M. Gobeil

la parole est à …

MADELEINE GOBEIL




Mon cher René,

C'est vrai que cet exercice qui nous est demandé est à la fois heureux et difficile car ceux qui vous connaissent et qui vous aiment pourraient parler longuement de vous.

Pour ma part j'aborderai succinctement trois thèmes qui me lient à René Berger:

René, " l'ami " ;
René, et l'UNESCO ;
René, le " passeur ".

Je pèse bien mes mots : René est mon ami. C'est une rencontre de la maturité et un dialogue qui se poursuit depuis plus de vingt ans. Pourquoi ce lien si puissant, cher René? Qu'avons-nous en commun? Sans doute une curiosité insatiable des êtres, de l'art et des découvertes de l'esprit, le goût de la liberté et de l'indépendance, quelquefois de la rébellion, l'amour du travail bien fait et de la ponctualité. Dans toutes ces rencontres, ateliers ou colloques que nous organisions ensemble ou auxquels nous participions, nous arrivions toujours cinq minutes à l'avance. Nous attendions, nous attendions, vous fulminiez René, puis nous nous mettions à causer. Et nous avons commencé ainsi cette conversation infinie qui se poursuit depuis plus de vingt ans et qui ne finit pas.

Ce qui nous unit aussi c'est la gaieté;. C'est assez rare aujourd'hui la gaieté, le goût du bonheur, cet émerveillement devant la vie.

Lorsqu'on prend connaissance de votre œuvre, René, vous dégagez une telle énergie, une telle plénitude de l'être, vous êtes celui qui " consent à la vie " selon le beau mot de Paul Claudel. Dans un siècle mortifère, René Berger s'est voulu un homme heureux et la vie le lui rend bien.

De manière plus intime cet interlocuteur, disert, intelligent qui a toujours une nouvelle réflexion dont il veut vous faire part, dans l'instant, est celui qui écoute, qui comprend les joies et les douleurs de ses proches. C'est un professeur de vie qui ne supporte pas la bassesse, la mesquinerie, la complaisance dans le malheur. Il ressemble à la merveilleuse tante de VIadimir Nabokov qui lorsqu'il se plaignait enfant lui montrait les branches d'un arbre en s'écriant - " Regarde, regarde, les arlequins ". Regarde, oui, regarde, imagine, crée, va vers la lumière.

Bien sûr, je voudrais associer, dans cet hommage à la vie, Rose-Marie Berger, qui est devenue très proche de moi au cours des dernières années et que j'aime pour sa finesse, sa perspicacité et sa voix de velours.

Parlons donc maintenant de René Berger à l'UNESCO. Bien avant que je rejoigne moi-même l'UNESCO en 1975 comme spécialiste de programme, René Berger travaillait depuis longtemps à l'échelon international. Comme Président, entre autres, de l'Association Internationale des Critiques d'Art (AICA). Son talent d'organisateur et de négociateur était reconnu par ses pairs, sans oublier, comme critique d'art, son génie pour découvrir de jeunes talents ou les peintres de l'avant-garde. A l'époque l'AICA vivait ses beaux jours. On y rencontrait Pierre Restany, Guy Weelen, Jacques Meuris, Raoul-Jean Moulin, Dan Haulica pour ne nommer que quelques grandes figures. En tant que responsable de la promotion des arts je suivais avec beaucoup d'intérêt les travaux de cette organisation.

Vers la fin des années soixante-dix j'ai commencé à avoir un dialogue nouveau avec René, qui concernait cette fois aussi bien à Vienne le " statut de l'artiste " qu'à Venise celui du " rôle des grandes biennales d'art contemporain". René nous avait éblouis par ses considérations sur le marché de l'art en nous expliquant que tout phénomène artistique n'existe pas en soi mais au sein d'un système en pleine évolution. Dès avant 1982 René Berger nous orientait vers ses découvertes sur " l'art et les nouvelles technologies " et nous commencions toute une grande série sur " l'art vidéo ". Pendant plus de onze ans nous avons travaillé à Francfort et à Cologne avec Manfred Eisenbeis et à Locarno auprès du magicien l'extraordinaire Rinaldo Bianda. René dirigeait le jury du grand Festival de Locarno et animait aussi d'importants colloques artistiques et scientifiques tous projetés vers l'avenir. Surgissent alors à Locarno comme à Cologne des personnalités comme Bill Viola, Nam Jun Païk, J.P. Fargier, Stockhaussen, Dieter Jung, Pierre Restany, Fabrizio Plessi ou Basarab Nicolescu, qui ont soutenu nos efforts. René, on le sait, était l'âme de ces rencontres, et nous est apparu comme l'homme en transition, transition vers le siècle à venir, le vecteur du futur. Celui qui dans un petit livre génial nous avait parlé de l'automobile qui depuis un siècle a changé la physionomie de notre planète, nous entraînait par les nouvelles technologies vers les mutations en cours. Il nous disait qu'une certaine idée de la réalité " telle qu'elle était depuis longtemps établie n'est plus soutenable aujourd'hui ".

Il nous irritait parfois par son obsession exclusive sur le futur. Dans " Diogène ", la revue publiée sous les auspices du Conseil International de la Philosophie et des Sciences Humaines avec l'aide de l'UNESCO, René allait jusqu'à écrire: " Les nouvelles technologies stimulées par l'électronique sont porteuses d'une révolution elle-même nouvelle. Tout se passe en effet comme si l'homo sapiens après avoir amarré son corps mortel au corps social, transmortel au moyen de symboles et de techniques qu'il a inventés au cours des millénaires, inventait aujourd'hui ou tentait d'inventer, par delà le corps social, de faire directement corps avec la technologie au moyen d'un corps technologique "… Ouf, cher René… Epargnez-nous… Y a-t-il dans votre rêve technologique un peu de place pour les siècles anciens, pour les cultures qu'on dit en développement, si éloignées aujourd'hui de votre champs d'investigation, pour ce qui se déroule dans ce siècle monstrueux qui me semble plus vous préoccuper ?

Je m'inquiète tout de même en vain. Plusieurs d'entre nous savent qu'avec vos amis de l'Ecole polytechnique de Lausanne, avec Francis Lapique et Jacqueline Dousson vous avez consacré six mois de votre vie à préparer pour Internet un programme merveilleux sur l'Egypte, le Japon, le pélérinage d'Abydos, sur les grandes conférences de Jacques-Edouard Berger, sur Sandro Boticelli, avec des photos magnifiques tirées de la collection Jacques-Edouard Berger, ce jeune mage qui nous a quittés en 1993. Ce programme rencontre déjà un grand écho dans le monde et particulièrement aux Etats-Unis d'Amérique.

Terminons cet hommage en remerciant le " passeur " que vous êtes. Avec une générosité sans pareille vous avez donné aux uns et aux autres et à l'UNESCO, tout particulièrement, vos amis, certains comme Basarab Nicolescu, ou Dan Haulica, ou encore Guy Weelen et Edgar Morin, dans la pleine maturité de leur talent, d'autres plus jeunes comme Philippe Quéau, ingénieur et philosophe de l'Institut International de l'Audiovisuel (INA), qui participent désormais à la vie de l'UNESCO. Certains y sont déjà connus et nous apportent leurs lumière. Je suis particulièrement attachée à l'idée de la transdisciplinarité que défend avec chaleur, maîtrise et intelligence notre ami Basarab Nicolescu et je lui prédis un bel avenir.

Cher René, chère Rose-Marie, nous vous aimons beaucoup.

MADELEINE GOBEIL

Directeur, Division des Arts
et de la Vie Culturelle


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 6 - Mars 1996

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