MICHEL CAMUS

Au-delà des deux cultures : la voie transdisciplinaire


Conférence au Colloque "L'art dans la science et la science dans l'art : au-delà des deux cultures",
Festival International de Théâtre de São Paulo,
25-29 octobre 1995



Comme les poètes, écrit l'astrophysicien Michel Cassé, nous soupesons l'invisible. Depuis le début du XXème siècle, la recherche scientifique fondamentale a ouvert dans l'univers visible deux univers invisibles, insoupçonnables jusque là : l'univers cosmologique le plus inaccessible et l'univers quantique le plus insondable. La lumière fossile de l'un est aussi abstraite que l'antimatière de l'autre. Deux niveaux de réalité devenus symboliques dans la mesure où leur approche échappe à toute expérience directe de nos sens. Le physicien quantique se sert d'énergies intellectuelles (elles-mêmes infiniment complexes) pour mathématiser, structurer, symboliser des phénomènes énergétiques aléatoires ou improbables, potentiels ou virtuels, ni réels ni irréels, dont la Source absolue ou la réalité ultime lui échappe. Avec la perception de la pluralité des mondes et des niveaux de réalité et de complexité croissante, le concept univoque qu'on appelait naguère "le monde", "la réalité" ou "la nature" est devenu naïvement réducteur . Naïf au sens où Hegel ne pourrait plus dire aujourd'hui : "Tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui est réel est rationnel". Nous ne sommes plus au XIXème siècle. Tout se passe maintenant comme si le chercheur se trouvait comme le poète en face d'un non-référent absolu qu'André Breton appelait "l'infracassable noyau de nuit". Toutefois, en déréalisant la réalité sensible, la physique quantique n'a pas acquis le pouvoir de la transfigurer comme le firent les Rishis du Rig Véda, poètes-voyants qui possédaient le sentiment du chant secret de l'univers et le pressentiment de l'Unité suprême de tout. Aujourd'hui, le savoir est plus que parcellarisé, il est atomisé. Nous vivons une époque apocalyptique aux deux sens extrêmes du mot apocalypse . Désintégration de toutes les valeurs, dégénérescence de toutes les religions, effondrement des derniers mythes comme le marxisme et l'eschatologie utopique de la science. La physique quantique ayant donné aux politiques l'épée de feu thermonucléaire, les hommes de science se posent des questions éthiques sans pouvoir vraiment y répondre. Les philosophes à la mode non plus, enfermés comme ils le sont, depuis vingt ou trente ans, dans leur vision névrotique de la perte du sujet. La nature de l'homme est non seulement désacralisée, mais déshumanisée, voire réifiée pour mieux l'exploiter. Ce processus dissolvant s'accompagne, en sens inverse, d'un processus intégrateur plus qualitatif, donc plus rare, ouvert à une nouvelle vision auto-initiatique de la positivité secrète du négatif et d'incarnation du métaphysique dans le physique. Comme l'écrivait Edgar Morin dans Paradigme perdu : "Ce qui meurt aujourd'hui, ce n'est pas la notion d'homme, mais une notion insulaire de l'homme, retranché de la nature et de sa propre nature". Nous y reviendrons, car cette brève citation contient en elle-même la question des deux natures de l'homme et la question essentielle de l'interdépendance universelle, autrement dit de l'intersubjectivité transcen-dantale des êtres et des choses.

Précisons qu'il n'est de sciences que les sciences dites dures, autrement dit les sciences de la nature ou de la physis au sens grec du mot, lesquelles regroupent aujourd'hui des centaines de disciplines de plus en plus insulaires dans leur spécialisation. La recherche scientifique, comme on le sait, tend à répondre à de rigoureux critères universels dits d'objectivité. Les sciences dites humaines n'ont rien de scientifique en elles-mêmes. Toute science humaine est nécessairement subjective; elle tient son autorité de l'expérience intérieure; elle s'éprouve et témoigne sans pouvoir fonder son témoignage sur des preuves expérimentales; ce qu'elle montre, elle ne peut le démontrer comme un théorème mathématique. Toute science humaine est donc moins une science qu'un art. Ainsi en va-t-il de la poésie, de la philosophie, de la psychologie, de la psychanalyse et des multiples formes de la création artistique. On se trouve ainsi en présence de deux cultures antinomiques : l'une, comme la physique quantique, en rapport avec un non-référent absolu du côté de l' Objet au sens transcendantal du mot - Objet inconnu qui, par décret de l'intellect séparateur du scientifique, est déclaré extérieur à l'homme et séparé de lui; l'autre culture en rapport avec un non-référent absolu du côté du Sujet tout aussi transcendantal - Sujet inconnu dont l'ego profane se sent exilé. Dans un cas, l'homme interroge l'univers et, interrogeant l'univers, ne peut pas ne pas s'interroger sur lui-même, sur son origine liée à l'univers et sur les interactions entre l'univers et lui-même, entre l'observateur et le phénomène observé. Dans l'autre cas, l'homme s'interroge sur la nature, le fondement, l'origine et le destin de son ipséité et, s'interrogeant sur lui-même, ne peut pas ne pas s'interroger sur l'univers dont l'homme est issu, dont il se nourrit, auquel il est relié à la vie comme à la mort. Toute l'histoire de la philosophie est une interrogation du Qui ? et du Quoi ? et de leurs rapports interactifs infiniment complexes.

On constate, depuis quelques années, une sorte d'accélération des tentatives de dialogues entre les chercheurs de vérité du "Quoi?" et les chercheurs de vérité du "Qui?", entre les scientifiques et les "littéraires", notamment entre les hommes de science et les hommes des médias (autrement dit, d'une part, entre des "initiés" à des disciplines pointues, rigoureusement incommunicables à des non-spécialistes et, d'autre part, des "profanes" qui tentent, malgré leur incompréhension fondamentale, de les vulgariser). Il en va de même entre les sciences et les traditions ésotériques qui tentent de s'inter-phagocyter comme on le voit aussi entre la science et l'art. D'où de multiples colloques internationaux sur les thèmes "Science et Conscience", "Science et Spiritualité", "Cosmologie et Poésie", "La science dans l'art et l'art dans la science", entre autres. En vérité, sauf exceptions (car il y a des scientifiques philosophes et des philosophes savants) il n'y a aucune communication plénière entre deux scientifiques spécialisés chacun dans leur propre discipline comme entre un scientifique et un non-scientifique. Il n'y a pas de langage commun entre la physique quantique et la phénoménologie transcendantale de la conscience, par exemple. D'où la nécessité pour chaque chercheur - scientifique ou non - de sortir de sa propre spécialisation pour s'ouvrir à la recherche transdisciplinaire en s'interrogeant sur ce qui fonde, traverse et dépasse toutes les disciplines. L'au-delà des deux cultures n'est potentiellement actualisable que dans la nouvelle voie globalement ouverte par Basarab Nicolescu il y a dix ans dans son essai Nous, la particule et le monde et par la fondation en 1987 du C.I.R.E.T. (Centre International d'Etudes et de Recherches Transdisciplinaires) qui réunit des chercheurs de toute discipline et de toute origine. Il existe aussi un lien entre le C.I.R.E.T. et le Centre d'Etudes Transdisciplinaires rattaché au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), limité à trois disciplines : sociologie, anthropologie et histoire. Ce lien existe en la personne d'Edgar Morin par son appartenance aux deux centres de recherches.

Les questions transdisciplinaires qui fondent, traversent et dépassent toutes les disciplines sont nécessairement les questions fondamentales que l'homme se pose dès qu'il sort de l'enfance : d'où vient-on ? qui est-on ? où va-t-on ? qu'est-ce que l'univers ? quel est le sens du Voyage ? Qu'est-ce que la vie ? Quel est le sens de la mort ? "La mort, disait Antonin Artaud, est un pli auquel on a contraint la conscience, un jour, il n'y a pas si longtemps". La question se pose de savoir comment déplier la conscience pour que sa propre essence énigmatique se révèle à elle-même. Et, surtout, comment vivre le "Qui suis-je ?" dans un espace transdisciplinaire ouvert c'est-à-dire libéré des formes religieuses institutionnelles, des idéologies spécifiques et des systèmes philosophiques ou ésotériques fermés sur eux-mêmes et séparés les uns des autres. Sur la voie transdisciplinaire, la trans-formation doit pouvoir accéder à un trans-langage qu'il est impossible de définir, mais qu'il est possible de vivre. "Je ne puis regarder comme libre un être n'ayant pas le désir de trancher en lui les liens du langage", écrivait Georges Bataille en 1946. "Car par le vent des paroles, disait Djelâl-Eddine Roumî, le chemin de la vision est couvert de poussière". Le scientifique et le philosophe se pose-t-il la question : comment sortir de la prison du langage scientifique ou philosophique ?

Il y a encore sur terre des égrégores humains habités par une conscience collective à l'état archaïque de pré-individuation. Comme les cellules d'un même corps, les êtres humains qui en font partie n'ont pas conscience d'être des individus insulaires. Parmi les menstrues de l'histoire de la conscience, l'utopie communiste est l'exemple d'un phénomène régressif par son processus entropique d'homogénéisation sociale comme si le devenir de la conscience de l'humanité pouvait se conformer au deuxième principe de la thermodynamique. A l'époque stalinienne, toute tentative hétérogénéisante était condamnée à mort ou au goulag. On sait par contre que tout excès hétérogénéisant conduit à l'anarchie. Après la mort des concepts de Dieu et de Nature, les philosophes de l'absurde ont proclamé la mort du sujet et la négation de toute transcendance. Sans doute y a-t-il là une nécessaire descente aux enfers. Comme si le regard intérieur était condamné à l'épreuve alchimique de l'oeuvre au noir pour que puisse germer, au coeur de sa mort philosophale, l'éveil de la conscience à l'immanence de son auto-transcendance. Ainsi la naissance et la mort de l'individualisme outrancier permettraient-ils le saut entre deux niveaux de perception discontinus : celui de la conscience collective aliénante à celui de la conscience transcendantale libérée de son aveuglement par la reconnaissance de son appartenance à l'infinie conscience du "Nous" transcendantal.

Par parenthèses, j'entends user et abuser du paradigme "transcendantal" au sens husserlien du mot pour indiquer qu'il s'agit d'une niveau de réalité discontinu et sans commune mesure avec ce qui est naturel ou "naïf" dirait Husserl, ou profane. Comme entre la vie et la mort, il n'y a pas de passage d'un niveau à l'autre. On n'y accède que par un saut inconcevable. Dans la même orientation, je donne au mot "conscience" un sens qui va à contre-courant des idées reçues. Dans les travaux des scientifiques, le mot "conscience" n'est jamais prononcé. A leurs yeux, la conscience n'est pas d'une autre nature que la nature de l'esprit ou du mental généré par le cerveau. Pour ne prendre que deux exemples à la fin de XIIIème siècle et au milieu du XXème siècle, Maître Ekchart et Edmund Husserl ont l'un et l'autre chargé ce mot "conscience" d'un sens expérimental initiatique ou transcendantal que peuvent percevoir en toute certitude et en toute clarté ceux qui aujourd'hui le vivent intimement. Dans cette optique, ce genre d'expérience intérieure n'est pas communicable. Je voudrais seulement suggérer une voie de recherche.

La question transdisciplinaire la plus urgente aujourd'hui pour l'homme extérieur, qu'il soit scientifique ou non, c'est la naissance ou l'émergence en lui de l' homme intérieur au sens transcendantal ou eckhartien du mot. Cette question est intemporelle; elle est grecque dans le fameux dicton "Connais-toi toi-même"; elle est soufie dans le hadith "Qui se connaît connaît son Seigneur". Elle sous-entend la nécessité de mourir à la conscience naïve (dirait Husserl) et de renaître à la conscience transcendantale. Le problème-clef, c'est que la voie spéculative, théorique ou conceptuelle est insuffisante et même inopérante pour accéder à ce processus d'auto-transformation ou d'auto-altération au sens abyssal où Raymond Abellio disait abruptement ceci : l'identité est l'altérité absolue. Le "Je est un Autre" de Rimbaud n'est pas un axiome inoffensif dès lors que cet "Autre" est infiniment autre. Reste à chacun de trouver sa propre voie opérative. La voie transdisciplinaire passe nécessairement par l'éveil de la conscience à la double transcendance du Sujet et de l'Objet, chacun de ces deux pôles inspirant son regard intérieur, le provoquant ou le crucifiant pour éveiller en lui, dirait Basarab Nicolescu, le tiers secrètement inclus dans tout "couple de contradictoires mutuellement exclusifs".

A propos des images de synthèse numériques et des mondes virtuels dont les potentialités sont encore insoupçonnables, Philippe Quéau évoque dans son essai sur Le virtuel : "l'hybridation intime entre le corps même du spectateur-acteur et l'espace virtuel dans lequel il est immergé". Mutatis mutandis, l'homme sorti de son insularité (pour en revenir à Edgar Morin) pourrait évoquer l'hybridation intime entre son corps et le corps du monde, autrement dit l'univers ou la nature. En être conscient dans un cas comme dans l'autre pose la question du regard intérieur ou du regard du regard. Les cinq sens, disait en substance Jean de la Croix, sont les prisons de l'âme. C'est ici qu'interviennent les niveaux de distanciation clairvoyante du regard à l'égard de tout phénomène, quel qu'il soit. C'est ici qu'a lieu la disparité entre le regard naïf en proie au Glauben , dirait Husserl, c'est-à-dire à la croyance dans ce qu'il perçoit, et le regard transcendantal désidentifié de ce qu'il perçoit. En la matière, l'initiation à la phénoménologie transcendantale de la conscience pratiquée par Edmund Husserl (dont la méthode revendique le statut de démarche scientifique) n'est pas la seule voie opérative, mais c'en est une. Il ne s'agit pas d'une philosophie idéaliste ou conceptuelle mais d'une "métaphysique expérimentale" dirait René Daumal. C'est une pratique auto-initiatique et auto-didactique. La clef de la phénoménologie transcendantale, c'est la réalisation effective de l'épochè ou de la réduction phénoménologique au coeur de la conscience. C'est une voie comparable à celle qu'évoque Maître Eckhart dans son Traité du détachement . Je voudrais tenter d'éclairer maintenant en quoi la phénoménologie transcendantale de la conscience chez Edmund Husserl, à la fois langage d'une expérience vécue et trans-langage, est un véritable yoga de la conscience, une voie opérative, une recherche transdisciplinaires au-delà des deux cultures antinomiques des sciences dites dures d'une part et, d'autre part, des sciences dites humaines.

Le paradoxe, c'est que la phénoménologie transcendantale de la conscience ne peut s'enseigner. Il faut la pratiquer comme le zen dans la nuit de la conscience sans savoir si l'illumination aura lieu ou non. L'aventure paraît improbable. Bien qu'elle soit d'une infinie complexité d'un pas à l'autre dans son vécu immédiat, on peut tenter d'en esquisser les grandes lignes. Le travail intérieur de la conscience, son travail de distanciation, de détachement, de purification transcendantale (selon Husserl) est orienté vers la "mise entre parenthèses" de tout ce qui n'est pas la source du regard intérieur en elle. C'est une sorte d'expérience suicidaire au feu d'une longue patience. "Il faut une pénible conversion du regard pour l'arracher, disait Husserl, aux données naturelles qui ne cessent de s'imposer à la conscience" . La "réduction phénoménologique" ou épochè est l'acte sacrificiel le plus absolu qui soit. Ce n'est pas du jour au lendemain que le regard de la conscience naturellement naïve conquiert le pouvoir de tout mettre entre parenthèses : la vision de son propre corps et son moi psychologique, les pensées et les émotions, la mémoire, l'imagination, les mots, les concepts, les idées, les objets et les contenus de conscience, bref l'être humain tout entier ainsi que tous les univers (cosmologique, quantique, cybernétique et autres), y compris tout le langage. Entreprise suicidaire? Certes. Mais patient travail de dépouillement intérieur. Et tabula rasa plus radicale que celle de Descartes. Cela paraît simple dans son principe. Mais les identifications émotionnelles et mentales sont des noeuds ligamenteux inextricables. Comment faire le "vide absolu" en soi pour réaliser l'épochè ? Chacun réalise ce "lâchez-tout" par sa propre voie, y compris parfois, pas toujours, dans l'agonie de sa dernière heure. En tout état de cause, la mise à nu de la conscience absolue est une mise à mort de la conscience naïve de soi et du monde. C'est dire que la question du "Qui?" est plus douloureuse à sonder que la question du "Quoi?" parce qu'elle engage l'homme à se transformer jusqu'à mourir à soi-même pour se délivrer de soi. "Qui ne meurt pas de n'être qu'un homme ne sera jamais qu'un homme"! disait encore Georges Bataille, car l'ipséité transcendantale de l'homme intérieur est d'une autre nature que l'ipséité psychologique de l'homme extérieur.

En réalisant effectivement la réduction phénoménologique du langage, le regard de la conscience aurait acquis le pouvoir de s'identifier au silence de sa propre source : identité infinie qui lui permettrait d'échapper à toute identification existentielle ou phénoménale. Au fond, l'opération-clé consisterait à percevoir le tout-langage dans l'éclair métaphysique d'un silencieux regard sans-langage . Bref, un état de trans-langage ou de perception directe en amont des idées et des pensées. On retrouve ici ce que le Nagual Don Juan Matus appelle la connaissance silencieuse. Ou Georges Bataille : l' acéphalité . Dans la pratique, c'est difficile parce qu'il est toujours difficile de brûler le phantasme de notre propre moi , de devenir acéphale ou de briser le miroir de notre identité. C'est la brisure de la coquille du moi qui révèle l'infiniment ouvert. Comme le dit Maître Eckhart dans son Sermon 51 : "Il faut briser la coque pour que puisse sortir ce qui est caché dedans". Ce qui est caché dedans, c'est la pierre philosophale, c'est la connaissance poétique de l'inconnaissance, c'est l'espace intérieur de l'infiniment ouvert. A l'inverse, tout système clos comme l'est le solipsisme favorise l'éléphantiasis de l'égo identifié au cogito. Chez Husserl, c'est le "Je" transcendantal qui est la source de conscience du cogito. Le cogito est un objet de conscience au même titre que le cogitatum. Notre propre esprit nous est étranger. La pensée la plus intime est un objet extérieur. Façon d'échapper à la malédiction dénoncée par Edgar Morin disant que "nous sommes possédés par les idées et les croyances que nous possédons". Le chemin de l'épochè est celui de la dépossession. Ce n'est pas un lavage de cerveau, c'est un travail de purification ontologique.

Allons plus loin. Que reste-t-il après la réduction phénoménologique ? Quel en est le " résidu " alchimique à l'intérieur de la conscience ? RIEN. "Me maintenir sans faiblir, écrivait Gurdjieff, à travers les sentiments variés, à un niveau d'actitvité intérieure d'une intensité extrême, afin de ne m'identifier à rien" . Dire "rien" est encore un mot de trop. Pour y faire allusion, il ne reste que la "vacuité sans forme" à la source du regard intérieur, une intensité vécue sans langage, une intensité impersonnelle (de "conscience intensificatrice de conscience" ) qu'il est impossible de réduire, qui, en soi, est irreliée et sans nom, mais que Husserl appelle le "Je" transcendantal. Ce n'est pas une vue de l'esprit, c'est le paradigme d'une expérience ontologique indicible. Dans la réduction phénoménologique, le " résidu " se révèle fécondité du vide, présence et non plus absence, source donatrice originaire, germe du germe, transcendance immanente au coeur de la conscience. Le nom sacré que les traditions absolutisent dans le langage de leur propre miel (l'Ayin-Soph hébraïque ou l'Atmâ védantique par exemple), la transpoésie l'appelle plus simplement le Silence du coeur . Ou, au sens le plus transcendantal, l' homme intérieur . L'intériorité transcendantale n'est pas de nature phénoménale. On ne peut l'évoquer qu'en parlant de l'intérieur infini ou de l'intériorité de l'intériorité : là où se nourrissent les racines de la conscience ab-solue au sens de dé-liée ou dés-identifiée. Si l'homme est ouvert à l'énigme de son propre Double de lumière (étranger bien entendu à tout dédoublement psychopathologique), s'il est conscient de sa double nature abyssale, il y a nécessairement en lui conscience absolue de la relativité de ses états de conscience et de connaissance. Ce principe de relativité est fondamental. Comme le disait en substance Kierkegaard, l'homme commet souvent l'erreur d'absolutiser le relatif et de relativiser l'Absolu.

Le saut dans l'inconcevable reste à faire en voyant que la réduction phénoménologique s'ouvre sur une double transcendance (immanente au double regard de la conscience tournée à la fois vers l'intérieur et vers l'extérieur) : la transcendance intérieure du Sujet et la transcendance extérieure de l'Objet, l'un et l'autre au sens de non-référent absolu, l'un comme l'autre : "infracassable noyau de nuit". Or, par illumination et par une sorte "d'inversion intensificatrice d'inversion" (selon l'expression de Raymond Abellio), le regard de la conscience transcendantale réalise que l'Objet transcendantal et le Sujet transcendantal sont une seule et même énigme. Equation fondatrice de l'intersubjectivité absolue des êtres et des choses. Equation métaphysique de l'Eveil qui n'est pas à résoudre, mais à vivre. L'expérience conduit à percevoir que l'essence de la conscience est d'une autre nature que la nature de l'esprit qui, comme la nature du cerveau et du corps fait partie de la nature de l'univers. Nous retrouvons ici la question des deux natures évoquée par Edgar Morin, mais éclairée différemment puisqu'elles cessent d'être dialogiques. S'il y a toujours inconnaissance fondamentale du "Qui ?" et du "Quoi ?", il n'y en a pas moins perception de l'Unité du "Qui ?" et du "Quoi ?" et de leur identité infinie. Certes l'Unité est inconcevable en soi, mais elle est pressentie en tant que tiers secrètement inclus dans le couple transcendantal Objet-Sujet.

L'histoire des civilisations, écrit Jung dans Ma vie , est une histoire des stades successifs de la conscience. Notre civilisation technologique s'est mondialisée : elle ne peut que périr dans l'ubris de la techno-culture et de la techno-science sans conscience si ne s'éveille pas dans ses profondeurs une nouvelle vie de la conscience ouverte à sa propre évolution transcendantale. Il s'agit de réconcilier les inconciliables : l'accomplissement intérieur et la réalisation extérieure de l'homme. La voie transdisciplinaire est potentiellement créatrice d'un nouvel art de vivre plusieurs vies à plusieurs niveaux de réalité comme à plusieurs niveaux de perception entre les deux pôles transcendantaux de l'homme intérieur et de l'homme extérieur. L'homme est double, disait Gérard de Nerval. Il est même ternaire tout en étant réunifié par le tiers secrètement inclus. La clef du paradigme perdu à retrouver d'urgence, c'est l'auto-initiation de la conscience à son auto-transcendance intérieure et, de surcroît, l'évolution possible de la conscience transcendantale de l'homme. Ne cherchons pas midi à quatorze heures : la voie transdisciplinaire c'est la recherche de la "pierre philosophale" entre guillemets à travers n'importe quelle discipline, scientifique ou non. Toutes les disciplines appartenant à l'une et à l'autre culture sont appelées à concourir à de nouvelles approches des niveaux de réalité du "Quoi ?" et des niveaux d'auto-perception du "Qui ?". Plus singu-lièrement, la voie transdisciplinaire, c'est la queste alchimique (c'est-à-dire non pas spéculative mais opérative) de l'auto-interrogation-intensification-coagulation de cette fabuleuse énigme qu'on appelle la "conscience", laquelle contient, potentiellement à la source d'elle-même, un pouvoir de transfi-guration du corps humain comme du corps du monde.

Comme l'a écrit le merveilleux écrivain argentin, Adolfo Bioy Casares dans L'invention de Morel : "Je crois que nous perdons l'immortalité parce que notre résistance à la mort n'a pas évolué ; nous insistons sur l'idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la conscience."

MICHEL CAMUS


Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études transdisciplinaires n° 7-8 - Avril 1996

sommaire précédent suivant 

Centre International de Recherches et études Transdisciplinaires
http://ciret-transdisciplinarity.org/bulletin/b7et8c7.php - Dernière mise à jour : Samedi, 20 octobre 2012 14:00:16