ACTUALITE DE LA MORT DANS LA VIE PSYCHIQUE

 

 

Tout ce que je vais évoquer est amplement travaillé dans la littérature psychanalytique et la traverse, de Freud aux psychanalystes contemporains. Elle a eu matière, au fil des évènements de l’histoire (trauma des camps, terrorisme, torture) et des changements de société, à réfléchir sur les effets de la mort dans le fonctionnement du psychisme. Dans les années 20 et au scandale de ses pairs, Freud a introduit le concept de pulsion de mort, opposé à celui de pulsion de vie, et nous devons, au regard de la clinique, le relier aussi à celui de l’agressivité, de la haine et de la destructivité à l’œuvre dans la psychose ou dans la part psychotique de certains fonctionnements psychiques.

A la lueur de mon travail en haptonomie (cette approche développe une clinique de la tendresse offerte par la présence du soignant dans un contact tactile sécurisant, source de croissance psychique et de maturation de l’être), m’est apparue l’émergence d’«images» relatives au couple mort/vie, à l’œuvre dans la vie courante et dans la psychopathologie. Ces couples d’opposés font lien et sens pour la psyché et fonctionnent ainsi comme «concepts transversaux» qui permettent de relier de très anciennes représentations et sensations véhiculées dans l’inconscient et insues pour le moi, mais néanmoins très actives, dans la créativité poétique ou picturale par exemple. Ces images apparaissent comme une réduction de ces phénomènes à une expression de l’essentiel et l’on peut se demander si elles sont de pures analogies ou, dans les changements de niveau propres à la complexité de la vie psychique, des productions du vivant au même titre que la prolifération d’une barrière de corail ou que la formation incessante des nuages.

Pour l’Inconscient qui ne peut se représenter la mort et surtout sa propre mort, pas plus qu’il ne peut se représenter son origine, elles signifient très étrangement, justement, le retour au plus originaire: la chaleur, le mouvement, la voix, la butée sur l’obstacle ou l’ouverture de la naissance, la perte du compagnon placentaire et de l’ancien monde quitté et l’arrivée dans un nouveau monde de sensations. Ce seront leurs opposés qui caractériseront la mort.

 

Le pensable et l’impensable

En effet pour l’inconscient, la mort est impensable. « Quand je mourrai », devient comme dans la chanson à boire, « Si je meurs, je veux qu’on m’enterre, dans une cave où y’a du bon vin », pour continuer d’en jouir, comme un vivant !          

Dans cet Entre-Deux que l’enfant métaphysicien de trois ans interroge avidement: Où étais-je avant d’être né? je situerais ces expériences si étranges pour la conscience de celui qui en revient et découvre ce «blanc» où il fut sans être, paroxysme de l’absence à soi-même: le blanc du trauma, l’anesthésie, l’ictus amnésique. Analogon de la mort? Répétition imaginaire du passage ? Ces équivalents de la mort psychique, ne se confondent pas avec le repos de l’être dans le rien, le sommeil ou le coma profond.

 

Le mobile et l’immobile, le froid et le chaud, le souple et le rigide, la voix et le silence

L’expérience de la mort pour un enfant, qu’il s’affronte à celle d’un animal favori ou d’un être proche, est celle de l’arrêt du mouvement qui caractérise la vie depuis son origine, celle de l’espèce comme celle de l’individu, à sa genèse même, dans la rencontre des gamètes.

Ceci est si vrai que ce petit garçon de quatre ans me dit, à l’inverse: «Tu sais, quand on sent qu’on va mourir, il faut vite aller au cimetière pour s’enterrer, sinon c’est les autres qui doivent le faire !...» Le chaud, souple et mobile du vivant deviendra le froid, rigide et immobile du cadavre (ce n’est pas pour rien que l’on parle de ré-animation en médecine, lorsque la mort menace). De même parlera-t-on d’un «silence de mort» dont la pesanteur angoisse tant certains analysants qui se comparent parfois à des gisants, allongés et immobiles, silencieux.

 

La pierre du deuil et le vent du souffle

La chère voix s’est tue, il fait noir.

Quand le souffle de l’endeuillé s’identifie à celui du disparu et qu’il ne fait plus librement circuler l’air vivant du dehors, amenant tensions, lourdeurs et asphyxie dans son corps attristé, la matérialité subtile de l’air se transforme alors en  pesanteur pétrifiée.

«Je me sens comme une pierre au bord d’un torrent, je voudrais ne plus bouger dans le tourbillon de ma vie.»

«Depuis sa mort, j’ai une pierre dure au ventre qui m’empêche de respirer.»

«Je voudrais dormir et ne plus me réveiller», dit la fatigue d’être-soi. Fantasme d’une bienheureuse immobilité qui délivrerait de l’obligation du mouvement de la vie.

Ainsi disent-ils , dans leur plainte, au fil des séances, butant sur la pierre du deuil , incapables du bienheureux envol du souffle dans la voix qui chante.

 

La répétition vaine et l’obstacle

Mon propos est donc simple: plus la mort est à l’œuvre dans les processus psychiques, plus elle fige, immobilise, rend stériles les processus de pensée et la jouissance de la richesse sensorielle du vivant jusqu’à détruire la capacité même de penser. Cependant si la mort psychique a été vécue précocement (abandon, séparations traumatiques), l’inventivité psychique est telle, qu’à l’inverse, elle peut donner une excitation du mouvement de la pensée jusqu’à quitter le réel et partir en dérive dans le délire pour échapper à n’importe quel prix au vide sidéral et glacial de l’absence de l’autre. Le mouvement est en roue libre, pour ainsi dire.

Maîtrise du mouvement de l’oralité et hyperactivité de l’anorexie jusqu’à risquer d’en mourir, dans une exigence rigide et fanatique de la pureté négatrice du corps. Le mouvement, tel le diamant sur le microsillon rayé, peut aussi inlassablement repasser dans le même sillon de la pensée, comme dans les troubles obsessionnels compulsifs (TOC), ou chez l’obsessionnel. Autostimulation du drogué dans une confusion de la jouissance et de la mort pour la fuir et l’approcher inlassablement. Tentative de libération dans l’entropie ou ratage d’une issue dans la répétition. Simulacre du mouvement pour ne pas bouger de ses positions psychiques défensives.

 

La perte et l’accomplissement

Pourtant le tissage patient du travail psychique avec un autre, ou tel grave accident ou maladie traversés, peuvent comme sur la pointe d’une aiguille, inverser le mouvement de la mort psychique vers la vie. Aller très loin dans l’autodestruction, ou frôler la mort réelle, peuvent redonner goût et valeur à son  voyage.

De la répétition stérile au rituel guérissant, du silence de mort au silence de la profondeur de l’être, de l’obstacle du mur au risque du saut, du connu aliénant à l’inconnu libérateur, ce qui caractérise cette bascule de la mort à la vie, c’est l’acceptation profonde de la finitude comme saveur ineffable du présent dans tous ses aspects, ce que véhiculent bien des traditions. La mobilité psychique, dans son infinie créativité, est en lien avec les sensations, les différentes strates de la mémoire et l’à-venir, que la matrice de l’être désire et dont elle veut l’accomplissement et le terme.

La transformation a donné sens. «Un jour je serai mort» ...

Mais, chêne et roseau à la fois, le cœur peut danser et s’écrire, la forme d’une destinée se dessiner. Deviennent alors possibles la mémoire, l’amour et la sublimation comme remèdes à l’impensable d’être mortel.

 

Dominique DECANT

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 19 - Juillet 2007

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