LE SAVOIR NON-CONSCIENT

(Communication présentée par Dominique Décant)

 

Lors des deux premières années de la seconde guerre mondiale – alors encore étudiant en médecine –, je fus confronté et même soumis à des expériences (actions) cruelles, atroces et sous tous rapports inhumaines, au sein d’un groupe de victimes, à prédominance juive, dont je réussis in extremis, à m’échapper.

 Dans cette situation de danger de mort, je fus sans cesse impliqué par les comportements et les réactions émotionnelles de mes compagnons d’infortune. Dans ce cadre, et en fonction de mes moyens, j’essayai de leur prêter secours dans leur détresse.

 Au cours de cette assistance, je dus faire face à des comportements très divergents : d’angoisses extrêmes ; des (ré-)actions agressives, des comportements de sidération et même psychopathologiques ; mais aussi des comportements de présence active affective. Ces derniers ont tout d’abord attiré mon attention mais aussi mon intérêt qui s’est intensifié au fur et à mesure.

 Le plus important fut ma découverte de quelques personnes qui, face aux différentes situations gravement mortelles, ont fait preuve d’un savoir-faire, sans aucune connaissance, sans préalable et sans la moindre expérience.

 En première instance j’ai cru qu’il s’agissait de réactions instinctives ou même intuitives, mais graduellement je me suis rendu compte qu’il s’agissait d’un « savoir non-conscient » intérieur, ce qui pour moi devint évident lors de dialogues que je pus occasionnellement avoir avec quelques compagnons d’infortune.

Mes expériences et observations de cette période eurent définitivement une influence déterminante sur ma vie professionnelle.

Depuis 1942, je n’ai eu de cesse d’intensifier et d’élargir le champ de mes recherches axiologiques, phénoméno-empiriques : observations, aperceptions, constations et conclusions, ce qui m’a mené à une prise de conscience sur l’importance de ce « savoir non-conscient », aussi bien pour la vie humaine que pour la science de vie, ce qui m’a poussé à analyser et à développer le sens, la signification et la valeur de ce « savoir ».

Dans mon exposé qui n’est encore qu’un préambule, je vise à expliquer la signification de ce « savoir non-conscient » pour l’être humain, mais il faut le lier, pour comprendre, à la conscience perceptive du monde environnant, comment il peut être mis en œuvre dans certaines circonstances.

La perception de donnés (faits réels observable d'expérience) inhérente à ce savoir venant de l’entourage personnel peut aussi bien prendre un caractère périphérique – subliminal – que plus profond.

Dans ce dernier cas, les donnés arrivent au centre du Moi-conscient en qualité de sensations, impressions, empreintes ou engrammes, encodés selon leur importance et leur valeur existentielle dans les mémoires de courte, moyenne et longue durée.

On peut discerner des donnés qui n’impliquent pas une perception centralement-consciente.

Il existe de multiples perceptions qui ne deviennent pas des aperceptions, mais qui – néanmoins – ont une signification essentielle pour la perception de, et dans l’espace, pour le port de tenue de soi-même et la conduite de ses actes et actions.

Et même, la plupart des perceptions préconscientes ou subconscientes n’acquièrent généralement pas une qualité centralement-consciente, bien qu’elles jouent un rôle important pour les représentations existentielles dans les interactions humaines.

Nos représentations existentielles corporelles, toute la fonctionnalité de notre corporéité, dépendent essentiellement de ces perceptions subliminales, et heureusement !

Parce que si toutes les sensations et impressions existentielles avaient un caractère aperceptif (donc conscient), l’existence deviendrait invivable.

La perception non-consciente est donc liée à la fonctionnalité biophysiologique de la corporéité ; elle détermine à un haut degré notre représentation physique et notre faculté automatique d’être.

Mais ce n’est pas sur cette perception non-consciente fonctionnelle-corporelle, utile pour toute une série de comportements quotidiens automatiques, que je veux attirer l’attention.

Le savoir non-conscient, dont je veux parler ici, est d’un tout autre ordre, et d’une importance très spécifique pour la conservation-de-soi, surtout dans des circonstances exceptionnelles, périlleuses.

Il ne s’agit pas d’une perception analogue à celle de l’organisation vitale biophysio-logique, mais d’une disposition – une faculté innée – très spécifique et particulière.

Il est question d’un sens non-conscient, d’une sensibilité sensitive et subtile pour des états de malheur, de catastrophe et de situations cataclysmiques, qui sont fortement liés au sens éthique et moral interne et au for intérieur de la personne.

Il est toujours étonnant et surprenant d’observer comment des humains peuvent disposer surtout dans des circonstances extrêmes et atroces – de facultés insoupçonnées, inconnues d’eux-mêmes, pour réagir d’une façon adéquate et efficace dans ces circonstances périlleuses. Ils se révèlent capables de disposer d’une réceptivité perceptive inouïe, donc d’une exacerbation de leurs perceptions qui leur donne la possibilité de faire face à des situations extrêmement dangereuses, délétères.

Dans les circonstances perverses, atroces et cataclysmiques, d’actes de violence bruts, d’assassinats systématiques, il s’est avéré que de tels êtres humains se sont comportés en véritables personnes, qui ont pu survivre et même se tenir debout, grâce à une morale interne – probité – qui guidait leur conduite.

Ils semblaient pouvoir disposer d’un « savoir » inouï, qui ne pouvait pas être acquis par un processus cognitif d’apprentissage, mais qui semblait s’étayer sur un « savoir » transmis phylogénétiquement dans les gènes de génération en génération, acquis de défis et d’expériences de toute une histoire d’oppression, de terreur et de persécution, inhérents à l’histoire évolutive, phylogénétique et ontogénétique du devenir-humain, déterminant la survie. 

Il s’agit en fait d’un savoir non-conscient (qui n’est pas encore devenu conscient), qui est resté en friche, ne pouvant devenir disponible que dès que les circonstances existentielles l’exigent : un savoir lié à une réceptivité perceptive psychique

Au cours de ma vie et de par mes expériences, j’ai rencontré beaucoup de personnes qui ne pouvaient pas mettre en œuvre cette réceptivité ontique psychique.

Bien que tous les êtres humains possèdent en germe l’aptitude à cette réceptivité-perceptive, tous ne l’expriment pas et ne peuvent pas en disposer librement. Il apparaît en revanche que les personnes devenues de véritables personnalités éthico-morales, – lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes existentiels –, pouvaient si nécessaire disposer de cette faculté.

En ce cas, elles se révélaient, au péril de leur vie, dans ces circonstances cataclysmiques et extrêmes, dans leurs actes et actions de telle manière que leur Bon – le Bon inhérent à leur personnalité – se transmettait comme un bienfait, un don pour leurs compagnons d’infortune.

Bien que soumises elles-mêmes aux humiliations et aux cruautés les plus atroces, elles devenaient progressivement et de plus en plus – et c’est cela mon observation la plus frappante – des humains « meilleurs », nobles et dignes.

Le savoir-non-conscient, qui n’a rien à voir avec l’inconscient psychanalytique, trouve son origine dans l’évolution bio-physiologique de la vie ; toutes les confrontations avec les problèmes existentiels : la nécessité de survivre lors des développements existentiels de la vie sur terre – la phylogenèse et l’ontogenèse –, ont laissé des images d’expériences vitales existentielles de grand intérêt pour la conservation de la vie et pour frayer un chemin vers un épanouissement de la vie, menant à une optimalisation de l’existence, telle qu’elle s’est finalement accomplie pour l’être-humain actuel. 

Au cours de l’évolution, beaucoup d’expériences existentielles se sont, en tant que telles, intériorisées pour devenir disponibles lors des situations existentielles menaçantes pour la vie.

Phylogénétiquement et ontogénétiquement, elles sont engrammées instinctivement sous forme d’un savoir ontique non-conscient, qui, en première instance, ne représente pas une connaissance prête à intervenir, mais tout un savoir prélogique, préliminaire à inspirer la cognition.

Chez les animaux, et moins chez les humains, dès la présence vitale (après la naissance), ce « savoir » plus ou moins comparable est disponible sous forme d’« instinct », bien observable chez les animaux nouveaux-nés, par exemple : de façon encore non consciente mais « instinctive » : un poulain ou un veau, dès qu’il est né, sait se mettre debout tout de suite après la naissance sur ses quatre pattes et marcher dans l’espace en s’orientant vers sa mère, la suivant dans ses déplacements.

Ces conduites – « démarches » – naturelles témoignant d’un savoir inné non-conscient, se traduisent par des actions existentielles, dans le cadre de la survie, phylogénétiquement innées, sur la base de la cognition dès la naissance

Bien que les humains puissent disposer de certains comportements « instinctifs », ils ne disposent pas instinctivement comme les animaux, de telles actions de survie directement après la naissance. Néanmoins, dès l’arrivée au monde, ils peuvent disposer de conduites ontogénétiquement innées, qui généralement ne sont pas, ou plus, connues par les parents et qui, par voie de conséquence, forment le plus souvent des obstacles à leur développement ; à la suite de quoi ces facultés naturelles de survie ne peuvent plus, ou pas, s’accomplir. Les soins maternels postnataux, qui dominent de nos jours, répriment pour la plupart l’actualisation de ces facultés naturelles, sont les plus répandus de nos jours. 

Dans le cadre d’accompagnements haptonomiques pré, péri- et postnataux de parents et de leur enfant, j’ai démontré et prouvé d’une manière convaincante, que l’enfant arrive à disposer de son « savoir non-conscient » ontogénétiquement inné dès son arrivée au monde, en appelant à son intentionalité vitale, et cela dès son délivrance du giron.

Grâce à cela, chez les humains, le savoir-non-conscient s’annonce, entre autre, par l’intuition et le développement sur cette base d’une intellection pratique adéquate, menant à des pensées et actions originelles.

Néanmoins, par mes recherches, j’ai découvert que le savoir ontique non-conscient inné chez les humains, peut dépasser largement l’intuition !

Dans le contexte de mon exposé, et pour une bonne compréhension, je pense qu’il est sensé de prêter attention aux différences entre « instinct » et « intuition ».

L’instinct se manifeste sous forme d’« élan » (pulsion), dans les cadres de l’autoconservation – la survie –, et d’une actualisation-de-soi existentielle, menant à un comportement adéquat et judicieux, primordialement non-conscient, fondé sur une stimulation phylogénétique intérieure, spontanée, pertinente, allant droit au but.

L’intuition, en revanche, représente un discernement intelligent immédiat, intérieur, témoignant d’une considération spontanée, qui n’est pas fondée sur un entendement et un raisonnement intellectuels, mais sur une sécurité – certitude – interne se révélant par une saisie persuasive du réel : la vérité.

D’une certaine façon, quand on interprète les notions d’instinct et d’intuition plus ou moins superficiellement, on pourrait croire qu’elles sont des représentations du « savoir-non-conscient ». Bien qu’elles représentent certaines formes de « connaissance » pré- ou subconscientes et se révèlent comme des expressions d’expériences existentielles directes et immédiates, elles se distinguent principalement du savoir-non-conscient !

De toute évidence, le savoir-non-conscient se distingue fondamentalement de ces deux facultés, et bien qu’elles aient quelques éléments en commun avec lui. Ce concept dépasse largement les seules qualités existentielles et ontiques par son intérêt pour la conservation-de-la-vie et pour l’épanouissement de l’intelligence créative, dans les rencontres tactiles spécifiques de cet accompagnement affectif et sécurisant.

Si, en première instance, ce savoir-non-conscient inné phylo- et ontogénétiquement a servi de support, de caution aux réactions allant dans le sens de la conservation-de-soi dans les situations de danger de mort, au fur et à mesure de l’évolution il s’est développé et se développe encore, en tant que source épistémologique, (acquisition de connaissance et de compréhension : sagacité) concernant les expériences vitales et ontiques bien intégrées au fond de l’être. Il s’agit de donnés vitalement conscients. 

Il s’agit de donnés vitalement importants qui, néanmoins, ne sont pas facilement et simplement accessibles, mais j’ai découvert que la disposition de ces donnés ontiques peuvent le devenir dans certaines circonstances. 

Ainsi pour en finir, je ne peux pas m’abstenir de vous informer de mes constats et expliquer comment il est possible d’entrer au fond du savoir-non-conscient inné, en ajoutant la faculté latine classique du cogitare (la cogitation) – penser, se représenter par l’intelligence et l’intellect, songer, considérer –, et sur cette base particulièrement sur l’excogitare (l’excogitation), c’est-à-dire trouver à l’aide de la réflexion, imaginer, inventer et plus spécialement, contempler – considérer de manière intensive, très attentive. Réfléchir profondément à la rencontre d’une intuition anticipative pour des impulsions du savoir-non-conscient, et ses effets rétrocipatifs sur la pensée, qui s’annoncent intuitivement dans une participation profonde du souffle-de-vie, (on peut apprendre à écouter et à disposer de ses donnés).

C’est de là que résulte le :

« Contemplare alias tradere ».

 

Contemplare (contemplation) – ce qui signifie : repenser, penser et réfléchir profondément et mûrement – et ensuite, révéler, transmettre les constatations et conclusions inhérentes aux expériences et vécus qui en découlent.

Mais je pourrais encore vous révéler beaucoup de donnés – d’expériences de réalité spontanées humaines –, mais en faisant cela, je dépasserai largement le temps imparti à cet exposé.

J’espère, néanmoins, que mon exposé suscitera votre intérêt et je vous remercie de votre attention.

 

 

En l'absence de Frans Veldman, lecture de son exposé par le Dr Dominique Décant-Paoli, pédopsychiatre, présidente du CIRDH, et haptopsychothérapeute, qui a résumé cet article.

Pour conclure, je voudrais résumer cet exposé en rappelant que le concept original de "savoir-non-conscient" haptonomique, tel que le décrit Frans Veldman, est au carrefour:

d'une part du plus insu et du plus archaïque de ce qui est disponible en cas de danger extrême pour l'être humain, grâce aux donnés onto-physiologiquement inscrits au cours de l'évolution de l'être humain et,

d'autre part, de la capacité la plus riche et la plus élaborée de la faculté de "contemplation", grâce à laquelle un être ayant développé ses facultés thymiques peut, se reliant à son "souffle de vie", donner naissance à une pensée créative originale ainsi fondée sur de "l'originel".

Ainsi en est-il encore de l'oeuvre de sa vie pour lui, qui avait constaté que certaines facultés particulièrement aiguisées et développées chez lui pendant la période de guerre, avaient disparu, la paix revenue. Il n'a eu de cesse depuis lors d'expérimenter et de théoriser à partir de ses vécus, pour en constituer un corpus scientifique cohérent et transmissible, amplement fondé sur la contemplation issue de ces donnés onto- et physiologiques vécus dans des circonstances exceptionnelles, et anticipant d'un demi-siécle les découvertes les plus récentes des neurosciences.

Frans VELDMAN

Chercheur en Science de Vie.
Fondateur de l’Haptonomie, la Science de l’Affectivité

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 20 - décembre 2007

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