ETUDES


Les textes publiés dans cette nouvelle rubrique développent certaines idées présentées dans les quatre brefs exposés de la première Rencontre Transdisciplinaire du CIRET (UNESCO, le 24 juin 1994). Il nous a semblé important de publier aussi l'intervention de Peter Brook lors du débat qui a constitué un excellent "mot de la fin". Véritable tribune de tous les membres du CIRET et de nos sympathisants, la rubrique "Études" est conçue en vue de stimuler et structurer la recherche transdisciplinaire au sein de notre association. Tous les textes reçus seront publiés la seule condition étant, bien entendu, le respect de nos statuts et de notre projet moral.


BASARAB NICOLESCU

Nature et transdisciplinarité


La situation actuelle de la recherche transdisciplinaire est décrite dans Réf.[1] et [2] et l'enjeu de cette nouvelle approche scientifique, culturelle et spirituelle est bien mis en relief par la Charte de la transdisciplinarité [3] .

La clef de voûte de la transdisciplinarité réside dans l'unification sémantique et opérative des acceptions à travers et au delà des disciplines, grâce à la notion de niveaux de Réalité [4]. Au centre de la transdisciplinarité se trouve donc le sujet lui-même, un sujet qu'on a proclamé, il n'y a pas si longtemps, définitivement mort. Cette résurrection du sujet va de pair avec le renouvellement de l'espérance dans le monde complexe et trouble d'aujourd'hui. Ce renouvellement vient de là où on l'attendait le moins - de la science de pointe, premièrement de la physique et de la cosmologie quantiques.

La notion de niveaux de Réalité est le fondement de la nouvelle transdisciplinarité.

J'entends par Réalité ce qui résiste à nos expériences, représentations, descriptions, images ou formalisations mathématiques. Selon cette acception, à la fois pragmatique et ontologique, l'abstraction est une partie constitutive de la Réalité et non seulement un moyen de l'explorer.

Nous disons que deux niveaux de Réalité sont différents si, en passant de l'un à l'autre, il y a rupture des lois et rupture des concepts fondamentaux (comme, par exemple, la causalité). Cette notion n'est pas réellement nouvelle, car elle traverse, sous une forme non-scientifique, les siècles et les civilisations. Ce qui est nouveau est son apparition dans le domaine scientifique : les physiciens ont découvert l'existence d'au moins deux niveaux de Réalité différents - le niveau microphysique (quantique) et le niveau macrophysique (classique) [4]. Ce qui est nouveau aussi c'est que cette notion, qui a surgi dans la science, contredit le postulat fondamental de la philosophie contemporaine (fortement influencée par la physique de XIXème siècle) - l'existence d'un seul et même niveau de Réalité.

Le complément de la notion de niveaux de Réalité, sur le plan de la compréhension rationnelle, est la logique du tiers inclus . Cette logique est fondée sur l'abandon du troisième axiome de la logique binaire classique - l'axiome du tiers exclu, et son remplacement par l'axiome du tiers inclus - il existe un troisième terme T qui est à la fois A et non-A. La logique du tiers inclus fournit une explication rationnelle simple au surgissement, dans la mécanique quantique et, ensuite, dans la physique quantique, des couples de contradictoires mutuellement exclusifs (A et non-A): onde et corpuscule, continuité et discontinuité, séparabilité et non-séparabilité, causalité locale et causalité globale, symétrie et brisure de symétrie, réversibilité et irréversibilité du temps, etc. De plus cette logique est formalisable [5].

La formulation apparemment paradoxale de l'axiome du tiers inclus s'éclaire totalement si l'on représente les trois termes de la nouvelle logique - A, non-A et T - et leurs dynamismes associés par un triangle dont l'un des sommets se situe à un niveau de Réalité et les deux autres sommets à un autre niveau de Réalité (voir Fig. 1). Si l'on reste à un seul niveau de Réalité toute manifestation apparaît comme une lutte entre deux éléments contradictoires (exemple : onde et corpuscule). Le troisième dynamisme, celui de l'état T, s'exerce à un autre niveau de Réalité, où ce qui apparaît comme désuni (onde ou corpuscule) est en fait uni (quanton) et ce qui apparaît comme contradictoire est perçu comme non-contradictoire. On voit ainsi les grands dangers de malentendus engendrés par la confusion assez courante entre l'axiome de tiers exclu et l'axiome de non-contradiction [6]. La logique du tiers inclus est non-contradictoire, dans le sens que l'axiome de non-contradiction est parfaitement respecté, à condition qu'on élargisse les notions de "vrai" et "faux" de telle manière que les règles d'implication logique concernent non plus deux termes (A et non-A) mais trois termes (A, non-A et T - voir Réf. 4-5).

Il est intéressant de remarquer que la logique du tiers inclus traverse, elle aussi, les siècles et les civilisations, dans sa forme non-mathématique [7]. Elle a été marginalisée par rapport à la logique binaire classique tout simplement à cause de l'adoption de l'évidence fournie par les organes des sens comme fondement empirique de la logique. C'est précisément ce présupposé qui est fortement remis en cause par la physique et la cosmologie quantiques.

Le schéma précédent (Fig. 1) peut être généralisé dans le cas de plusieurs niveaux de Réalité [7, 8, 9] - voir Fig. 2, où les niveaux sont désignés par les indices -n,…, -2, -1, 0, 1, 2, …, n (n étant un nombre fini ou infini). Dans cette représentation le passage d'un niveau à l'autre est, par définition, discontinu.

La triangulation de la Fig. 2 décrit ce passage itératif par l'intermédiaire du triangle de la Fig. 1.

Deux contradictoires A et non-A situés à un niveau de Réalité bien déterminée (disons, NR0) peuvent être unis par l'introduction d'un troisième terme T situé à un niveau différent, immédiatement adjacent. Comme il y a donc deux niveaux adjacents (NR1 et NR-1) il y a donc deux manières de rétablir la non-contradiction : par le terme T1 ou par le terme T-1 [10]. On peut interpréter cette double possibilité par l'existence de deux sens dans la transmission de l'information d'un niveau à l'autre. La non-contradiction peut aussi s'obtenir par gain ou par perte d'information, ce qui établit une structure hiérarchique des niveaux, dans un sens topologique (non-géométrique) et symbolique.

Il est intéressant de noter le rôle particulier du terme T0 situé au même niveau de Réalité que le couple {A0, (non-A)0} et qu'on pourrait identifier au tiers de la logique aristotélicienne : le tiers T0 opère l'unification des contradictoires aux niveaux NR-1 ou NR1 et non pas au niveau NR0.

Il est aussi important de noter qu'un terme T, qui opère l'unification des contradictoires à un niveau adjacent, est nécessairement associé à un couple de contradictoires à son propre niveau. Autrement dit, la non-contradiction achevée à un certain niveau est nécessairement accompagnée par l'ouverture de la contradiction à ce même niveau qui, à son tour, peut être résolue par un terme T d'un niveau différent. Ce processus continue jusqu'à l'épuisement de la totalité des niveaux de Réalité. Ceci signifie qu'à un niveau bien déterminé il est impossible d'obtenir une théorie complète dans un domaine bien défini de la connaissance : il y aura toujours des résultats contradictoires ou indécidables. La représentation que nous proposons est donc structurellement de type gödelien. Elle est tout particulièrement adaptée à la recherche transdisciplinaire.

Dans la Fig. 2, j'ai représenté trois boucles fermées (et qui sont, bien entendu, orientables) qui traversent tous les termes A, non-A et - respectivement - T, situés aux différents niveaux de Réalité. Ces boucles topologiques signifient l'existence d'un flux d'informations qui traverse les niveaux. La fermeture d'une boucle symbolise l'existence d'une dynamique autoconsistante de type bootstrap : chaque niveau de Réalité est ce qu'il est parce que tous les autres niveaux de Réalité existent à la fois. L'orientation d'une boucle (qui n'est pas montrée explicitement dans le Fig. 2) signifie que le passage du flux d'information s'opère d'une manière cohérente soit par perte soit par gain d'information.

Une condition importante qui doit être respectée par notre représentation est la cohérence de l'ensemble de la Nature, cohérence si prégnante dans la physique et la cosmologie quantiques [4].Cette cohérence a deux conséquences immédiates : 1) les trois boucles fermées doivent avoir une seule et même orientation ; 2) les trois boucles doivent avoir au moins un point en commun (ce point est noté par X dans la Fig. 2).

Le schéma présenté dans la Fig. 2 peut être, bien entendu, considérablement complexifié par l'introduction de plusieurs points de contact entre les trois boucles fermées, par l'interaction entre plusieurs schémas du même type etc. Il s'agit des pistes de recherche transdisciplinaire qui seront explorées dans l'avenir. Mais d'ores et déjà ce schéma, qui traduit selon nous, l'action d'un principe ternaire de transcendance immanente [7] (nommé ainsi en nous inspirant de la terminologie de Husserl [11]) a des conséquences multiples et fécondes.

Notre schéma a des conséquences importantes sur la théorie de la représentation dans la mesure où il demande l'introduction des niveaux de représentation, en correspondance avec les niveaux de Réalité.

On peut ainsi distinguer les niveaux de représentation qui font référence à un seul et même niveau de Réalité de ceux qui demandent la considération de plusieurs niveaux de Réalité. Par exemple, quand on considère le quark comme une entité mathématique, comme un particule libre ou comme une particule confinée pour toujours à l'intérieur des hadrons, on fait appel à une représentation qui fait référence à un seul et même niveau de Réalité : le niveau quantique. En revanche, quand on représente une particule par un "quanton" on fait appel à une représentation qui relie deux niveaux différents : le niveau classique (où la particule nous apparaît soit comme onde soit comme corpuscule) et le niveau quantique (où la particule apparaît comme une entité plus riche que ses composantes classiques).

On comprend ainsi pourquoi la notion de "niveau de Réalité" est radicalement distincte de la notion de "niveau d'organisation" présente dans la pensée systémique. Les niveaux d'organisation font appel à un seul et même niveaux de Réalité. Par exemple, l'économie marxiste et la physique classique concernent, par les lois et les concepts qui y sont présents, un seul niveau de réalité - le niveau macrophysique, tandis que la transdisciplinarité, dans sa forme la plus générale, est concernée par la mise en relation de niveaux de représentation concernant différents niveaux de Réalité.

Cette mise en relation se traduit par des méta-discours qui établissent des ponts entre les différentes disciplines (voir, pour une représentation très sommaire, Fig. 3). Dans la vision transdisciplinaire ces ponts ne pourront jamais s'élargir jusqu'à engendrer une seule et unique hyper-discipline, dépositaire et propriétaire d'une fantasmatique unité de la connaissance : le projet transdisciplinaire n'est pas un projet totalisant dans la mesure où les niveaux de représentation sont nécessairement liées aux niveaux de compréhension , qui, à leur tour font appel à l'entièreté de l'être humain, par une fusion organique entre le savoir et la vie intérieure. L'introduction de niveaux de compréhension est réclamée par la structure gödelienne de la Nature et de la connaissance. En même temps, la vie intérieure de l'être humain, si longtemps négligée et bafouée dans une civilisation dominée par le mythe de l'efficacité, introduit une composante a-logique dans toute description cohérente de la Réalité. Ces trop brèves considérations donnent néanmoins une indication du fait que le projet transdisciplinaire est incompatible avec toute tentative de réduire l'être humain à une définition et de le dissoudre dans des structures formelles.

C'est précisément dans cette irréductibilité de l'être humain à une structure formelle qu'on peut comprendre la nouveauté introduite par le projet transdisciplinaire en relation avec l'espérance à l'aube du 3ème millénaire.

Les différents projets plus ou moins utopiques qui ont traversé l'histoire sont fondés sur trois types d'espérance : l'espérance du corps (conduisant à une vision particulière de la santé et du bien être), l'espérance du sentiment (conduisant à une éthique fondée sur la reconnaissance de la fragilité de l'autre) et l'espérance de la pensée (conduisant à des idéologies). Il me semble évident que l'expérience historique nous montre que l'absolutisation de ces trois types d'espérances ne peut aboutir qu'à des impasses. Notre civilisation favorise tout particulièrement l'espérance de la pensée qui a conduit aux camps de concentration et aux guerres.

Nous sommes aujourd'hui en présence d'un nouveau type d'espérance fondée, d'une part sur l'équilibre du corps, du sentiment et de la pensée et, d'autre part, sur la reconnaissance de la transcendance du sujet (qui n'est pas équivalente à une auto-transcendance, dans la mesure où cette auto-transcendance réclame toujours l'introduction d'un tiers).

L'espérance engendrée par le projet transdisciplinaire est liée à ce qui se trouve entre, à travers et au-delà des différentes disciplines, entre, à travers et au-delà des différentes cultures, entre, à travers et au-delà des différentes religions. Cette démarche a un caractère humaniste et elle est fondée sur l'esprit scientifique. C'est seulement ainsi qu'on peut comprendre les trois caractéristiques fondamentales du projet transdisciplinaire : rigueur, ouverture et tolérance .

BASARAB NICOLESCU


Références et notes


[1]Basarab Nicolescu, Une nouvelle approche scientifique, culturelle et spirituelle - La transdisciplinarité, "Passerelles", n°7, 1993.

[2]L'homme, la science et la nature - Regards transdisciplinaires, Ouvrage collectif sous la direction de Michel Cazenave et Basarab Nicolescu, Le Mail, 1994.

[3]Charte de la transdisciplinarité, adoptée par les participants au 1er Congrès Mondial de la Transdisciplinarité, Convento da Arrábida, Portugal, 2-6 novembre 1994.

[4]Basarab Nicolescu, Nous, la particule et le monde, Le Mail, 1985.

[5]Stéphane Lupasco, Le principe d'antagonisme et la logique de l'énergie (Prolégomènes à une science de la contradiction), Paris, Hermann, 1951, Collection "Actualités scientifiques et industrielles", n°1133 (réédité par les Editions du Rocher, Paris, 1987, Collection "L'esprit et la matière", avec une préface de Basarab Nicolescu).

[6]Umberto Eco, Les limites de l'interprétation, Grasset 1992.

[7]Michel Camus, Thierry Magnin, Basarab Nicolescu and Karen-Claire Voss, Levels of Representation and Levels of Reality : Towards an Ontology of Science, Proceedings of the 5th European Conference on Science and Theology, Freising, Allemagne, March 23-27, 1994 (sous presse).

[8]Basarab Nicolescu, "Levels of Complexity and Levels of Reality : Nature as Trans-Nature", in Proceedings of the Plenary Session of the Pontifical Academy of Sciences on The Emergence of Complexity in Mathematics, Physics, Chemistry and Biology, Le Vatican, 26-31 octobre 1992 (sous presse).

[9]Basarab Nicolescu, Jung et la science : histoire et perspectives d'un malentendu, "Cahiers jungiens de psychanalyse", n°80, 1994, pp. 63-80.

[10]Pour simplifier la notation, les indices de A, non-A et T correspondants au niveau de Réalité respectif ne sont pas explicitement mis dans la Fig. 2.

[11]Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1966.


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 3-4 - Mars 1995

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