que n'attirent que
La pourriture et la corruption.
(p. 17)

Le récit est interrompu enfin par les voix des auditeurs qui posent des questions et fournissent ainsi au conteur un alibi pour continuer son histoire. La règle de la discontinuité adoptée dans le récit permet, non seulement d'éviter la monotonie ennuyeuse, de maintenir la tension et d'éveiller la curiosité du lecteur, mais aussi, d'atteindre un objectif plus subtil : rendre possible l'identification entre le conteur, al-Mutanabbi, et Adonis lui-même, ces trois voix qui ne sont que des expressions différentes voire des variantes d'une même entité — le "je" créateur — et du même coup, et presque paradoxalement, de le décharger de toute responsabilité dans le récit et le commentaire des événements. Le conteur n'affirme-t-il pas qu'il veut se faire le porte-parole d'al-Mutanabbi dont il est amené à partager l'expérience spirituelle :

Je vais m'imaginer dans sa peau et redire
Cet enfer avec mes mots — simples
M'éclairant de la lumière de son dire
Marchant dans le sillage de cette lumière aux plus hauts
sommets
Du Livre
Commençant par la poussière.
(p. 11)

Le conteur abdique sa responsabilité dans le récit et il se trouve, par conséquent, protégé contre tout reproche ou accusation. Et si le conteur n'est autre qu'un des masques que revêt le "je" créateur qui, avant même d'inaugurer son discours a pris le soin de nous avertir qu'il n'est qu'un simple présentateur du prétendu manuscrit d'al-Mutanabbi, on peut juger du degré de la conscience qu'a Adonis de la portée non-orthodoxe, voire dangereuse, de son discours qui pourrait lui attirer l'animosité des conservateurs. Le poète se lance à l'offensive et revendique son innocence : le but de son livre c'est une meilleure lecture du passé en vue d'une meilleure connaissance du présent et d'une vue plus claire sur l'avenir :

Nous ne saurons qui nous sommes
Aujourd'hui, ni qui nous serons demain
Si nous ne savons pas qui nous fûmes.
C'est pourquoi, je vais vous raconter
ce que nous fûmes.
(p. 10)

Quant au récit d'al-Mutanabbi, il se propose comme une autobiographie où le poète raconte sa vie, à commencer par sa naissance telle que rapportée par la grand'mère (al-Mutanabbi prend en charge le récit de sa grand'mère tout comme le conteur, le sien propre). Il nous présente un tableau de la maison natale ainsi qu'un autoportrait idéalisés, comme l'est souvent le cas dans les écrits autobiographiques. Cette idéalisation trouve, néanmoins, une autre justification dans le caractère de ce poète orgueilleux et fier, tel que s'accordent à le souligner ses biographes :

Mes parents, c'est un clivage : un sang pour la douleur,un sang
pour l'espéré, l'attendu
Ils sont descendus des hauteurs des tribus, de leurs sommets
Scellant les chevaux de la veillée.
Ils prirent l'alphabet dans une paume de la main et le poème dans
une autre
Et ils proclamèrent :
Nous lirons à leur lumière Ahmed
.[7] (p. 12)

Ce récit autobiographique est interrompu, cependant, par des réflexions sur l'époque et sur la ville de la Kufa, lieu de naissance du poète : " La Kufa familière entrait dans un exil" (p. 9). Elle sombrait sous le poids des ténèbres dont on espérait patiemment la levée (p. 11). En marge de cette ville taciturne, le poète construisait sa ville à lui :

Un autre corps dans le corps de la Kufa
Des lits de soleils, un sein au tronc du palmier
Auquel j'ai adressé mon chant et dont j'ai dessiné les lettres
sur les routes
. (p. 16)

La ville rêvée ne le libérait pas, cependant, de la tyrannie de la Kufa réelle, ville hégémonique par excellence où les diverses ethnies étaient dissoutes dans le moule de la civilisation arabe triomphante :

Des Araméens, des Persans et des Arabes affiliés, chacun, à bani 'Ab , à bani 'Abd al-Qays, à Kinda ou à Hamadan, qu'ils soient résidents ou arrivants, tous furent pétris dans la terre de la Kufa,
ils devinrent une même glaise
. (p. 17)

Al-Mutanabbi récuse l'esprit résigné des habitants qui se complaisaient dans la soumission au pouvoir et cultivaient l'illusion et la fausse espérance :

Les gens de la Kufa seraient-ils des démons ou les derniers
survivants d'une race maudite ?
Ils édifiaient des trônes d'illusion
Et ils vivaient dans l'inconscience : une noce, un tombeau, un
Tombeau, une noce.
Un rite de la terre : Un Imam
Vit de la mort d'un autre.
(p. 20)

Le chaos est le climat de la ville où l'écart entre le mot et la chose,la pensée et l'action, l'idée et la parole est irréductible :

La Kufa habite son errance — elle n'ose, ne peut qu'habiter son errance. (p. 33)

Il n'est pas difficile de constater que la Kufa cesse d'être un lieu géographique pour devenir un espace symbolique. La superposition s'opère entre le lieu d'hier et le lieu d'aujourd'hui, entre la Kufa ville d'al-Mutanabbi, et toute autre cité arabe actuelle. La valeur d'anticipation du sous-titre de l'ouvrage se trouve ainsi confirmée.

Le récit autobiographique est interrompu aussi par le récit de quelques événements historiques contemporains d'al-Mutanabbi, comme la révolution des Qaramitas dont le poète se déclare solidaire :

Dans ma mémoire des images de Qaramitas
Qui venaient avec leurs matelas de misère
Et déclaraient : nous avons juré
D'immoler la misère
. (p. 19)

A l'opposition de la ville de la Kufa est le village où habitent les Qaramitas : al-Sawad est exalté comme une terre de l'homme :

Al-Sawad est avec le soleil, dans le soleil
Parmi les fils — rayons, une terre
semée de mythes, aux rêves de prières.
Et la moisson est errance
Al-Sawad est un frère qui croît avec moi
Un frère qui a têté le même sein que moi.
(p. 29)

Des réflexions sur la religion réduite à des rites, solidifiée en système, déchirent la toile du récit où se dessinent des tableaux de mosquées où les fidèles, incapables de prendre leur destin en main, s'en remettent à Dieu :

Une mosquée — où accourent les gens pour confier dans son sein,
Chaque jour, leurs rêves.
Je n'y vois, cependant, que leurs lambeaux
. (p. 24)

D'autres réflexions portent sur la parole poétique considérée comme parole de la vérité apte à déchirer les ténèbres de l'histoire et à y tracer un sillon de lumière, qu'empruntent les esprits insatisfaits et sceptiques, ceux considérés par Kirkegaard comme le sel de la terre.

Par ailleurs, de même que le récit du conteur est traversé par des voix qui lui sont étrangères, le récit autobiographique se laisse traverser par les voix des ancêtres, devenues audibles par le locuteur :

Que de cahiers avais-je collectionné pour y chercher refuge !
Je savais par cœur
Tout ce qu'ont dit les ancêtres
Et j'entendais les voix de leurs lecteurs :
"Je n'ai jamais rencontré un garçon qui retient aussi bien l'enseignement des anciens."
"Pas une seule fois il n'est venu faire la prière".
"Il est précoce, il a dix ans et il écrit de la poésie. "
(p. 27)

Al-Mutanabbi, alias Adonis, revendique sa fidélité à un passé lumineux en se présentant comme le dépositaire de l'héritage des ancêtres dont il perpétue les voix :

"Les démons ont des corps plus doux,
Des esprits plus fins que les hommes, ils sont plus savants,
Et n'ont pas de défauts"
Affirmaient les ancêtres à l'unanimité
Et moi, leur descendant, je prête l'écoute, et j'explore vos
traces
O devancier.
(p. 28)

Une autre technique permet de briser la continuité du récit : le conteur se tait, alors qu'émerge du silence une voix étrangère qui ne prétend rien raconter mais se complaît à décrire, observer et camper le visage du locuteur posé, dès lors, comme objet du discours. Ce n'est autre que la voix de l'auteur emporté par l'univers fictif qu'il avait créé et qui s'impose à lui comme une réalité. Al-Mutanabbi n'est plus alors un locuteur mais une présence vivante, un être en situation, qu'Adonis va rejoindre dans la solitude de sa chambre et dont il essaie de lire la pensée et de deviner l'état d'âme, grâce à un élan sincère de sympathie :

Tu es seul à présent dans la demeure, frappe-t-on à la porte ?
Tu te demandes en silence :
Qui est-ce ? seul :
Ni mère, ni grand'mère, ni père
. (p. 26)

C'est sa chaise,
Réfléchit-il ? Se souvient-il ? Le visiteur
D'aujourd'hui ne ressemble pas à celui d'hier, et la demeure
Oublie.
Dialogue-t-il avec ses visiteurs, tâte-t-il leurs traits de ses doigts
Dont le songe ignore la provenanc ?
Ah, sa chaise est fatiguée,
Une fatigue est dans ses mains, dans ses pieds, dans sa poitrine
et dans son cœur.
Une robe de poussière
L'enveloppe, s'incline sur lui
O robe, merci
. (p. 32)

Le même procédé préside à une scène d'amour imaginée entre al-Mutanabbi et une femme aimée qui prend la parole et raconte la scène :

J'ai dit : pas de cahiers, ni de livres ... Il n'a rien répondu
Un fleuve de douleur coula dans ses mains
Un fleuve de tendresse coula entre nous deux — et nos bras se
rejoignirent
Et nos cous se rencontrèrent
. (p. 22)

Cette scène se trouve en rupture éclatante avec ce qui la précède (une réflexion sur la ville) et ce qui lui succède (une réflexion sur la poésie). Ce qui ne fait que souligner, encore une fois, la discontinuité ainsi que la polyvalence du récit d'al-Mutanabbi.

Quant au discours de la troisième voix, il diffère des deux précédents à cause de sa nature. Aucune intention narrative ne s'y accuse, le locuteur se complaît dans son rôle de témoin à distance des événements qui constituent la trame du récit d'al-Mutanabbi ainsi que du conteur. Son discours reste cependant, organiquement solidaire des deux autres, tantôt les complétant, tantôt les commentant. Ainsi, après avoir écouté le conteur qui disait :

En réfutation de Satan
Dieu dit : La terre est pour l'homme un giron
J'en ferai un trône
Dont la couronne sera un Calife,
et qui ajoutait en observant :
Voici le trône qu'on prépare à Saqifat
. (p. 10)

Adonis commente :

C'est le trône qui polit son miroir-
A l'image du ciel
Et qui orne son siège
D'éclats de têtes,
Et d'un tatouage de sang
. (p. 11)

Et commentant le récit du conteur tissé des images sombres du passé, il constate :

Ce sont les soupirs de nos ancêtres
Une pluie débordante une pluie mystérieuse,
Qui arrose nos pas.
(p. 19)

Lorsque al-Mutanabbi esquisse le portrait de ses parents, Adonis s'identifie à lui, faisant de son propre discours le prolongement du sien :

Ce palmier prête l'écoute
Quand je lui raconte de mémoire
L'histoire de mes parents, et il comprend mon dire
. (p. 12)

De même la complémentarité régit les deux discours quand les deux poètes expriment la même solidarité avec la cause révolutionnaire ; au tableau exalté esquissé par al-Mutanabbi du village où est né le mouvement des Qaramitas, répond une description pathétique de ce même lieu saccagé par les forces du pouvoir :

Des lyres ont été brisées
Des taudis sont en ruine
Partout des bourreaux et des soldats
. (p. 15)

Et lorsque al-Mutanabbi édifie la Kufa rêvée, Adonis confère à cette ville sa définition et la consacre à l'échelle humaine :

C'est une terre métisse et chaude (p. 16),

un lieu d'ouverture et de rencontre, d'échange et d'amour.

A l'ironie d'al-Mutanabbi eu égard à une religion aliénante réduite à un ensemble de mythes et de superstitions :

Gabriel arriva dans un nuage
Et il étancha, de ses secrets, la soif de la Kufa.
Il arriva dans une comète
Et projeta son visage sur les contours de la ville.
Il y arriva dans un Livre -
Adam est de terre, et Noé est un geignard,
Et la suite est une pomme
(p. 25),

fait écho le mépris d'Adonis :

L'invisible de la Kufa, fleurit dans les paroles de ses enfants,
Cependant, il ne porte que le fruit de la mort
. (p. 25)

Par ailleurs, l'auteur du Livre intervient pour éclairer la portée profonde de l'expérience créatrice qui préside au dire d'al-Mutanabbi tel qu'il le recrée ; ainsi, lorsque celui-ci se livre à la description de la misère des gens à la Kufa, Adonis explique, mettant l'accent sur la solidarité de son personnage avec les désinfortunés et leurs malheurs :

Un sanglot après l'autre,
Leurs jours montaient
Sur les échelles de ses jours
. (p. 34)

Cependant, malgré la complémentarité manifeste entre le discours adonisien et les deux autres qui constituent l'ensemble du texte, son autonomie ne s'en trouve pas menacée, et il ne risque en aucun cas de se dissoudre en eux ; Adonis est jaloux de sa singularité qu'il défend en cultivant l'écart, fait de frontières élastiques, séparant son discours, celui du "je" créateur, de ceux des deux autres protagonistes. Le "je" créateur conserve les mêmes traits qui l'avaient caractérisé à travers la diversité de l'œuvre adonisienne, et demeure identique, fidèle à son image devinée dans les visages de Mihyar, d'Al-Bahlul et d'Abdul-Rahman el-Dakhel [8] :

Mon corps est une forêt de symboles
Et mes pas sont à l'image de mes songes
Un escalier qui monte
Et d'étonnantes révélations
. (p. 10)

Le "je" créateur s'assigne pour rôle d'éclairer au lecteur d'une manière allusive le sens de l'œuvre : dévoiler un aspect de l'histoire longtemps camouflé ou condamné à l'oubli :

Un horizon : Un manuscrit étranger,
Et le massacre est une langue
. (p. 20)

Tantôt, il se livre au plaisir d'une méditation qui prend la forme d'une confidence ou s'élève à une réflexion universelle proférée par un locuteur doté d'une sagesse profonde :

Que tu possèdes la vue
Ne suffit pas à voir
. (p. 26)

Ferme tes yeux, pour que tu saches regarder le visage
du réel dans des rêves défunts
. (p. 29)

Il s'avère donc que le troisième discours, celui du "je" créateur est polyvalent et discontinu, et qu'il reste en rapport avec les deux autres qu'il éclaire par un jeu d'échos, et qu'il commente par des réflexions dressant des ponts entre le passé appelé à la présence (dans les deux récits d'al-Mutanabbi et du conteur) et le présent, auquel appartient le troisième locuteur. La structure du texte consacre ainsi, le projet annoncé au départ : une meilleure connaissance du passé en vue d'une meilleure adaptation au présent et d'une foi plus certaine en l'avenir.

Quel tableau du passé est-il ébauché dans Le Livre, et à quelle lecture de l'histoire, Adonis a-t-il procédé ? Il s'agit, certes, d'une lecture réfractaire à la tradition, cherchant à tirer de l'ombre le refoulé. Cette lecture atteste d'une connaissance à la fois profonde et vaste de la civilisation arabe que le poète explore sans peur et sans complexe à la lumière d'un regard critique libre et audacieux. Aussi, dans le tableau qu'il nous en propose, la ligne de démarcation est-elle bien dessinée entre le consacré et le marginalisé, le fixe et le mouvant, la tradition et le renouveau, les souverains et les sujets, les bourreaux et les victimes, les forces des ténèbres et les étincelles du feu, celui qui gît sous la cendre et qui confère au passé, sa valeur et son sens.

Adonis démystifie l'image consacrée du passé devenue dans l'optique traditionnelle un modèle et un idéal. Le beau, le bien, le vrai appartiennent, selon un point de vue très répandu,à un temps antérieur ; le temps présent ainsi que le futur n'accèdent à leur signification qu'en fonction de leur degré de parenté avec ce modèle. Le droit à l'invention se trouve, dès lors, banni ; tout le mérite est au contraire dans la répétition et la reproduction du même. L'homme arabe tombe au piège d'un temps circulaire qui retourne inépuisablement. Adonis a pris soin de l'annoncer, déjà, dans le sous-titre du recueil construit lui-même sur une circularité que nous avons pu démontrer. Il est évident qu'une telle lecture amène à établir le procès de la réalité historique.

Le passé de la civilisation arabo-musulmane est un "enfer", souligne le conteur invitant ses auditeurs à s'aventurer avec lui dans cette descente infernale aux abîmes, et qui se déroulera par étapes. Le point de départ est l'an XI de l'Hégire qui correspond à la mort du Prophète et au début du Califat. La lecture orthodoxe de cette phase de l'histoire la présente sous un angle extrêmement positif : les différents Califes sont des hommes qui unissent la sagesse à la bonté. Abu Bakr est l'homme de confiance du Prophète et son ami intime, et par conséquent, il s'en trouve auréolé. 'Omar ben al-Khattab est un juste et 'Osman est la piété et la vertu incarnées.

Adonis fait fi de cette représentation et préfère tourner la face de la médaille. Sa lecture n'invente rien, au contraire, elle se réfère à des sources sûres et à une documentation établie. La succession du Prophète fut régie par un tas d'injustices. 'Ali ben Abi-Taleb est, en principe, son héritier légitime : il a été élevé sous son toit et il a épousé sa fille Fatima, aussi reste-t-il la personne qui lui est la plus proche, et pourtant, on l'éloigna du pouvoir. Le récit du conteur semble à ce propos prendre en charge la lecture chiite du droit au Califat et ne possède rien d'original ; d'ailleurs une bonne part de la matière événementielle de ce récit est puisée à la tradition chiite. Comment donc prétendre qu'Adonis présente dans son livre une lecture nouvelle de l'histoire ?

La nouveauté n'est,certes pas, dans le récit des événements mais dans l'optique selon laquelle ils sont saisis et qui peut se résumer dans la dénonciation d'un pouvoir fondé sur l'injustice, la tyrannie et l'intolérance. 'Ali n'est pas l'unique victime d'un pouvoir usurpateur ; les gens simples, les opprimés, les pauvres et les hommes éclairés le sont aussi. Ainsi 'Ali n'est qu'une figure parmi tant d'autres complices toutes dans la même misère. La lecture adonisienne s'affranchit, de la sorte, des limites de la tradition chiite pour s'ouvrir à une dimension humaniste. Sa nouveauté découle aussi, d'une audace qui lui a permis de donner la parole à des voix longtemps étouffées, celles rebelles à la foi musulmane, devenue entre les mains de ses prônateurs un agent de répression, ennemie de la spontanéité et du bonheur du vivre. Le conteur n'hésite pas à présenter, non pas innocemment certes, les enseignements de deux faux prophètes que l'Islam avaient maudits. L'un deux prônait :

Il m'a été révélé, m'a transmis Gabriel :
Dieu n'a pas besoin des visages embourbés de prières
N'adressez vos prières qu'à la vie.
(p. 13)

L'autre, faisait de l'amour une valeur suprême et l'élevait à l'échelle de la vérité spirituelle.

Abu Dhar al-Ghafari, cette figure de révolté, défenseur de la cause des pauvres contre le pouvoir du Calife Mua'wiya ben Abi Sufian, attire la sympathie du conteur :

Abu Dhar dialoguait avec les rêves des gens
Et il était mort seul en exil
. (p. 27)

Les Qaramitas, insurgés contre la misère, revivent dans le récit avec leurs douleurs et toute l'injustice dont ils avaient souffert. Tous ces personnages sont victimes d'un même bourreau : un pouvoir tyrannique, cupide et intolérant. Le conteur décrit dans le détail, et en puisant sa matière dans des livres d'histoire, la violence exercée contre ceux qui ayant refusé de payer l'aumône légale, ont été considérés comme renégats. Le récit se laisse traverser par des scènes émouvantes mais réelles où, s'accuse la cruauté des dirigeants : pillages, carnages, bûchers, décapitations, lapidations, tortures. Le supplice des victimes est reproduit dans toute sa cruauté :

Ils lui ont ligoté les pieds, les mains
Et l'ont jeté au feu, ils disaient :
Nous avons vu al-Fuja'a carbonisé.
(p. 12)

Ils ont emprisonné Malek, l'ont décapité
Ils lui ont mis la tête sous un chaudron
Qui bouillonnait
Ils ont tué un à un les siens
Exceptée — une épouse dont Malek
Etait très fier,
Khaled l'a épousée.
(p. 13)

Aucun respect de l'esprit de dialogue, aucun sens démocratique, aucune tolérance chez les hommes au pouvoir, paradoxalement défenseurs d'une religion qui se veut indulgente et respectueuse du droit de l'être humain à la liberté et à la justice. Une scène racontée décrit une rencontre entre 'Omar ben al-Khattab, enthousiaste pour la succession du Prophète par Abu Bakr, et les Ançars partisans de 'Ali. 'Omar y atteste d'un manque d'indulgence spectaculaire quand il s'exclame :

Que Dieu tue celui qui ne partage pas mon opinion. ( p. 11)

L'intolérance est la règle de vie à Quraysh :

C'est Quraysh :
Pas d'issue sinon la soumission, ou la mort
,

constate un renégat auquel le conteur donne la parole.

Une remarque s'impose : cette violence manifeste chez des gens qui ont adopté l'Islam paraît incompréhensible si l'on néglige les déterminations du milieu culturel, l'influence des coutumes et des mœurs. D'un côté, les arabes de la Jahilya vivaient en tribus rivales amenées souvent à s'entretuer dans des razzias d'une grande violence ; on pillait, on saccageait les lieux et on enlevait les femmes prises en otage. La brutalité et la force étaient des qualités vantées par les poètes de la pré-Islam, tout comme l'hospitalité, le courage et le sens de l'honneur. D'un autre côté, le discours coranique pour qu'il fusse admis par l'homme de la Jahilya, devait s'adresser à lui dans un langage à sa mesure et qui prenait en considération la réalité sociale ainsi que les modes de pensée de l'époque. Ce qui expliquerait certains versets du Coran considérés comme incitant à la violence ou justifiant celle-ci. En plus, la durée qui séparait l'homme de la Jahilya de celui de l'Islam était encore trop courte, la métamorphose des mentalités ne pouvait, certes pas s'opérer du jour au lendemain. Dans cette logique, on peut postuler que l'intention adonisienne n'est pas dévalorisatrice : sa lecture s'avère plutôt réaliste, elle saisit le personnage en situation et place l'événement dans son contexte. Mais la réalité fait peur puisqu'elle est démystificatrice et qu'il est beaucoup plus sécurisant de se leurrer d'illusion et de se réfugier dans l'inconscience. Or, notre poète se propose justement de réveiller les consciences en les confrontant à une réalité longtemps refusée : la civilisation arabo-musulmane fut fondée sur la force et établie par des guerres sanglantes contre les adversaires de l'Islam, et auxquelles le conteur réserve une place dans son récit. Les guerres successives contre les renégats sont décrites et d'après des sources historiques :

Ils ont été lapidés, jetés
Des sommets des monts,
Ils ont été noyés dans les profondeurs de leurs puits
Déchirés par les lances
A 'Uman et Darine,
De l'extrême Nord à l'extrême Sud
Tous ont été tués-les chemins sentaient la pourriture.
(p. 17)

La guerre du Chameau en l'an 36 de l'Hégire ne fut pas moins inhumaine :

Des pieds, des têtes et des mains ont été coupé,

et le conteur commente :

Un trône se déplace, et les tués
Sont tantôt chariots
Tantôt ponts.
(p. 32)

La bataille de Ceffine fut une tuerie :

Le festin fut servi :
Des pieds, des têtes et des mains ont été coupés
C'est la guerre de Ceffine :
On enterrait les morts par cinquantaine dans un même
trou
Une femme enceinte fut éventrée, son époux égorgé.
(p. 33)

Toutes ces guerres sont dues à une même cause : la soif du pouvoir, et non pas la foi et la piété tel que le prétend la lecture conventionnelle de l'histoire. Sinon comment comprendre les trahisons successives dont étaient victimes les différents Califes : Abu Bakr est mort empoisonné (p. 19), 'Omar est tué par un poignard empoisonné alors qu'il était en état de prière, 'Osman est également assassiné (p. 29). 'Ali, le gendre du Prophète, ne sera pas épargné, ses deux fils non plus : al-Hassan et al-Hussein succomberont victimes d'une tuerie à Karbala'.

Le conteur cherche à démystifier les Califes éclairés. 'Omar apparaît sous un visage méconnu par la tradition. C'est un despote inapte au dialogue, et qui fait substituer la force à l'entente, tel que le révèle une scène que le conteur puise aux livres d'histoire et qu'il raconte à son auditoire. Il s'agit d'un dialogue entre 'Omar et 'Ali la veille de la cérémonie d'allégeance à Saqifat bani Saïda :

"Dites à Ali de venir"
Par la violence ou par la douceur de gré ou de force
Tu ne sortiras pas
Avant que tu acceptes celui auquel les gens de Quraish
Ont fait acte d'allégence
Accepte.
"Non, s'il en est ainsi".
(p. 11)

'Osman est un cupide, le pouvoir est pour lui une chance de multiplier sa fortune :

Toutes les richesses du pays se sont rassemblées dans ses mains. (p. 25)

Sans scrupules, il complote contre Muhammad, le fils d'Abu Bakr, et prépare son assassinat.

'A'isha, la femme du Prophète à laquelle la tradition réserve une grande admiration à cause de son intelligence et de son espièglerie féminine, apparaît sous un angle totalement différent : c'est une femme cynique et cruelle, d'une férocité sauvage tel que le montre un épisode du récit emprunté à la chronique ancienne. Muhammad, le fils d'Abu Bakr, est assassiné. 'Ai'sha annonce la nouvelle à la sœur de la victime, Asma' :

Un mouton rôti fut apporté à 'A'isha
La sœur de l'assassin le porta
'Ai'sha lança à Asma' : "Ton frère Muhammad ressembla à un mouton cuit à petit feu".

Asma' fut horrifiée.
Elle ne dit rien.
Elle se mordit les lèvres.
Du sang
Jaillit de ses deux seins
. (p. 35)

Certes, la réalité est déformée par l'imagination populaire qui a tendance à l'exagération. Mais il est clair qu'on s'éloigne du beau tableau tracé avec soin par les défenseurs de la tradition qui avaient longtemps justifié les actes de violence et les abus du pouvoir par la nécessité de défendre la foi nouvelle et d'établir la loi divine. La soumission est, dans leur optique, une forme de la dévotion, et toute rebellion est blasphème. Ainsi s'explique la perpétuité du pouvoir répressif au long de l'histoire, tout comme le défaitisme et la résignation devenus des caractéristiques dominantes du comportement de l'homme arabe.

Le climat politique en l'an 350 de l'Hégire n'est pas différent de celui des débuts du Califat. Aussi, un érudit qui a vécu sous les Omayyades, pouvait-il observer :

Ne nous gouvernent vraiment que des gens ayant élu la mort pour guide et dont on dit :
ils sont semblables à des bourreaux ou à une épée
. (p. 20)

Mise au service du pouvoir, la foi devient un prétexte pour aliéner les libertés, usurper les richesses et persécuter l'autre déprécié, ennemi. C'est au nom de la foi qu''Omar expulsa de la ville de Khaybar et de celle de Najran, en l'an 20 de l'Hégire, les juifs et les chrétiens :

'Omar évacua de Najran et de Khaybar
Les gens de la Bible, il avait ainsi déchiffré
Le sens secret des versets
. (p. 22)

C'est au nom de la foi aussi que Sa'ad ben al-'Aç égorgea les gens de Tabaristan qui, ayant contracté un pacte avec lui, lui firent confiance et lui ouvrirent les portes de leur forteresse ; il n'eut pas de scrupule à rétracter sa promesse et il s'acharna avec ses soldats sur sa victime démunie (p. 25).

C'est sous prétexte de consolider le règne de la religion que 'Osman ordonna la destruction des maisons à la Mekke pour construire à leur place une mosquée ; et c'est au nom de Dieu que le Calife Mu'awiya pillait les biens de la population. Le conteur rapporte ce dialogue entre Mu'awiya et Abu Dhar al-Ghafari, un réformateur et un révolté :

- "Comment prétendez-vous que le bien des hommes appartient à Dieu ?"
- "Ne sommes-nous donc pas les créatures de Dieu, et tous les hommes ainsi que ce
qu'ils possèdent, n'appartiennent-ils pas Dieu ?"
- C'est un prétexte. Ordonnez que cet
argent soit équitablement
partagé entre les hommes, et donnez.
Consolez les pauvres. "
(p. 26)

Ainsi la religion est détournée de sa visée, elle renie son fondement qui est au service de l'homme pour devenir une arme dressée contre lui, et elle se transforme en étouffoir.

En fait, le récit du conteur échappe à ses limites temporelles, et ne reste pas prisonnier du passé qu'il raconte. Il renoue avec le présent et pose des problèmes toujours actuels dont les solutions demeurent à trouver. Le lieu de naissance d'al-Mutanabbi n'est qu'un espace symbolique où on peut repérer toute cité arabe contemporaine. Cité où la parole est réprimée et où tout renouveau est impossible, si bien que la vie n'y est qu'une autre forme de la mort. Le fossé entre le présent et le passé paraît inexistant car la société arabe actuelle stagne dans le même marécage où se sont noyés tous les mouvements révoltés au cours de son histoire.

Cependant, s'il est vrai que l'objectif principal du Livre est de proposer une lecture de l'histoire, l'intérêt de l'ouvrage ne saurait se réduire à cette dimension socio-historique, car Adonis le penseur se double d'un poète présent au monde et qui ne cesse de s'interroger sur la poésie et son rôle, ainsi que sur les critères esthétiques qui font d'elle une écriture essentiellement créatrice.

Le Livre apporte une nouvelle confirmation à la théorie poétique adonisienne telle qu'elle s'est exprimée tout le long de son œuvre en prose mais surtout telle que son expérience poétique l'avait consacrée. La question de la langue poétique a beaucoup préoccupé notre poète comme si la trouver était pour lui une manière de se trouver soi-même, de se forger une identité, voire de construire l'identité de toute une culture. Car la parole, chez lui, est nécessairement incarnée, elle détermine un être au monde. La parole est, surtout, créatrice de son contenu, l'idée ne préexiste pas à l'expression, elle naît simultanément avec elle. La mémoire poétique, explique le conteur :

Engendre les faits et s'engendre en eux
Accouche des mots et naît en eux
(p. 9),

et il ajoute :

Comment lire la parole du poète
Sinon dans les actes et dans les choses ?
(p. 10)

L'écriture devient dans ce sens une écriture-corps ; l'expérience créatrice n'est pas vécue sur un plan purement spirituel ; elle n'exclut pas le corps dont elle implique la participation. Ecrire, c'est la tension d'un corps aux nerfs éveillés, c'est l'agitation qui remue les os, c'est le transport qui élève au plus haut sommet de l'être, ou c'est la chute dans l'aigreur et le malaise. Ecrire, est une aventure du corps sujet à de multiples états, ouvert à l'inattendu :

Se peut-il que mon corps se métamorphose ?
Est-il, en cet instant, porté à la dérive
Par la houle de ses malheurs orageux
Vers un port incertain ?
Est-il une lyre vibrant au rythme du déchirement ?
S'élève-t-il, en cet instant, sur le désastre comme échelle ?
Chavire-t-il, en cet instant, sur les sentiers de ses
amertumes ?
Se peut-t-il que mon corps se métamorphose ?
(p. 30)

Ce n'est pas seulement le corps du poète qui est sujet à la métamorphose opérée sur lui par l'expérience créatrice. Les objets, aussi, puisqu'ils se trouvent investis d'une charge de vie qui les anime, dotés d'un langage surprenant. L'univers adonisien demeure fortement anthrpomorphique :

Tous les soirs un ange vient visiter le tronc du palmier
Et dormir sur son épaule,
L'ange du palmier tient un discours que, seuls,comprennent
Les enfants de la Kufa
. (p. 16)

Cet anthropomorphisme ouvre la voie à une poésie objective où l'objet est présent avec force, sans qu'il se réduise à ses dimensions familières et sans qu'il sombre dans son opacité habituelle. Il devient, au contraire, transparent à l'étincelle de l'esprit qui l'habite et dont se nourrit le poète-devin, telle une sève nourricière :

Il préfère rester un enfant
Qui tête, mais
Au sein des choses
. (p. 30)

L'objet est apte, dès lors, à des métamorphoses inattendues, la pierre devient rivière, blessure ou berceau, et le tronc du palmier est femme qui prodigue, généreusement, son sein.

La portée sémantique de l'image consacre l'enracinement du poète dans le passé de la culture arabe. Son imaginaire est, certes, l'héritier du désert, élément géographique parmi tant d'autres qui façonnent ce que Nadia Tuéni appelle "l'arrière-pays" [9] d'un poète. Le palmier se dresse dans le poème comme le symbole de cet autre passé, ce feu gisant sous les glacières de l'histoire officielle, et qui est capable de féconder le présent et d'illuminer l'avenir.

Manière d'être au monde, l'écriture est surtout un agent de renouveau, une puissance vivifiante contre l'inertie du monde, et dont la visée ultime est l'épanouissement de l'homme et son accès au bonheur et à la liberté. Le poète

Eclaire l'immense étendue de l'univers
Et féconde au nom de l'humain la poésie
Et toute parole
Il féconde encore ce que les jours enfantent
. (p. 9)

Les mots du poète sont l'herbe verte qui contient un elixir de vie. La poésie est essentiellement donc une écriture contre la mort, et dans le contexte adonisien, contre la mort dans la civilisation, c. à. d. , contre la stagnation, le dogmatisme et le sommeil béat. Elle se veut une force d'éveil, un soleil qui brûle les yeux afin qu'en jaillissent les larmes de la blessure, et qu'ils brillent de l'éclat regard nouveau jeté sur le monde. Vivre est dans cette perspective, être en marche, tendu vers un but inlassablement renouvelé, cultiver malgré la fatigue l'enthousiasme de l'arrachement, et défier les confins :

Tes pas sont promesse d'une liberté
Que le lieu ne supporte pas
. (p. 18)

Une telle aventure est dangereuse, voire héroïque. Mais seuls accèdent à la grandeur les aventuriers courageux errant à la recherche d'un feu qui s'éloigne, puisant dans leur errance même le secret de leur bonheur :

Je le répéterai : Que la béatitude
Soit à l'homme qui s'aventure aux extrêmes limites de sa
confusion
A la quête de son délire
. (p. 20)

À ces aventuriers, la gloire d'apprivoiser le temps-araignée et de triompher des dangers d'un espace-piège. Le temps s'approfondit pour eux, l'instant ouvre à l'éternité, et l'espace s'étend à l'infini devenu un horizon à explorer, déployé sous leur regard curieux :

Un temps — installé
Comme un enfant sur mes genoux, pour lire ce que l'espace
Ecrit
Sur des cahiers volés
Aux poches du ciel.
(p. 23)

La poésie dans ce sens devient un savoir, un mode d'appropriation du monde qui s'apparente largement à la connaissance mystique, dans la mesure où il implique l'expérience et où il est global. Par conséquent il est difficile à communiquer. Il suppose la participation et non le raisonnement :

Plus ma connaissance d'une chose augmente, plus
Mon impuissance à en dilébérer avec un autre
Est plus grande
. (p. 23)

L'identité entre le savoir poétique et le savoir mystique se doit aussi au fait qu'ils procèdent, tous les deux, par illumination. Le poète, tout comme le mystique n'est que le médiateur d'une vérité qui s'écrit à travers lui et par lui et qui le dépasse :

Cependant, des signes transparaissaient dans mon visage,ils
venaient
D'une langue qui me transcende et qui unifie mon demain et mon
hier
Etreins-les comme tu m'étreins, tends -nous tes bras et
contiens-nous
Dans ton sein
O toi, Soleil
. (p. 17)

La vérité qui se dévoile au poète et l'éblouit par son éclat doit s'incarner dans une langue qui l'exprimerait ; le drame auquel il se trouve inévitablement confronté, c'est la difficulté, voire l'impossibilité de dire la vérité nouvelle dans une langue elle-même périmée à force d'usage. D'où la nécessité impérative pour lui de réinventer la langue, de débarrasser les mots de la cité de leurs charges conventionnelles, de les libérer du carcan des clichés afin qu'ils se livrent au jeu, qu'ils se marient dans d'étonnantes alliances, et qu'ils deviennent comme des totems, des signes qui ouvrent à l'inconnu. Cette langue incantatoire est animée de la dialectique obscurité-lumière, elle avance au rythme d'une levée progressive des ténèbres :

Est-ce la lumière tel un enfant
Qui trébuche tandis qu'elle avance dans les nuances
Du dire,
Avec des lettres d'ombre ?
(p. 21)

Le poète qui accède à la révélation et dont la parole s'est faite la médiatrice de la vérité, est doté du don suprême de la voyance. C'est un devin, un prophète et un héros. Ce n'est pas par simple hasard qu'Adonis a choisi al-Mutanabbi pour en faire non seulement un locuteur dans Le Livre, mais à la fois un alter-ego et le symbole du poète. Al-Mutanabbi doit son surnom à la faculté de la voyance dont il jouissait à un haut degré et qui faisait de lui un homme singulier voué à une haute destinée. Sa naissance telle que rapportée dans Le Livre d'après le récit de la grand'mère, est celle d'un démiurge :

Ma grand'mère racontait (et les amis approuvaient) :
Quelque chose chavira
Effaçant de ses mains
Les rides de ma mère alors que je sortais
De son bassin
Les uns s'exclamèrent : C'est un ange
Les autres observèrent : son démon est apparu

Avant l'heure
Quelques uns préférèrent le silence par peur et par
piété
La Kufa familière entrait dans un exil
. (p. 9)

L'intention adonisienne est-elle d'assimiler le poète à un héros solaire reconnu à son visage de révolté, d'homme double et ambigu ? L'identification du poète au soleil

Je me rappelle, nous étions amis, tels le soleil et l'eau,
Moi et l'Euphrate
. (p. 27)

le confirme. Le héros solaire naît de parents illustres. Or, s'il est vrai qu'al-Mutanabbi descend d'une famille pauvre, ses parents ne s'en trouvent pas moins sublimes :

Nous revêtions la nuit des larmes
Nous voguions, cependant, sur une mer de lumière.
(p. 10)

La misère forge l'être et purifie l'âme qui, dépouillée, transparaît à l'éclat de l'humain. La demeure du poète dépourvue de toute magnificence matérielle, vide et poussiéreuse, siège, cependant, au sein du soleil dont elle captive la lumière :

Le soleil peignait la chevelure du crépuscule et faisait
asseoir
Dans son sein notre demeure.
Notre demeure — ni bijoux ni parure
Le crépuscule y venait, ainsi que le matin
Dans la robe de la poussière.
(p. 13)

L'amour y préside ainsi que cette tension vers un quelconque inconnu :

Notre maison est une passion
Qui se brûlait à petit feu
Et les étoiles traînaient leurs bracelets alentour
. (p. 18)

Cette soif du nouveau détermine une insatisfaction permanente fécondée par une curiosité que ne saurait assouvir le savoir emmagaziné dans les livres, momifié dans des stéréotypes :

J'ai dit à chaque livre : Tu n'es pas le Sens. (p. 14)

C'est que la vérité est fuyante et qu'elle est toujours ailleurs que là où on semble la trouver ; elle échappe à toute capture et on ne la saisit que par approximation à travers ses diverses et secrètes manifestations :

La lumière ne divulgue pas ses secrets
Ils sont dissous
Dans ses rayons
. (p. 14)

La quête devient donc le destin du poète insatisfait des réponses proposées par la culture consacrée, curieux de connaître les mystères de l'être et du monde, agité par une inquiétude qui lui brûle les pas :

Chacun délire
Et moi je suis une errance je marche en moi et vers moi
Epiant tantôt, des feuilles, dissimulant,
Tantôt, une racine
Afin d'explorer cet exil.
(p. 36)

Mon corps est une forêt de symboles
Et mes pas sont tels que dessinés par mes songes
Un escalier qui monte
Et de terribles révélations.
(p. 10)

La lanterne de la raison et du langage clair s'éteint pour que s'allume le feu du songe alimenté de l'intuition du mystère et d'une vie latente dans les sinuosités de la matière inerte. Le poète retrouve ainsi l'enfance et tout devient pour lui source d'émerveillement ; il accède à la sagesse des initiés :

Des lèvres d'un enfant
Sort la sagesse de cette époque vieillie.
(p. 37)

Seul l'enfant ose, en effet, défier les règles et briser le monde de l'habitude :

Si je remue l'histoire et si je sors du royaume des ancêtres
C'est que je suis un enfant illettré
Qui marche dans le sillon des choses
Et découvre la magie des objets
. [10]

avouait Adonis dans un autre recueil : Les Résonnances les origines. La relation se trouve ainsi établie entre l'innocence et le refus, l'enfance et la révolte ; les évidences ne satisfont pas la curiosité de l'enfant-poète qui pressent l'autre versant des choses. Aussi choisit-il le refus comme manière d'être au monde. Ne s'est-il pas présenté dans Le Livre de la migration comme un prophète et un sceptique ? Et ne s'est-il pas défini comme "un argument contre le siècle" ?. Dans Le Livre il renouvelle ce choix identitaire et le consacre, se voulant être le révolté par excellence et dont la révolte est radicale :

Il ne te suffit pas, pour me suivre
De démolir ta demeure, car les ruines existent
Pour qu'elles soient extirpées, aussi,
et pour qu'elles soient effacées :
Effacer est un premier pas sur ton chemin vers moi. (
p. 36)

Le conteur identifie al-Mutanabbi à "un feu qui s'insinue dans l'histoire" (p. 26). La sympathie qu'il éprouve pour les révolutionnaires Qaramitas, révèle l'instinct de la révolte qui l'habite :

Je me rappelle : al-Sawad était une agonie
Une langue du refus et de la mort — dont le feu s'engendrait
lui-même
La voici cette étincelle qui se rallume :
Un univers s'engendre sur la pente de flammes
. (p. 19)

Cette même flamme est portée par Adonis, le poète qui choisit la révolte comme une loi de vivre au même titre que l'amour et le songe :

Eternellement
Je proclame la loi de la flamme, de la passion, du songe, des objets
. [11]

Il s'ensuit, que le poète doit subir l'expérience de l'exil et de la solitude : al-Mutanabbi est reclus dans sa demeure déserte et oubliée où règne le froid contre lequel il n'est protégé que par une robe poussiéreuse, aux couleurs de sa lassitude (p. 32). Vigilant et lucide, Adonis découvre toutes les laideurs du réel, la ville se dénude sous son regard et laisse révéler toutes ses bassesses provoquant chez lui un déchirement amer constant dans l'œuvre quelque soit le nom de la ville : Beyrouth ou Damas, Bagdad ou la Kufa, l'impact est le même sur le cœur partagé entre l'amour et la haine :

Je ne sais pas si j'aime Damas
Et je me demande : Est-ce que je la hais vraiment ?
[12]

Ces vers de Les Résonnances, les origines trouvent un écho dans cet aveu d'al-Mutanabbi :

Je ne me suis pas reconnu moi-même lorsque j'avais découvert
La Kufa, telle dans sa réalité. Et je suis demeuré partagé entre une colère qui m'exilait
D'elle, et une tendresse qui m'unifiait à elle
Les gens de la Kufa seraient-ils des démons ou les derniers
survivants
D'une race maudite ?
(p. 20)

Dans sa réalité, la ville est un espace infernal, agent de trouble intérieur qui se manifeste par le vertige et la perdition :

Cette ville ne m'a apporté qu'un surplus de doutes
De déchirements (mon être se renie soi-même)
Et de vertige
Elle m'a enfoncé plus bas dans l'abîme sans fond de mon enfer
intérieur
. (p. 21)

D'où la nécessité de la fuir vers le refuge de l'écriture qui édifie la ville nouvelle et annonce la destruction de la cité ancienne gisant dans son inertie et sa clôture. Aussi le poète créateur peut-il siéger dans une position de domination : il est roi et le songe est son palais [13], la terre son trône et les vents son sceptre [14] et il se trouve auréolé de lumière, tel le prince de Saint John Perse au chapeau de soleil :

Il revêt la robe de la nuit, cependant
Il n'habite que l'aurore
. (p. 35)

Ce double visage du poète s'éclaire à la lumière d'une dialectique qui anime l'œuvre et préside à la logique de l'image. La réalité n'est détruite qu'en vue de la reconstruction d'une autre, meilleure. L'exil n'est qu'une voie vers un renouement plus solide et plus profond. La parole du poète n'est obscure que parce qu'elle prépare l'avènement d'une vérité cachée et mystérieuse qu'elle arrache à la nuit afin qu'elle brille d'un éclat inconnu.

La dialectique régit les réseaux d'images où on peut distinguer un imaginaire négatif — exprimé tantôt à travers des images de sécheresse et de violence, tantôt à travers des images catamorphes ou nécrophiliques — , et un imaginaire positif qui abonde en images de fécondité et de lumière. L'imagination de la sécheresse se déploie à travers un réseau associatif d'images englobant le désert, le sable, la poussière et le rocher.

Le désert est le lieu par excellence de la solitude, il symbolise l'impossibilité de la communication et la parole entravée par une lourde tradition. Al-Mutanabbi est né dans

... un désert de langues. (p. 9)

Le sable est la langue du vide et du dépouillement, c'est le silence de la parole :

Les sables sont le livre du désert
Et les vents en sont l'exégèse
. (p. 33)

Le savoir du désert est donc nul ; on ne peut pas lire dans le livre du désert dont les pages sont dispersées par le vent. Celui-ci, en tant que force d'éparpillement de la matière appartient aux schèmes de la destruction. Ainsi la parenté est claire entre la charge symbolique des deux éléments matériels connotant également le silence et le vide. Le sable devient obstacle lorsqu'il se conjugue avec l'imagination d'une montée pénible et douloureuse. Ainsi il en est à " Çaad", ce rocher que le mécréant était obligé d'escalader interminablement, explique Adonis dans une note en marge du récit. " Çaad" ne serait autre que le rocher de Sisyphe dans l'imagination occidentale.

La poussière appartient à l'imagination de la sécheresse et de l'éparpillement, elle est liée à un état d'errance vaine, à la recherche d'un lieu :

La poussière vagabonde sourde la poussière
Epousant les pas
Dessus, des feuilles volantes
Et son amour est sans mémoire.
(p. 13)

La structure du premier vers dessine le cercle d'un éternel retour : le mouvement du poète dont la quête est toujours à recommencer et l'effort inépuisable. C'est qu'il répugne à la sécurité du lieu et refuse de s'accommoder de l'accompli. Son but est toujours au-delà, et il s'allège du poids du passé pour s'élancer librement à la conquête de l'avenir. La poussière acquiert ainsi, une connotation positive, elle est un garant de la liberté.

L'image de la cendre trouve sa place parmi les images de la sécheresse, elle symbolise la misère : l'an 17 de l'Hégire fut désigné "année de la cendre" à cause de la famine qui y avait sévi (p. 22).

Les images de la violence abondent et se trouvent investies dans un but satirique. Adonis a procédé à une lecture sélective des livres d'histoire mettant l'accent sur des scènes et des événements d'une grande atrocité, certains sont réels, mais très souvent cammouflés et mis sous silence, certains autres sont soit totalement inventés par l'imagination populaire, soit déformés et exagérés. Ainsi les pages du Livre se colorent souvent de sang :

La terre s'empourpre. (p. 19)

La Kufa est ensanglantée (p. 24),

Le trône polit son miroir
A l'image du ciel
Il orne son siège
D'éclats de têtes,
Et de tatouages de sang
. (p. 11)

Partout des traces de sang, des têtes décapitées :

Nous voici drapés de nos douleurs
plongeant dans un bain de sang
. (p. 21)

Les ennemis des Califes devaient subir les plus durs supplices : al-Fuja'a fut brûlé (p. 12), Muhammad le fils du Calife Abu Bakr fut cuit à petit feu par les agents d'un autre Calife, 'Osman (p. 35). Les soldats et les bourreaux envahissent la scène semant le saccage, la mort et la désolation (p. 15), les tueries se multiplient transformant la Kufa en un tombeau :

Le soir est plein de têtes décapitées
Et le matin est cimetière
. (p. 21)

L'an 37 de l'Hegire abonde en incidents cruels : la bataille de Ceffine où des centaines de victimes sont tuées — "ils ont été enterrés dans un même trou" (p. 33), d'autres ont été mutilés ou décapités (p. 33), et le conteur d'observer :

Pas de jour fixé pour les enterrements
Tous les jours sont tombeaux.
(p. 33)

Il s'avère qu'Adonis a poussé à leur extrême limite les images de la violence afin de produire chez le lecteur un effet de choc et de répulsion. Il a eu également recours à un vocabulaire riche de cruauté où abondent des substantifs tels que : lance, épée, bourreau, soldats, tuerie, bûcher, poison ; et des verbes tels que : décapiter, égorger, ligoter, prendre en otage, jeter au feu, tuer, lapider, briser, piller, noyer.

Les images catamorphes reproduisent la douleur de la chute, celle dans l'enfer de l'histoire, et celle toute autre, dans l'abîme du moi intérieur. Le poète qui s'enfonce dans le gouffre de l'histoire est confronté à une réalité décevante, alors que sa quête intérieure n'atteint jamais son objet. L'abîme de l'être intérieur est, en effet, sans fond. Néanmoins, ses efforts ne sont pas pour autant vains, car l'image sombre qui émerge du passé est doublée d'une autre, lumineuse, celle dessinée par les victimes, les révoltés, les marginaux avec qui le poète renoue ses liens. Et s'il est vrai que la quête intérieure n'aboutit pas, et que le lot du poète est de demeurer étranger à soi-même, il n'est pas moins vrai que c'est dans cette recherche perpétuelle du moi intérieur instable, mouvant et en perpétuel devenir que l'élan poétique prend son essor. Adonis souscrirait à cette définiton de la poésie établie par Michel Collot : "C'est une traversée qui transgresse toute limite, un mouvement qui va toujours au-delà de lui-même. Pour s'accomplir elle doit demeurer inachevable…La quête poétique ne se propose pas de rendre connaissable l'inconnu, mais au contraire de révéler dans le connu la part de l'inconnaissable… L'inconnu en tant que tel, comme tout horizon, demeure irrémédiablement caché, inaccessible. " [15]. C'est parce qu'il s'interroge sur soi-même et sur le monde et qu'il ne s'accommode pas des réponses définitives, que le poète naît à l'écriture.

L'imagination du souterrain évoque la peur et la répression qui pèsent sur la ville :

Les gens venaient, chacun seul ou par groupe, faire le pèlerinage à la Kufa ;
ils empruntaient un corridor souterrain …
(p. 20)

Le passé riche d'actes de violence est schématisé dans l'image des "ténèbres dangereuses" (p. 28).

Les images nécrophiliques sont en relation étroite avec les images catamorphes puisqu'elles traduisent une sensation d'étouffement et correspondent à un climat aliénant ; al-Mutanabbi

A vécu mais comme dans un cercueil
Il a voyagé mais comme dans un cimetière.
(p. 9)

"Le matin est tombeaux" (p. 21), et les jardins sont plantés de mort (p. 19). Les routes sentent la putréfaction à cause des cadavres qui y sont parsemés (p. 17). Toutes ces images relèvent d'un même archétype : celui de l'étouffement et de la répression. Elles s'opposent à d'autres images relevant de l'archétype de la libération. Ainsi au feu du bûcher s'oppose la lumière de la connaissance (p. 14), celle qui permet d'accéder au bonheur de l'être :

Nous voguions sur une mer de lumière. (p. 10)

L'élément igné acquiert les vertus de l'élément berçant ; la rêverie de la lumière plonge le rêveur dans un état de bien être, il se trouve porté par le feu et jouit d'une sensation de légèreté qui le libère de la tare d'un réel aliénant. Le glissement s'avère facile de l'image du bercement à celle du retour au sein maternel. Le feu devient une mère protectrice qui prodigue généreusement son sein. Le soleil abandonne sa symbolique virile habituelle pour acquérir un visage féminin :

Le soleil peignait la chevelure du crépuscule et faisait asseoir
dans son sein notre demeure.
(p. 13)

Contiens-nous dans ton sein
toi ce soleil.
(p. 17)

La métamorphose de la symbolique du soleil s'expliquerait par des raisons linguistiques : dans la grammaire arabe, le soleil est un substantif féminin, aussi peut-il être doté dans l'imaginaire de vertus féminines. L'étoile est femme aussi puisqu'elle en possède tout l'attrait : les étoiles traînaient leurs bracelets, autour de la demeure du poète (p. 18).

L'expérience poétique est vécue comme une incandescence de l'être :

J'écris — une peur me saisit,
Je perds la raison et j'inspire la frayeur
Même l'encre, même au papier
Et je me demande moi-même : Est-ce que j'écris vraiment, ou
plutôt je me brûle ?
(p. 320)

L'écriture qui brûle l'être le purifie et ainsi, elle le libère.

L'aube est prometteuse, elle annonce la levée des voiles (p. 21). Mais le feu est surtout chez Adonis un symbole de la révolte, comme il l'a été chez toute une génération, celle des poètes des années cinquante qui renouvelèrent le mythe de Tammuz, divinité antique du feu en Mésopotamie. Cette révolte se veut radicale, et elle se propose comme un choix existentiel. le refus devient une attitude permanente de l'esprit rebelle, éternellement insatisfait, tendu perpétuellement vers l'avenir. La poésie est bien une langue du refus, un feu qui s'engendre lui-même (p. 19), et qui acquiert, par conséquent, la vertu de la fécondité, tout comme la blessure transmutée en sillon et berceau :

La vie serait-elle un végétal
Qui fleurit dans le sol de la blessure ?
(p. 32)

Feu et blessure correspondent à un même archétype : la libération. Aussi, se révèlent-ils similaires :

La vie serait-elle une lumière — dont les hommes éteignent
Les étincelles ?
(p. 23)

L'imagination de la montée se rattache également au même archétype. Le chemin sur lequel avance le poète est un escalier qui monte (p. 10).

Il s'ensuit que le feu reste un symbole polyvalent dans l'imaginaire adonisien. L'eau apparaît aussi sous plusieurs formes. Ce sont des pluies fécondes qui fertilisent les pas du poète parti à la quête du passé, transparent à la misère des désinfortunés de l'histoire arabe :

Tels sont les soupirs de nos ancêtres
Une pluie abondante une pluie mystérieuse,
qui arrose nos pas
. (p. 19)

Des nuages sur la Kufa — ce sont
les souffles des pauvres :
Les gouttes les plus belles, l'eau la plus pure
. (p. 22)

C'est l'Euphrate, fleuve dont la langue est amour. Figurant comme une constante de l'œuvre, l'Euphrate n'est pas une simple image mais une présence vivante avec laquelle, le poète établit un dialogue ininterrompu :

Pourquoi ne vois-je que l'Euphrate ?
Est-ce parce qu'il est la langue de la terre — celle
dont les lettres sont des fleurs et de l'herbe ?
Est-ce parce qu' il est le giron de l'amitié — où
se rencontrent les contraires ?
... La terre dort sur son lit de ruines
Et le temps plonge dans un sommeil profond,—
Pourquoi ne vois-je que l'Euphrate ?
(p. 301)

La Kufa rêvée est une terre arrosée de petits fleuves et de canaux, des forêts de palmiers la peuplent de verdure (p. 16). Le visage du désert s'humanise lorsqu'un palmier s'y dessine y introduisant une note de tendresse ; le palmier est femme, en effet, et plus précisément, une nourrice et une mère :

Au tronc du palmier un sein
Auquel j'ai adressé mon chant et dont j'ai dessiné les
lettres sur les routes
. (p. 16)

Mieux encore, le palmier est le médiateur de l'invisible, le lieu des apparitions. Sa parole est révélation méritée par ceux dont l'ouïe n'est pas souillée par le langage de l'évidence et dont le regard n'est pas brouillé par l'habitude :

Tous les soirs un ange vient visiter le tronc du palmier
Dormir sur son épaule,
Le tronc du palmier tient un discours que seuls comprennent
Les enfants de la Kufa.
(p. 16)

L'image du palmier ne saura être séparée dans l'imaginaire arabe de l'espace géographique du désert si bien, que ce végétal était devenu l'emblême de toute la civilisation arabo-musulmane. L'enfant-poète, qui tête au tronc du palmier qu'il célèbre et qu'il cultive, n'est pas un ingrat. Au contraire, il consolide ses liens avec le passé saisi dans son authenticité ; il en dénonce les défauts mais il n'en renie pas pour autant la face lumineuse mais cachée au regard de l'homme moyen.

La plaine est un lieu bénéfique et prometteur et la paix des arbres appartient aux contestataires (p. 15). Le ciel est l'antidote de la terre, l'un est le royaume de l'au-delà , l'autre la demeure de l'homme, et ils sont bien soigneusement séparés :

- " Connaîs-tu le visage de l'au-delà ?"
- " Non,
- J'ignore celui qui m'ignore".
- "L'heure de la vérité viendra, indubitablement
. " (p. 40)

Adonis n'est pas un poète-sacrilège, tel que le prétendent quelques détracteurs, mais il se détourne de la religion érigée en système, devenue facteur d'aliénation et cause de stagnation. Il refuse un au-delà faisant ingérence dans le quotidien, entravant l'épanouissement de la créature humaine et l'emprisonnant dans un ensemble d'interdits. A la foi traditionnelle Adonis voudrait substituer une foi humaniste où l'être humain est hissé à une valeur suprême et dont le but ultime est la jouissance du bonheur de vivre. La vie est célébrée comme mouvement et force de renouveau :

J'appartiens à la flamme
J'appartiens à la moisson, pour célébrer
les plaines, j'appartiens à leurs arroseurs.
Inquiet et frêle
J'appartiens aux vents, ceux dont les orages unifient
La face de la terre, le visage du ciel
Et la figure de l'homme.
(p. 36)

La parole du poète est une faux qui moissonne le paysage arabe afin qu'il s'ouvre à la semence nouvelle. La révolte adonisienne n'est animée par la haine qu'en apparence. Au fond, elle relève d'un grand amour. C'est pour que la terre soit à la mesure de l'homme réconcilié avec lui-même et avec le spirituel, que le poète lance son chant au risque du malentendu. Et s'il y a un message à la poésie adonisienne — bien que le poète se défende contre toute intention didactique préférant poser des questions plutôt que donner des réponses — ce sera celui de l'amour.

Sinon comment expliquer l'émergence de deux figures de couples amoureux, l'une sur la scène du récit historique où elle est en contraste avec la violence qui préside, l'autre sur la scène du récit autobiographique où elle est en rupture avec le contexte événementiel. Le premier couple est formé par la fausse prophétesse Sajah et le faux prophète Musaylama. La rivalité qui devait les opposer cédait la place à l'amour qui triomphait de la prédication. Ecoutons le conteur camper la scène :

Dis donc conteur, quel est le pacte qui a été conclu entre Sajah et Musaylama ?
- Je ne dirai que ce qui fut approuvé par les livres gardés en héritage.

- A -

- "Avant d'entrer en guerre, rencontrons-nous, examinons ce qui nous a été révélé, alors
nous trouverons une issue :
Ni amertume ni regret — celui de nous deux qui aura le plus raison sera agréé"
- "C'est bon ce que tu dis"
- " Dressez une tente en cuir et remplissez-la d'encens
L'odeur de l'encens ravive dans l'âme le désir et éveille en la femme le goût du plaisir, allons Sajah, entrons. "

- B -

Et le conteur ajouta :
Une tente — un recueillement —
L'encens agita les organes froids de la femme
L'encens agita les organes froids de l'homme
Ils entrèrent dans une transe plus délicieuse et plus splendide
Que celle où leurs révélations les transportaient
Le plaisir réconcilia la révélation du prophète à la révélation de la prophétesse elles étaient devenues un même prodige.

Le conteur observa :

Ah ! qu'il est misérable celui qui n'entend pas la voix de l'amour chanter le corps de
l'homme
. (p. 14)

L'amour est un refuge et le corps de la femme est pour l'homme une demeure, explique une femme amoureuse qui surgit de la Jahilya pour occuper le présent du récit (p. 18).

Une autre figure féminine de la Jahilya est appelée à la présence : une femme polyandre qui avait eu quarante deux époux. Une voix anonyme commente : "Pourtant on ne dît pas : c'est une adultère" (p. 18).

Certes, ces références à l'histoire ne sont pas innocentes. Adonis veut prôner le droit à la jouissance conformément à un épicurisme manifeste :

Je dirai que l'amour est le vin de la terre,
Que ce monde est un tonneau
Et les jours des coupes.
(p. 17)

Le corps de la femme est exalté comme une source d'inspiration et une voie de révélation :

Une lune entre deux jambes lavées
Aux carafes du désir
Une lune sur le chemin qui l'a mené à son amour
Une lune est dans ses pas
Une lune entre un amour et un autre
. (p. 380)

La portée érotique de ces vers se double d'une autre qui a rapport avec l'expérience créatrice, elle-même animée par l'amour du beau ; le poète n'est-il pas cet amoureux transi d'un idéal qui le subjugue et lui dicte son chemin.

Mais le poète est aussi cet enfant amoureux du jeu et qui se plaît dans un émerveillement permanent devant les choses avec lesquelles il entre dans un rapport immédiat. Al-Mutanabbi déclare :

J'étais l'enfant frivole, on pouvait croire que j'étais
L'unique enfant de la frivolité
. (p. 14)

Le monde s'offre à la curiosité de l'enfant comme un espace de jeu, et ses objets sont susceptibles d'étonnantes métamorphoses. Ainsi la pierre est un berceau, l'arbre une mère et le soleil une femme en proie au sommeil :

Voici le soleil qui se frotte les cils
Au contact des rivages, le visage du crépuscule
Brille sur l'eau,
Et les flots se réfugient dans leur grotte.
Dans les collines, les villages
Parsemés parmi les pins
Abandonnent leurs corps
Aux lits des pinèdes :
Les troncs sont un hymne
Les branches tels des turbans
Sur la tête des collines.
(p. 318)

Le poème est, certes, un tableau, pourtant il s'éloigne de la simple description par la force de la vision qui anime l'inanimé. Un élan mystique traverse le paysage naturel et le rehausse à l'échelle spirituelle ; la contemplation de la nature devient une célébration de l'esprit qui l'habite et relève de l'intuition du Grand Tout dont les objets de la création n'en sont que différentes incarnations. L'amour se présente alors comme un principe cosmique dans la pensée adonisienne, c'est à lui que se doit tout mouvement, tout élan de vivre. Il constitue surtout un fondement du mode d'être du poète. C'est de lui que jaillit la révolte, de lui que découle la foi en la métamorphose nécessaire des êtres et des choses, de lui enfin que dépend l'enthousiasme créateur, l'acte poétique est en tout point semblable à l'acte d'amour où l'amoureux brûle par ce feu latent dans la chair des mots et s'exalte dans son bûcher. Une écriture établie sur l'amour est par nature ennemie de la clôture. La terre dont rêve le poète c'est celle d'une entente entre les hommes, un lieu de métissage universel (p. 16). Cet humanisme se doit à une attitude d'esprit permanente chez Adonis : un antidogmatisme corrolaire d'une conviction profonde de la relativité du savoir. La vérité est une demeure que nul ne saurait prétendre habiter (p. 28), les efforts humains de l'apprivoiser n'aboutissent qu'à des approximations.

Fondée sur un respect profond de la vie et sur l'amour de l'humain, l'écriture adonisienne est nécessairement une écriture de renouement. Même avec le passé de la civiliation arabe dont il établit le procès, le poète ne rompt que pour édifier de nouveaux ponts. Contre le passé momifié qu'il détruit systématiquement, Adonis invoque un autre, animé du souffle de la contestation, vibrant au rythme de l'humain et par conséquent, réfractaire à l'ordre établi :

Je cherche ombrage — Je sors de cette mémoire
De ses orbites et de ses roues tournantes,
Je me réfugie à l'ombre de mes autres ancêtres
Ceux qui illuminent plus haut et plus loin
Que les ténèbres du meurtre, et que la fièvre
Des tueurs.
(p. 37)

Ses ancêtres sont les révoltés et les errants, les incompris et les damnés dont les visages peuplent les pages du Livre : Tamim, Labid, Tarafah, 'Urwa ibn al-Ward, 'Umru' al-Qays et autres poètes condamnés à la marginalité et heureux de leur vagabondage, la recherche d'un bonheur digne de l'homme et de sa grandeur.

Adonis établit la distinction entre deux visages du passé : celui établi comme un ensemble de règles de la vie sociale, politique et religieuse, et qui reste prisonnier de sa temporalité et dont la relation avec le présent ne peut qu'être stérile, et celui qui témoigne du pouvoir de la pensée libre et créatrice, et qui est capable de pérenniser, brisant le cercle de la temporalité, fécondant le présent et l'avenir qui lui ouvrent en contrepartie la voie du devenir. Conscient du malentendu qu'une mauvaise lecture de son ouvrage pourrait susciter, Adonis se défend contre la traîtrise et l'infidélité au patrimoine culturel dont on pourrait l'accuser en se faisant lui-même le porte-parole de ses détracteurs :

Le conteur prétend
Que cette présence dont nos devanciers sont un alibi
N'est qu'une absence, -
Il ne voit de la beauté du jardin qu'une
Rose flétrie
Est-ce une langue équitable ?
La colère de la terre, le songe des végétaux, les tentations
du désert
Il n'en a rien dit, ce conteur
Rien des mirages et de leurs interprétations,
Comment donc ? Le conteur n'a pas le droit de garder le
silence.
Le voilà , le soleil qui chuchote au conteur,
Et répète avec fierté :
La lumière a raison de la nuit de ton désert ensanglanté,
elle est plus durable et plus profonde
. (p. 378)

En fait le récit fragmentaire et sélectif du conteur reste à compléter par celui d'al-Mutanabbi ainsi que par le discours de la voix anonyme. Si le récit consiste à raconter des événements, ceux-ci sont choisis en fonction d'un but à atteindre et qui est de provoquer chez le lecteur un état de choc qui le porterait à remettre en question beaucoup de certitudes. Adonis n'ignore pas le mérite de la civilisation arabe et il ne cherche en aucun cas à éteindre la grandeur de cette civilisation, mais il nous invite à la vigilance afin de percevoir par-delà un éclat apparent des taches obscures qui le rendent moins aveuglant. La gloire du passé ne doit pas nous faire oublier certaines injustices qui le traversent ; l'intention adonisienne est de démasquer ces injustices afin de relativiser cette foi aveugle en un idéal situé toujours au passé. C'est à ce prix que le renouveau devient possible.

Loin de sombrer dans le pessimisme Le Livre ouvre à l'espérance. La civilisation arabe n'est pas condamnée à la stérilité et à la stagnation puisque le gel des surfaces peut fondre sous l'influence du feu des profondeurs celui que révèle Adonis et qu'il appelle à la présence, en particulier à la fin de chaque chapitre dans des poèmes réunis sous le titre Les marges et qui semblent sans rapport apparent avec le "prétendu" manuscrit d'al-Mutanabbi ; dans ces poèmes, des figures lumineuses émergent de l'oubli, la plupart sont des poètes de la Jahilya qui ont mené une vie de vagabondage et qui ont été condamnés à l'exil par suite de leur rebellion aux lois de la tribu. D'autres poètes ont vécu sous la dynastie Omayyade : les uns sont des chantres de l'amour, les autres sont des poètes bacchiques.

La structure de l'ouvrage s'avère donc en parfaite concordance avec son contenu sémantique. Le salut est par la poésie, par l'amour, et par la jouissance. Les différentes parties du recueil ne sont que des fragments d'une vérité qu'ils concordent à exprimer dans une parfaite harmonie. Cette intention harmonisante préside à la réconciliation des genres qui se réalise dans l'ouvrage où la fiction voisine avec la réalité historique, et où le ton didactique, loin d'être récusé, est mis au service de la parole créatrice et en tire sa consécration. Adonis qui s'était longtemps détourné du didactisme l'adopte cette fois sans scrupule ; il parsème son texte de maximes éclairant le fond de sa pensée, ce qui pourrait trouver sa justification d'une part dans sa volonté de rester fidèle à al-Mutanabbi célèbre par ses maximes à portée humaine universelle, et d'autre part, par une grande maîtrise de l'art poétique à laquelle Adonis réussit accéder. Tous les genres du discours deviennent perméables au souffle poétique. Les maximes expriment dans une langue sans équivoque les vérités suggérées par la poésie. Adonis y confie sa conception de l'amour, de l'enfance, de l'histoire et notamment de la connaissance. La poésie est un mode de connaissance fondée sur la voyance et elle implique l'expérience :

Que tu possèdes la vue
Ne suffit pas à voir
. (p. 26)

Et puisque la vérité reste toujours à chercher, l'inquiétude, épouse de la soif, est convoitée :

Quelque part une peur
Qui colonise en nous
L'inquiétude des mots
. (p. 31)

La mission du poète est notamment d'affranchir l'homme en libérant la parole, et son profil demeure inchangeable. Les derniers poèmes du Livre consacrent le portrait ébauché au fil des pages d'un héros inquiet et errant, vagabond et quêteur, énigmatique et déroutant :

Révolté et serein, contestataire et résigné,
Tels des vagues qui font la guerre aux rivages :
Il n'est pas sédentaire et n'est pas en partance
. (p. 323)

Le poète cultive ainsi l'ambiguité et il vit des paradoxes mais sa parole demeure celle de l'authenticité :

Même lorsque tu annonces :
J'écrirai ce qui se situe au plus loin de moi-même
Ou ce qui est le plus proche de moi-même,
Tu n'écriras que toi-même
. (p. 317)

Ce qui ne signifie pas un retour au lyrisme facile auquel, au contraire, le poète semble répugner :

Il n'est pas de mes désirs
De chercher refuge dans des larmes
Ou dans des soupirs qui rendront mes vers plaintifs,
Et de m'abandonner aux pleurs.
Mes désirs
C'est de rester l'étranger rebelle,
Et d'affranchir les mots de l'esclavage des mots.
(p. 319)

L'authenticité poétique se réalise au prix d'une transparence qui permet au poète de vivre intimement les problèmes de l'homme de son temps et de l'époque où il vit et de les dépasser vers un horizon nouveau frayant ainsi un chemin vers le possible, l'inaccompli. Cependant, bien que profondément enracinée dans le sol culturel arabe et dans les problèmes du peuple arabe, la poésie adonisienne est protégée contre l'engagement direct. Le poème ne saurait en aucun cas se confondre avec un manifeste, il ne véhicule pas une idéologie mais une vision nouvelle du monde ainsi qu'un mode d'être affranchi de l'habitude et de la monotonie du quotidien. Par ailleurs, il respecte la liberté d'esprit du lecteur en évitant de lui donner des réponses à ses problèmes, se suffisant à les soulever simplement, l'invitant ainsi à la réflexion afin de trouver lui-même le remède convenable à ses maux. Le lecteur est, dans la perspective adonisienne un nouveau créateur ; c'est lui qui confère au poème sa signification qui varie suivant la nature de la relation qu'il établit avec lui et le mode de sa réception qui dépendent largement du niveau de la culture, du degré de la disponibilité de l'esprit et de sa prédisposition à l'écoute. C'est dans ce sens qu'Adonis considère que le poème est un texte inaccompli, ouvert à une infinité de possibles. La véritable poésie est celle où le sens demeure inépuisable et qui reste ouverte au devenir.

Il s'avère que Le Livre d'Adonis peut-être considéré à la fois comme un bilan et un couronnement de l'ensemble de l'oeuvre. Il reprend, en effet, des constantes thématiques à travers la diversité des recueils et les approfondit : la révolte, l'exil, la voyance, la parole créatrice, l'enfance, la ville, la religion, le legs culturel. La nouveauté réside cependant, dans la conception et l'architecture du recueil : un texte composite où se retrouvent les différents genres du discours et où l'histoire et la chronique constituent des éléments de l'écriture poétique.

C'est comme si la fusion s'était réalisée entre les deux visages d'Adonis : celui du penseur qui, à travers un nombre important d'essais lesquels n'étaient pas sans susciter des polémiques, a secoué les fondements de la culture arabe et semé le trouble dans les esprits confinés dans la sécurité de l'établi, et celui du poète dont l'écriture se voulait être un moyen de libération, un appel au dépassement et une invitation au renouveau de l'homme et du monde. Dans Le Livre où l'histoire n'est pas seulement une matière du discours mais un acteur et une présence incarnée, Adonis semble réaliser le projet dont il a rêvé tout au long de sa carrière littéraire. Il y est lui-même, entièrement, et il accède à l'apogée de sa gloire poétique, ayant gagné le défi d'une écriture totalisante et ayant réussi une aventure unique dans l'histoire de la poésie arabe.

Zahida DARWICHE JABBOUR*


NOTES ET RÉFÉRENCES


* Zahida Darwiche Jabbour est Professeur à l'Université Libanaise de Tripoli (Liban) et auteur de Poésie et initiation dans l'œuvre de Nadia Tuéni, Dar an-Nahar, Beyrouth, 1992 et Etudes sur la poésie libanaise francophone, Dar an-Nahar, Beyrouth, 1997.

[1] Mallarmé Stéphane : Autobiographie in Oeuvres complètes, Gallimard, 1945, Paris, Collection Bibliothèque de la Pléiade, pp. 662-663.

[2] Al-Mutanabbi est un grand poète arabe qui a vécu sous la dynastie Abbasside.

[3] Al-Mutanabbi est le surnom du poète. Il signifie : celui qui prétend jouir du don de la prophétie.

[4] Adonis : Le Livre de la migration, Luneau Ascot, 1982.

[5] Abu Dhar al-Ghafari est un Faqih musulman révolté.

[6] Les Ançars sont les habitants de la Médine qui accordèrent leur soutien au Prophète lorsqu'il quitta la Mekke pour se protéger contre la persécution des incroyants et chercha refuge à Médine.

[7] Ahmed est le prénom d'al-Mutanabbi.

[8] Mihyar est le personnage qui symbolise le poète dans le recueil qui porte le titre :Chants de Mihyar le Damascène. Ce personnage a par ailleurs une origine historique : le chanteur Mihyar al-Daylami persécuté par les autorités au pouvoir. Al-Bahlul est un personnage qui donne son titre à un poème dans le recueil intitulé Les Résonnances les origines ; historiquement c'est un comédien de la cour. Abdul-Rahman al-Dakhel, de son surnom "l'aigle de Quraysh", est le fondateur de la dynastie Omayyade en Andalousie. Il est un personnage principal dans Le Livre de la migration.

[9] Tuéni Nadia : La Prose, œuvres complètes , Dar An-Nahar, Beyrouth, 1986, p. 51.

[10] Adonis : Al-Mutabaqat wal awa'il, Les Résonnances les origines, Dar al-Adab, Beyrouth, 1988, p. 31.

[11] Ibid. , p. 61.

[12] Ibid. , p. 46.

[13] Adonis : Chants de Mihyar le Damascène , Sindbad, 1983, p. 22.

[14] Adonis : Les Résonnances les origines, op. cit. , p. 24.

[15] Collot Michel : La poésie moderne et la structure d'horizon , PUF, Paris, 1989, p. 167.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 15 - Mai 2000

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