PAUL GHILS

Enseigner les relations internationales




Sans l’appui de la pédagogie, la recherche
court le risque de s’enfoncer dans l’ésotérisme

Marcel Merle, Sociologie des relations internationales



La matrice disciplinaire

Les futurs diplomates et les étudiants des diverses spécialités appelées à aborder quotidiennement les réalités mouvantes et complexes d’un monde en transformation rapide constituent la clientèle traditionnelle de l’enseignement des relations internationales. Il faut y ajouter aujourd’hui une catégorie quelque peu négligée, celle des communicateurs et, singulièrement des interprètes, traducteurs et terminologues. Au-delà et en deçà de l’obstacle interculturel qu’implique communément, à ce niveau, la transposition langagière et culturelle de phénomènes considérés comme singuliers ou universels suivant les cas, c’est un ensemble de questions non résolues qui se posent à la transmission, mais aussi à l’expression d’un savoir sur les relations internationales (dorénavant orthographiées avec des majuscules lorsqu’il s’agit de la discipline, ou sous le sigle RI). Ces questions posent sur l’objet de la discipline (qui porte curieusement le nom de l’objet en question) et son institutionnalisation académique, sur la dispersion des filières qui lui prêtent ses matériaux et sur les interférences avec les orientations prises dans son aire d’origine, à savoir l’aire britannique et américaine du début du 20e siècle.

La question de l’objet propre de la discipline pose par ailleurs celle de son autonomie par rapport à d’autres savoirs car, dès l’apparition des RI, complexité et transdisciplinarité apparaissent comme indissociables autant de son horizon propre que des disciplines qui la nourrissent . Elle porte aussi sur les problèmes conceptuels et terminologiques particuliers liés au contexte historique, politique et culturel et, par implication, sur les représentations idéologiques liées à l’idée même des phénomènes visés : la mondialisation est-elle un phénomène nouveau ou ancien, ressentie comme positive ou négative, émanant d’un espace culturel particulier ? La formation de l’Etat est-il propre au monde occidental ? Les cultures sont-elles en voie de déterritorialisation ou de reterritorialisation ? La permanence prévaut-elle sur le changement, les réalités objectives sur l’imaginaire ? Enfin, l’internationalisation, sinon la mondialisation, produit-elle un effet homogénéisant ou hétérogénéisant sur le système éducatif lui-même, notamment dans les objectifs qu’il s’assigne ou qui lui sont assignés? Ces questions sont d’autant plus fondamentales qu’elles se posent à une discipline qui, même dans sa terre d’élection que sont les Etats-Unis, est considérée comme négligée, voire marginale et parfois déconnectée de la réalité 1.

Une interdiscipline

Autant d’interrogations qui se confrontent de plus en plus à l’expérimentation directe et concrète, à l’heure où se généralisent les échanges d’étudiants et d’enseignants dans le cadre européen des programmes Erasmus, Socrates ou Leonardo, en Europe et dorénavant dans le monde entier (Erasmus-monde). Si les sciences de l’éducation se définissent volontiers comme méta-épistémologiques car appelées à interpeller les disciplines anthroposociales dans toute leur diversité, elles trouveront sans aucun doute dans les RI le paradigme de leur questionnement, en raison notamment de cette imbrication entre l’observateur et l’observé, s’il est permis de recourir ici à cette formule quelque peu réductrice. L’effet heuristique de la pratique disciplinaire est d’autant plus puissant dans ce cas que, par la mise en balance et en corrélation des disciplines sollicitées, les RI projettent les interstices et les creux de chacune d’elles. Dans la démarche de formation (au sens non pas d’un formalisme, mais plutôt d’un formisme à la Maffésoli), elles sont poussées à épouser le geste d’une aufhebung, d’un dépassement de l’opposition compréhension/explication vers l’attitude réflexive, qui fait de l’explication rationnelle le nouvel objet – et non plus seulement le critère de scientificité – d’une compréhension raisonnable qui l'englobe et que je qualifierais de transmoderne plutôt que de post-moderne2. Dépassement, car les RI restent souvent marquées par la tentation scientiste de leur matrice disciplinaire – en gros, le modèle théorique réaliste, conforté au début du 20e siècle par l’échec du pacte social de la SdN et dont la prégnance ne s’est pas démentie depuis, même si d’autres perspectives sont peu à peu venues diversifier son horizon conceptuel, de l’idéalisme au libéralisme en passant par le structuralisme, le transnationalisme, le mondialisme et autres constructivismes au croisement de ces divers éclairages.

La démarche pédagogique se trouve dès lors soumise à la nécessité d’une constante réinterprétation, car l’enseigné comme l’enseignant, loin d’être les observateurs neutres d’un objet circonscrit, sont au centre même du débat ou du dialogue interparadigmatique, lui-même en prise sur un monde tumultueux rebelle aux schématisations. Certes, le sujet n’est qu’un figurant en politique internationale – l’individu n’a pas le statut de sujet en droit international classique – et son rôle d’acteur est subordonné à son appartenance à des entités plus vastes (Etats, communautés, organisations), seuls les Etats bénéficiant du statut juridique de sujet à part entière sur la scène planétaire. Mais il est vrai aussi que le retour de l’éthique (sous la forme de l’humanitaire) et d’une épistémologie d’inspiration psychologisante ou cognitiviste (notamment systémique et réflexiviste), de même que les incursions dans l’histoire de la mondialisation, ont réintroduit quelque subjectivité et quelque discursivité dans les épures des politologues3. Non que ces dimensions soient véritablement nouvelles, car Platon déjà mettait en garde la hiérarchie de la Cité athénienne contre les velléités subversives des rhéteurs, et l’empereur Ashoka, deux siècles plus tard, codifiait les règles d’un dialogue politique conçu dans le cadre d’une éducation publique et appelée, comme le soutra du diamant au 9e siècle, à une diffusion libre et universelle. De nos jours, le regard que l’individu communiquant et, mieux encore, le citoyen porte sur les événements au travers de ses allégeances multiples incite de manière plus explicite à ce retournement du monde dont parlent Smouts et Badie, qui me semble traduire le retour de la face cachée de la raison, illustrée par la sociologie des relations internationales de Marcel Merle, la tribalisation et la transfiguration du politique chez Maffésoli [6], l’ordonnancement chaotique du monde chez Rosenau et, de manière générale, l’irruption du subjectif, de l’incertain et du dialogique dans la rationalité des internationalistes.

Le flou des concepts et la polyphonie du langage

Aussi l’enseignement des RI butte-t-il avant tout sur l’identité du champ d’étude, voire de la discipline qui le structure, et sur les termes et concepts qui lient ou devraient lier la théorie et la pratique, dans leur objectivation comme au travers de leurs projections symboliques. Mais sans doute est-ce là un avantage plus qu’inconvénient, car la dynamique qu’impose cette instabilité du champ d’étude invite constamment les étudiants à expérimenter et à explorer par les voies les plus diverses. Je mentionnerai en premier la composition très internationale des groupes d’étudiants des filières concernées, qui impose la diversité des conceptions culturelles et sociopolitiques, et d’autre part les stages en organisations prévus par les programmes, où la pluralité des paradigmes, le chevauchement des disciplines et la polysémie de la terminologie s’imposent inévitablement.

Je m’attarderai quelque peu, dans le cadre de ce court article, sur ce dernier aspect, qui constitue à mon sens la difficulté majeure de l’entreprise, soit le travail conceptuel et terminologique dont le cadre est brouillé non seulement par ce qui s’impose dès l’abord comme interdiscipline, mais aussi par les interférences entre les aires anglophones et francophones. Le développement de la discipline dans le domaine francophone relève en effet d’une tradition différente de celle des pays anglophones – son héritage disciplinaire renvoie aux trois filières que sont l’histoire, le droit et plus récemment l’économie, la prééminence de cette dernière étant toutefois en recul en raison des multiples éclairages issus de l’anthropologie et d’autres disciplines. La tradition anglo-américaine, quant à elle, est d’emblée liée aux enjeux politiques et stratégiques des pays concernés. Notons qu’à cet égard le terme même de Relations Internationales révèle une ambiguïté première lorsqu’il est adopté officiellement après la seconde Guerre mondiale en Angleterre, puis aux Etats-Unis4. Au moment où les RI cherchent leur autonomie, international désigne en effet le niveau interétatique, et non l’inter-national au sens étymologique du terme même si, depuis le XIXe siècle, l'idée de nation n’avait jamais fait l’objet d’autant de débats et de théories, où se mêlent les facteurs ethniques, culturels, religieux ou linguistiques. De nos jours encore, le paradigme dit réaliste des RI traite des origines et conséquences, empiriques et normatives, de la division du monde en Etats5.

Mais l’évolution du monde depuis lors et, plus encore, des représentations qu’on peut s’en faire, a contextualisé, et donc relativisé, la dimension interétatique dans le temps et dans l’espace. D’un côté, l’infra-étatique (les régions, les ethnies, parfois les individus) la minent par en bas, tandis que par en haut les flux économiques et les organisations internationales restreignent la souveraineté des Etats jusqu’à faire douter de la pertinence de la notion de la notion même d’Etat comme de celle de territoire [7]. Enfin, les phénomènes transnationaux induisent une dilution transversale des frontières par la circulation des technologies, des idées, des virus et autres flux migratoires, les mouvements migratoires et la transformation des écosystèmes et des biotopes. Le terme international et la discipline qui l’utilise peuvent-ils pour autant être vus comme la science politique de l’international exclusivement ? La pratique pédagogique ne peut être contrainte par ces limitations et fait appel aujourd’hui à l’ensemble des relations, quelles que soient leurs formes, entre entités issues de sociétés distinctes, de l’interétatique au transnational [8], mais aussi conçues aussi à des niveaux différents : politique bien entendu, mais aussi social, culturel, économique, juridique, scientifique et philosophique. Qu’il suffise à cet égard de repérer les équivalences entre le français et l’anglais pour mesurer l’élasticité du champ d’étude : un terme tel que sociologie des relations internationales renverra à world politics pour les uns [9], à historical sociology pour d’autres [10]. Aussi appréciera-t-on la publication d’ouvrages à usage pédagogique s’inscrivant dans une épistémologie plurielle, comme l’excellent Dictionnaire des relations internationales [11], qui n’hésite plus à conjoindre les conceptions respectivement stato-centrée, libérale et transnationaliste-constructiviste qui, de concurrentes, se présentent ici comme autant de perspectives non exclusives de la scène internationale.

Le dialogue interparadigmatique deviendrait-il réalité ? Ne s’agirait-il pas au contraire d’une juxtaposition de points de vue, plutôt que d’un véritable échange scientifique ? D’autre part, est-il plausible d’envisager la possibilité d’une synthèse théorique ? Ne s’agirait-il pas, dans ce cas, de l’articulation métathéorique de postulats inconciliables car traduisant des visées du monde par trop éloignées les unes des autres ? Si un dialogue interparadigmatique pouvait être amorcé, encore faudrait-il s’assurer que les présupposés de ce dialogue ne sont pas dictés par le postulat d’une vérité scientifique à découvrir, qui se dévoilerait à l’issue de la confrontation des diverses théories et méthodes admises dans le champ de la discussion. Ni soumis aux normes d’une lex mercatoria qui, sous le couvert de son appartenance à la société civile, s’imposerait comme unique horizon d’une gouvernance mondiale hégémonique. Ni même subordonné à l’ambition d’un cosmopolitisme radical qui n’accepterait comme fin politique qu’un Etat mondial, loin de l’idée kantienne d’un universalisme plus soucieux de la liberté individuelle dans un cadre transnational bien tempéré. Car l’idée d’un fondement à déchiffrer, entre la mystification scientiste d’un enracinement génomique et le mythe d’un universalisme aprioriste, ne saurait tenir lieu de bien commun ni fonder une éthique cosmopolitique.

Ici encore, la terminologie nous y invite, à commencer par l’Etat, dont Robert Cooper a bien montré que le terme recouvrait des réalités hétérogènes relevant non seulement de la modernité, mais aussi et tout autant d’un retour à l’état de nature prémoderne ou, à l’inverse, à une postmodernité en gestation illustrée par la gouvernance transnationale européenne. Ou encore le terme mondialisation, qu’une confusion regrettable fait souvent identifier à globalisation (en anglais globalization), comme le remarquait un politologue anglophone en déplorant le fait que l’anglais fusionnait là deux notions absolument distinctes – l’extension planétaire des phénomènes de tous ordres pour le premier terme, l’interconnection des sphères cognitives, condition de la complexité, pour le second. D’innombrables autres termes et concepts – sécurité, pouvoir, acteur, organisation, société/communauté internationale et bien d’autres – sous-entendent de même un réseau conceptuel qui exclut toute possibilité réductionniste, jusqu'au terme identité, qui ne tient pas face aux recoupements des espaces et des temporalités et aux allégeances multiples des acteurs du système.

Un horizon transdisciplinaire

Les conséquences des mouvements tectoniques qui secouent la discipline n’ont pas tardé à faire sentir leurs effets sur la transmission des savoirs, à la fois par la diversification des intervenants au sein de la discipline comme des étudiants concernés ou intéressés par elle dans d’autres disciplines et le sentiment que l’individu et ses allégeances sont de plus en plus affectés par l’évolution des RI. Ce qui était jadis destiné à quelques rares spécialistes concerne aujourd’hui l’ensemble du secteur privé et la quasi-totalité du secteur public, la recherche scientifique comme la création culturelle et, par conséquent, les enseignants et enseignés invités à s’adapter à des programmes adaptés aux échanges internationaux (comme le LMD des universités européennes), jusqu’à imposer aux uns et aux autres une mobilité géographique devenue élément essentiel de la formation. Les politologues sont appelés à recouper leur savoir avec la quasi-totalité du domaine anthropo-social, sans avoir par ailleurs jamais quitté la philosophie. Mieux encore, les internationalistes sont contraints de prendre en compte les apports des sciences naturelles ou dites dures, de l’informatique à la médecine en passant par la climatologie. Ils ne peuvent plus ignorer les forces profondes qui étaient jusqu’alors du ressort de la psychologie collective et de l’économie et que Pierre Renouvin, mort en 1974, replaça au fondement de l’histoire, rejoignant en cela la trajectoire de Fernand Braudel, qui dans son maître ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949) conjuguait histoire et géographie en une géo-histoire. De nos jours, l’intention d’Eric Hobsbawm n’est pas autre lorsque, dans sa relation du Court XXe Siècle [12], il se propose de replacer l’histoire des événements dans le cadre de forces plus profondes et puissantes, plus géologiques de l’histoire. Enfin, n’oublions pas le rôle de l’éthique en politique étrangère ou celui de la morale en économie – le prix Nobel d’économie Amartya Sen ne nous dit-il pas que L’économie est une science morale [13] ? La revendication des théoriciens et praticiens de plus en plus nombreux qui réclament une approche plus transdisciplinaire de leurs champs d’études [14] sous-tendent une philosophie de l’histoire qui refuse les réductions historiques - la mondialisation vue comme un phénomène limité à l’Occident – ou méthodologiques – seule la dimension quantitative, et notamment économique, étant prise en considération.

L’évidence pluridisciplinaire et, quelquefois, l’aspiration interdisciplinaire ont induit ce qui est apparu de plus en plus comme une réalité systémique et transdisciplinarisable. D’abord centré sur les notions d’économie mondiale capitaliste (interdépendance, centre/périphérie, division du travail) d’Immanuel Wallenstein (Weltwirtschaft) ou, dans le débat interne au réalisme relatif à l’interaction système/acteur (Waltz, et surtout Aron), à ce qui restait le système fermé des Etats, le systémisme a évolué vers la conception d’un ensemble complexe, pluriel et ouvert, comme chez von Bertalanffy, pour adopter dans les RI la notion de constructivisme. L’épistémologie post-positiviste (qui devrait donc ouvrir au post-disciplinaire) reprend, au départ de l’interaction entre l’agent et la structure, relativise les faits objectifs du réalisme positiviste et intègre les représentations construites par les acteurs et le sens qu’ils leur attribuent. Le pédagogue se réjouira ici du retour du sujet, où l’enseigné trouvera aisément ses repères, ce sujet rejeté par la tradition réaliste et qui prend sa revanche dans les mondes imaginés où l’imaginaire, comme chez Arjun Appadurai, devient le champ de pratiques culturelles structurées, d’un travail et d’une négociation entre les potentialités des agirs individuels [15], où la raison sensible et le raisonnable [16] retrouvent toute leur place, où le discursif s’impose jusqu’à constituer, pour certains, l’essence même du politique (de la pragmatique de Habermas à l’Ecole de Cambridge). Les structures étatiques y jouent certes un rôle qui, pour n’être pas négligeable, n’exclut pas celui des communautés épistémiques (les savoirs de la société civile) et des acteurs non étatiques.

De sorte que, s’il fallait creuser la complexité des événements et des flux susceptibles de s’inscrire dans la problématique générale des RI, c’est bien en deçà qu’il s’agit de remonter. Si une tradition historiographique convenue fait remonter l’histoire des RI à la formation des Etats-nations à la fin du XVe siècle, une nouvelle génération d’historiens s’interroge sur l’apparition soudaine de l’objet de la discipline à cette date précise, objectant qu’il s’agit là d’un point de vue européocentriste et qu’une vision plus large de l’histoire humaine fait reculer l’enquête de plusieurs siècles [17]. Il y a là une correction fondamentale à apporter à l’illusion d’optique qui fait voir l’enseignement des RI comme la saisie des seuls événements contemporains, par ailleurs centrés sur les préoccupations des puissances dominantes. Une pédagogie adaptée permet donc la restauration par chaque enseigné d’une généalogie culturelle qui relativise grandement une saisie par trop monoculturelle du monde contemporain. La pluralité qui en découle permet dans un deuxième temps une articulation discursive et rhétorique de ce qui n’est plus le fait contemporain brut, mais sa mise en perspective, selon une démarche illustrée notamment par l’école de Cambridge et qui met en rapport les racines linguistiques et conceptuelles de la légitimité politique [18]. Le cadre dialogique – nécessairement, ici, polyphonique – introduit une médiation entre l’objectivité passive des objets et l’emprise cognitive du sujet inséré dans les cadres socioculturels. Médiation qui ne présuppose pas une réalité linguistique autonome (comme celle des divers structuralismes fondés sur les notions jumelles de langue et de communauté aux réminiscences platoniciennes, mais une interaction, dans la perspective de Wittgenstein, entre l’observé et l’observateur, qui transforme la perception et la compréhension. On retrouve ainsi, comme l’a noté Charles Taylor [19] après les linguistes, ce trait essentiel de la conversation – la pédagogie est toujours une mise en scène – qui veut que l’objet n’appartient pas en propre au locuteur, mais est aussi donné à l’interlocteur, objet nouveau pour l’un et l’autre. Ou encore, la métaphore du cable proposée par Charles S. Peirce, qui fait des individus des acteurs perméables, dont les fibres constituent ce qu’aujourd’hui on désigne plus communément sous le terme de réseau. La communication devient alors, au départ d’ensembles d’individus, une imbrication de liens transindividuels, trans-subjectifs constitutifs non pas d’une sémiotique comme tableau statique, mais d’une sémiose dynamique (semiosis), créatrice d’objets et de relations de sens dans une stabilisation intersubjective entre accord et désaccord sur la réalité [20]. C’est une vérité possible ou potentielle qui en émerge, transcende tout point de vue unique et s’inscrit dans la perspective polyphonique que j’assigne à l’enseignement des RI et de leur terminologie. Celle du second Saussure – non celui de la langue, mais de la parole [21] – pratiquée par Diderot, analysée par Mikhael Bakhtine, pour qui le dialogue s’effectue par la transformation mutuelle et constante des interlocuteurs, et développée dans les diverses dialogiques linguistiques et philosophiques contemporaines (le langage ordinaire d’Austin, Searle et Grice, la philosophie communicationnelle de Jacques et pragmatique de Habermas et Apel). Toute œuvre, comme toute hisoire, se trouve transformée par l’œuvre ou l'histoire qui lui succède et qui en entreprend la relecture, dans une interaction où l’identité et le contenu du présent et du passé ne sont jamais assurés. Comme le rappelle Eric Hobsbawm, l'historien ne peut être que le spectateur engagé des anthropologues [22] et le dialogue scientifique ne peut éliminer la subjectivité des participants dans l’espoir illusoire de parvenir à une certitude, une vérité du monde réel. C’est l’espace public d’une agora en cours de mondialisation qui est ici en jeu, laquelle conditionne la démocratisation des relations internationales.

Dans cette perspective, la démarche pédagogique peut se réclamer de celle de Max Weber, qui s’interdisait d’imposer tel ou tel point de vue théorique à ses étudiants. La neutralité axiologique ainsi posée, loin de se réfugier dans une éthique de conviction moraliste ou moralisante par peur de l’incertitude, assume bien plutôt un engagement personnel que l’enseigné est invité à reprendre à son compte. L’interaction des paradigmes, la polyphonie culturelle, l’entrecroisement des espaces géopolitiques et des temporalités confère à l’armature conceptuelle et langagière des RI une polysémie généralisée et dynamique qui produit non pas un tableau, mais une reconstruction sans cesse actualisée, à l'opposé de la normativité d’une terminologie paralysée par le mythe de l’unification de la science visée par l’Ecole de Vienne.

Sur le plan méthodologique, la maîtrise du domaine des RI suppose un travail en réseau entre universités et centres de recherches qui, malgré l’impulsion volontariste du programme européen de Lisbonne, ne se trouve aujourd’hui qu’à l’état d’ébauche. Les notions les plus globalisantes des RI comme l’Etat, la sécurité, la mondialisation, le principe de précaution et bien d’autres redeviennent les termes logiquement poreux d’un langage qui permet d’anticiper sur l’événement futur car perméable aux diverses conceptions théoriques et aux enseignements de l’expérience. La responsabilité du communicateur est ici de relier les fils épars des savoirs, de rappeler la subjectivité constitutive du langage jusque dans les énoncés scientifiques les plus rationnels. C’est à ce prix qu’il pourra assumer cette autre responsabilité qu’est celle du citoyen, de s’assurer la maîtrise des conséquences pratiques des savoirs sur le monde et les sociétés, et donc des outils langagiers et communicationnels qui en expriment les termes et les enjeux.


Paul GHILS
Haute Ecole de Bruxelles, Bruxelles, Belgique


Notes
1 Ce que déplorait récemment Jean Krasno, directrice exécutive de l'ACUNS, université de Yale. http://utassessment.utoledo.edu/assessment/AS/GlobalStudiesAssessmentPlan.htm

2 Sans rejeter pour autant la terminologie pertinente de Robert Cooper, qui distingue les Etats prémodernes, modernes et post-modernes (voir référence [1]).

3 Voir la synthèse récente de Jean-Jacques Roche [2]. Pour les échanges récents entre historiens et théoriciens de la mondialisation, voir notamment [3], [4] et [5].

4 Ainsi, l’ONU est à proprement parler l’organisation des Etats unis, et non des nations unies.

5 C’est la définition du récent glossaire International Relations. The Key Concepts (Londres, Routledge, 2003), même si y est reconnu le rôle de sous-disciplines telles que la diplomatie, l’analyse de la politique étrangère, la politique comparée, la sociologie historique (qui équivaut à peu près à la sociologie des RI du monde francophone), l’économie politique internationale, l’histoire internationale, la stratégie et les affaires militaires, l’éthique et la théorie politique internationale.

Références


[1] Robert Cooper, The postmodern State and the New World Order, London, Demos, 2000.

[2] Jean-Jacques Roch, Théories des relations internationales, 5e édition, Paris, Montchrétien, 2004.

[3] David Held, Anthony McGrew et al., Global Transformations, Cambridge, Polity, 1999.

[4] Hopkins, A.G. (Ed.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002

[5] Eric Hobsbawm, ‘L’histoire depuis 1945’, in Géopolitique et mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2002.

[6] Maffésoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Paris : Grasset, 1992.

[7] Marcel Merle, ‘Un système international sans territoire ?’, Cultures et Conflits, printemps 2001.

[8] Karl Hosti, Interantional Politics, Prentice Hall : Londres, 1992 (6e édition).

[9] Guillaume Devin, Sociologie des relations internationales, Paris : La Découverte, 2002.

[10] Ainsi le volume d’août 1992 de la Revue internationale des sciences sociales, consacré à cette discipline.

[11] Smouts Marie-Claude, Battistella Dario et Venesson Pascal, Paris : Dalloz, 2003.

[12] Bruxelles, Editions Complexe/Le Monde Diplomatique, 1994. Voir aussi ‘L’histoire depuis 1945’, in Géopolitique et mondialisation, Paris, Odile Jacob, 2002.

[13] L’économie est une science morale, Paris, La Découverte, 2003.

[14] Chavagneux, Economie politique internationale, La Découverte, 2004 et plusieurs des auteurs du numéro de la Revue internationale et stratégique consacrée à l'enseignement des RI.

[15] Modernity at Large: Cultural Dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996.

[16] Maffésoli, Eloge de la raison sensible, Paris, Grasset, 1996 et Stephen Toulmin, Return to Reason, Harvard , HUP, 2001.

[17] C’est le point de vue adopté dans les diverses contributions à la collection Nouvelle histoire des relations internationales (Seuil, 3 volumes parus à ce jour) ou celles de Hopkins A.G., Globalization in World History (2 vol., Londres, Pimlico, 2002).

[18] Bell, Duncan S.A., ‘The Cambridge School and world politics’. www.theglobalsite.ac.uk, 2001.

[19] Sources of the Self, Cambridge, CUP, 1989.

[20] Collected Papers, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1931-1958, 5, p. 407.

[21] Simon Bouquet et Rudolf Engler (dir.) Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2002.

[22] L’Age des extrêmes. Histoire du court XXème siècle, Bruxelles, Editions Complexe, 1999, p. 14.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 18 - Mars 2005

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