LE CONSCIENT ET L'INCONSCIENT CHEZ JUNG,

UNE CONJONCTION DES OPPOSÉS

 

Parler de la conjonction d’opposés entre le conscient et l’inconscient selon l’œuvre de Jung est une lourde tâche, d’autant que, sous l’apparente familiarité des termes, se cachent des sens que notre culture, malheureusement, a largement oubliés.

Pour aller vite, je rappellerai simplement que ce que Jung appelle, d’une expression me semble-t-il d’ailleurs fort mal choisie, l’inconscient collectif, c’est, de son propre aveu, ce que la philosophie antique appelait l’âme du monde, et ce que les Pères grecs de l’Église thématiseront sous le nom de la Sophia. Autant dire que chaque âme particulière sera dès lors considérée comme entièrement singulière, et pourtant total reflet, pour ne pas dire qu’elle est elle-même ce qu’il faut bien appeler l’âme universelle – ou l’energeia jaillissant des profondeurs de Dieu comme l’expose Grégoire Palamas. Quant à lui, Jung renvoie plutôt à la IVe Ennéade de Plotin, mais nous connaissons tous la généalogie qui conduit de Plotin à Proclus, et derrière ce dernier, à Denys l’aréopagite, sans parler des excursus obligés vers les Pères de Cappadoce, plus spécialement Grégoire de Nysse dans l’ensemble de son œuvre et le Traité sur le Saint-Esprit de Basile de Césarée.

Or, cette âme du monde, si l’on remonte l’échelle des processions ontologiques, elle nous ramène d’abord à l’intelligible des néoplatoniciens, ou à l’intellect divin tel qu’il s’est déployé, puis à l’être lui-même qui procède de l’Un originel – et derrière cet Un, à ce que je nommerai l’Un-barré, à l’Un d’avant l’un de la première hypothèse du Parménide de Platon, à ce que les théologiens dénomment le néant suressentiel en ce qu’il échappe à toutes nos catégories de pensée et à toutes nos tentatives de représentation : il est l’« être » en deçà même de l’être et du non-être dans sa source principielle et jaillissante d’un excès de dynamis : « Tout concept formé par l’entendement pour tenter d’atteindre et de cerner la nature divine ne parvient qu’à façonner une idole de Dieu, non à le faire connaître », déclare Grégoire de Nysse dans sa Vie de Moïse, et Denys dans sa Première lettre à Gaios : « Il n’existe, de façon suressentielle, et n’est connu, au-delà de toute intellection, qu’en tant qu’il est totalement inconnu et n’existe point. Et c’est cette parfaite inconnaissance, prise au meilleur sens du mot, qui constitue la connaissance vraie de Celui qui dépasse toute connaissance. »

Le processus d’individuation dont parle tant Jung (processus plutôt que principe : la voie n’en est sans doute jamais terminée, et le terme se dérobe à mesure qu’on s’en approche – nous sommes dans les parages de ces « commencement sans fin » dont parle Grégoire de Nysse dans ses Homélies sur le Cantique des Cantiques ; et comment, en effet, s’approprier cet infini infiniment infini qui se résume au néant – au néant de tout être, au néant de la parole et de l’image, au magnifique néant de toute vie au regard de la Vie qui transcende même la transcendance et se fait immanente au plus lumineux de tout l’obscur de notre âme ?), le processus d’individuation consiste dès lors à établir un rapport monadique de chacune des âmes humaines à l’âme universelle, à la Sophia divine dont Jung redécouvre la beauté solaire dans sa Réponse à Job ; il consiste précisément, par le maximum d’intégration de l’inconscient au conscient, à assumer ce que, dans le langage de la philosophie, j’appellerai dès lors un universel singulier.

Mais qu’est-ce à dire au juste ? Sinon que l’inconscient le plus général, et structurel dans sa nature, procède dans le conscient dont il est à la racine : le conscient n’est alors envisagé que comme le travail du négatif dans l’inconscient – qui n’est pas lui-même « inconscient » à strictement parler. Ou plutôt devrait-on dire, qui est inconscient pour nous, mais dont nous ne saurons jamais ce qu’il est en essence.

L’inconscient, en effet, et comme la formation du mot l’indique, c’est en principe ce qui n’est pas conscient, primauté étant ici donnée à ce dernier terme. Or, dans la perspective jungienne, et si l’on veut garder ces mots, on devrait plutôt dire que c’est le conscient qui est « non-inconscient » en s’en étant détaché et en ayant dialectiquement affirmé son autonomie. Travail du négatif qui s’origine dans le « néant » premier comme Hegel l’avait bien relevé de la philosophie de Proclus, ou comme on en retrouve aussi bien l’intuition dans la cabale que dans la théologie mystique de l’islam. Comme le remarquait déjà Plotin : « On ne peut rien ajouter au tout, sinon ce ne serait pas vraiment le tout. Toute addition est en réalité une soustraction. »

Autrement dit, toute existence, de quelque ordre qu’elle soit, est une négation de la suressence, et comme le ramassait Simone Weil dans une formule éclatante : « Dieu plus quelque chose, c’est moins que Dieu. »

Mutatis mutandis, il en va de même pour les rapports de l’inconscient au conscient : celui-ci ne connaîtra jamais ce qui est son socle d’origine, sa pure condition de possibilité, ce qui s’est « amoindri » pour lui donner naissance. Pourtant, l’inconscient se manifeste – et je dirai même que, dans sa nature sophianique, dans l’énergie débordante qui est sa marque distinctive, il ne peut peut-être pas ne pas se manifester : certes, il se voile en se dévoilant, mais en gagnant des attributs (ce dont lui faisons attribution à la faveur de ses apparitions ?), il donne lieu, aussi, à un discours positif, à une capacité de connaissance qui se légitime de son statut intermédiaire entre la pure négativité de fond et l’inconnaissance dernière.

De ce point de vue, l’inconscient est lui-même en rapport d’analogie avec la source ultime d’où il a procédé : « (Le logos), dit Maxime le confesseur dans les Ambigua, en se cachant pour nous dans les logoï, s’offre à notre intelligence d’une façon proportionnelle, par les choses visibles comme par des lettres, entier et total en toutes ensemble comme en chacune : lui, le non-différencié dans les choses différenciées, le non-composé dans les choses composées, (…) l’invisible dans les choses visibles, nous faisant monter dans l’union avec lui comme Lui s’est dispersé en descendant pour nous. »

En somme, comme toute théologie positive s’appuie d’une théologie négative, toute position cataphatique d’une première thèse apophatique, nous pouvons, par réversion, parler de l’inconscient à la mesure même de notre conscient – et sous l’expresse condition que nous sachions que nous n’en exprimerons jamais l’abîme primordial, que nous maintenions soigneusement notre connaissance dans l’ordre, et en complément, de notre ignorance reconnue : « On peut dire à la fois, et en toute vérité, que les cœurs purs voient Dieu et que nul n’a jamais vu Dieu. En effet, ce qui est invisible par nature devient visible par les énergies qui apparaissent ainsi autour de sa nature. » (Grégoire de Nysse, Sixième homélie sur les Béatitudes) – ce que répétera dans le vertige de sa pensée le Pseudo-Denys dans les Noms divins : « Il n’est rien de ce qui est et on ne peut donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant tout en tout. Il n’est rien en rien et il est pourtant connu par tout et en tout, en même temps qu’il n’est connu par rien en rien. »

Ce qui se met ici en branle, c’est ce que Maître Eckhart, dans son Sermon 37, appelait à la suite de Thomas d’Aquin, la négation de la négation, qui fonde une nouvelle positivité sur le terrain même du négatif.

Dans le domaine qui nous intéresse, cela signifie que le conscient, négation de l’inconscient, doit se nier lui-même pour rejoindre l’inconscient comme transconscient. C’est là le thème que relevait par exemple Henry Corbin dans sa « Post-face » à la Réponse à Job de Jung, dans un lien évident à la surrection sophianique et à l’existence d’une âme du monde qui nous irrigue de ses effluves.

On comprend peut-être alors pourquoi, dans son mode de pensée, Jung a si ouvertement réhabilité la notion de l’âme. Chez lui, ce terme a deux sens : celui, classique, d’une « instance » médiatrice entre le sensible et l’intelligible (comme un stade de la procession de « cela dont on ne peut rien dire » vers nos existences concrètes) ; et celui, qui lui est singulier, de la totalité formée par la réunion du conscient et de l’inconscient. Mais totalité jamais fermée, totalité toujours en devenir, toujours en voie de totalisation, vers la totalité première qui lui a donné le jour, totalité qui consiste au plus juste dans la conjonction de ces deux opposés que sont précisément le conscient et l’inconscient – chacun étant différencié et nécessaire dans sa différence (il n’est question de renoncer à aucun des deux termes), mais étant réuni par le mouvement dialectique qui va de la négation absolue à la négation de la négation : conjonction des opposés qui peut seule rendre compte, à notre niveau, du mystère insondable dont nos sommes issus et vers lequel nous devons retourner en toute conscience – dans cette transconscience qui n’est peut-être rien d’autre, après tout, que le chemin vers ce qui serait l’absolu de la négation de la « négation de la négation ».

Chrétien au plus profond de lui-même, Jung n’a-t-il pas souvent écrit que le sens de l’incarnation (cette « folie de Dieu » selon saint Paul), était que Dieu s’était fait homme pour que l’homme puisse advenir à sa théomorphose ?

Michel CAZENAVE

Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires n° 20 - décembre 2007

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